•  La dernière jeunesse révoltée

    La nuit d’août tombe sur les quais de la Seine. Henri Massis et Brasillach longent le Louvre, gagnent l’imprimerie de L’Action française. Vers minuit, Maurras arrive. « Il me parut lassé, écrit Brasillach, inquiet aussi devant ce qu’il prévoyait… Il murmura à mon adresse d’une voix étouffée : “Je n’ai rien à dire que vous ne sachiez…” Puis je (le) vis s’enfoncer vers les machines, l’odeur du plomb et des fumées, jusqu’au profond matin… »
     C’est ce matin-là, ce profond matin, que les troupes allemandes entrent en Pologne. Toute la nuit, H. Massis a déchiffré avec angoisse les nouvelles qui s’imprimaient sur le téléscripteur, avec un bruit de mitrailleuse. À chaque seconde il s’attendait à lire l’arrêt de mort de son pays. Vingt-cinq ans plus tôt le même petit homme brun, aux yeux de feu, décrivait dans la fameuse enquête d’Agathon une jeunesse française ardente, avide de prendre sa revanche. Barrès, Péguy, Psichari vivaient alors. Daudet vivait. Bainville vivait.
     Les pays vraiment forts, comme les êtres vraiment forts, sont ceux que leurs victoires n’affaiblissent pas. Maurras et notre temps, dont H. Massis vient de publier l’édition définitive, est l’histoire d’une nation défaite par son propre succès. À partir de 1918, la France n’en finit pas de se faire fête, de se payer du bon temps avec ses morts. Tant de sang, cela s’arrose. On boit, on danse le charleston, les années folles succèdent aux années folles, l’Allemagne paiera, la vie est belle. En même temps reparaît ce culte du gratuit propre aux époques jouisseuses et décadentes. « À quoi bon ? » est toujours le premier mot auquel on songe lorsqu’on se cède. Les hommes de l’entre-deux-guerres, gloutons fatigués, se pénètrent délicieusement de l’absurdité du monde, qui les rassure, plaide pour le néant de leur cœur et justifie toutes leurs débauches. *
     L’Action française, scandalisée, contre-attaque. Pour Maurras et ses compagnons, tout le mal vient des institutions républicaines. Soixante ans après Changarnier, ils veulent encore « liquider la gueuse ». Et c’est sans doute ce contretemps, cet anachronisme de rêveurs qui peut encore aujourd’hui le mieux nous émouvoir. La doctrine de Maurras semble surgie d’un rêve ancien, le rêve d’un écolier penché sur son livre d’Histoire de France, ébloui par les images dorées de Jeanne d’Arc, de Saint Louis, du Roi Soleil, et qui, plus tard, emploiera toute son énergie, sa rigueur, sa redoutable logique d’homme à défendre ses songes d’enfant. L’Action française est un tissu de contradictions : laïque, elle veut restaurer le catholicisme, rationaliste, elle est défendue par des romantiques. L’un de ses plus brillants supporters, H. Massis, fut un admirateur de Zola, auquel il consacra un livre. Bernanos déclare qu’il « n’est pas autrement fâché » de la mort du « bonhomme France » et du « bonhomme Renan », qui furent précisément les maîtres de Maurras. Mais il n’y a pas de souffrance qui n’entraîne quelque contradiction, qui ne soit un défi à la logique. Et les hommes de L’Action française souffrent ; la médiocrité de leur époque, en les torturant, les unit ; certains soirs, les « camelots du roi » vont même rejoindre les jeunes gens d’extrême gauche, ceux sur qui, la veille encore, ils mettaient leur point d’honneur, mais avec lesquels ils partagent au moins le dégoût de la République, de ses grands financiers et de ses petits-bourgeois.
     Qu’importent, trente ans plus tard, ces contradictions, ces erreurs de doctrine ? Je préfère des hommes qui luttent pour des idées fausses et prennent le risque de mourir pour elles, à des hommes qui ne luttent pour rien et qui mourront gras. Il y a un mot qui résume la vie de Maurras, de Léon Daudet, de Bernanos, un mot disparu, oublié avec eux : la révolte. Lorsqu’il apprit la mort d’Octave Tauxier, l’un des espoirs de l’A. F. : « On ne meurt pas ! » s’écria Maurras avec rage. Et une autre fois, à deux jeunes résignés qui lui disaient : « Rien n’a d’importance… Il faut mourir » – « Qui sait ? » H. Massis nous montre que l’œuvre de Maurras était avant tout une protestation, une révolte contre la mort. Celle de Bernanos était une révolte contre l’injustice. *
    Cette nuit d’août 1939, H. Massis, déchiffrant les nouvelles à travers le verre du téléscripteur, songea-t-il qu’elle était sa dernière nuit de l’A. F. ? Elle allait commettre sa pire erreur politique. Déjà, quelques années plus tôt, il y avait eu le scandaleux procès fait à Léon Daudet, la condamnation de l’A. F. par l’Église, l’exil de Bernanos. Quelques années plus tard, il y aurait le suicide de Drieu, l’exécution de Brasillach, la détention à vie de Maurras. Ces héros de Plutarque allaient mourir comme des personnages de Tacite.
     La France de la Libération et de l’après-guerre, nous savons ce qu’elle fut et quelles décisions sanglantes elle prit, au nom de promesses qu’elle ne tint pas. Bernanos ne put en supporter le spectacle. Bernanos lui-même, le vieux lutteur… Il préféra l’exil et gagna Tunis où, comme le roi qu’il avait tant aimé, il fut frappé d’une maladie mortelle… Dans un récent « Bloc-notes » de L’Express, François Mauriac lui reprochait sa démission : « L’indignation, le mépris, quel recours pour l’homme de lettres ! » Certes, il manquait à Bernanos l’indulgence et la souplesse qui lui auraient permis de collaborer à un journal où le plus trivial des dessinateurs caricature le Christ en croix. Sans doute péchait-il par excès de foi qui ne va pas sans orgueil. Il ne savait pas biaiser, temporiser, faire des concessions, retourner des alliances. Il ne savait que « faire face ».
     Qui, parmi nos aînés, « fait face » aujourd’hui ? Qui nous propose un autre monde, même utopique, une pensée nouvelle, même désespérée ? Depuis quinze ans, quelle voix forte s’est élevée pour nous assurer que nous n’étions pas seuls à nous scandaliser des progrès du matérialisme et de la bêtise ? En guise de doctrine, on nous a offert quelques complots. En guise d’école littéraire, une technique de la ponctuation. En guise de renaissance religieuse, des abbés psychanalystes. En guise de mystique, l’absurde, et en guise de bonheur suprême, une espèce de confort standard. Une nouvelle revue littéraire vient de naître. Elle s’appelle Médiation. Médiation ! Pourquoi pas Compromis ? Notre siècle manquait déjà de cœur. Mais aujourd’hui il y a pire : il est en train de manquer d’esprit.
     Notre jeunesse doit paraître affreusement tiède à Henri Massis, quand il évoque la sienne, ces nuits éperdues, où avec les compagnons de Maurras, il refaisait la France, ces nuits ensanglantées d’où surgissaient les troupes de choc des camelots du roi, et traversées par le rire de Léon Daudet, si retentissant que Maurras lui-même l’entendait sans prêter l’oreille. Sans doute regrette-t-il aujourd’hui cette époque qu’il dénigrait autrefois. Et nous, qui nous plaignons de la nôtre, peut-être finirons-nous aussi par la trouver douce. C’est toujours plus beau après. Dommage qu’on ne le sache jamais avant. Jeunes, nous détestons notre temps, nous brûlons de le transformer, sans prévoir qu’un jour, de nos yeux éblouis par le regret et prêts à se fermer, nous croirons enfin le voir tel que nous le rêvons. *

    "Une autre jeunesse" - Jean-René Huguenin

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  •  Le mythe de la Nouvelle Vague

    Une fille rencontre un garçon. Il lui plaît ; il a tout pour plaire. Un pli amer au coin d’une bouche maussade, des épaules un peu voûtées, alourdies par l’expérience précoce de la vanité du monde – et ses yeux désœuvrés paraissent ne s’entrouvrir qu’avec effort : il est beau. C’est le portrait robot de Maurice Ronet, d’Alain Delon, de Curd Jurgens et de Mastroianni, la réplique masculine de Brigitte Bardot, l’homme-enfant. Elle soupire et dit : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Il soupire et répond : « L’amour ?… » Ils se déshabillent un peu et s’étreignent. Ils fument une cigarette. Au bout d’un moment ils soupirent et disent : « Qu’est-ce qu’on fait ? »
     Cette image d’Épinal de l’amour moderne est inlassablement exploitée, depuis quinze ans, par les commerçants habiles du cinéma, de la presse et de la littérature, qui se moquent bien que le scandale arrive par eux, pour peu qu’ils arrivent par le scandale. Depuis quinze ans, des reporters fourbus hantent les plages du Midi, à l’affût du bain de minuit ou de la strip-tease party qui leur obtiendra les faveurs du grand patron qui leur répète, avec une sévère dignité bourgeoise : « Faites cochon. »
     Depuis quinze ans, derrière des bureaux à l’américaine, de gros vieillards couverts de téléphones, émergeant comme des demi-dieux d’un cratère de fumée de cigare, obligent des réalisateurs chétifs à faire glisser les pans des peignoirs sur les cuisses de leurs vedettes.
     Ah, ces cuisses de vedettes ! Épées de théâtre jaillies toutes dorées de leurs gaines, fièrement cambrées sur les écrans, les affiches, les magazines, les réclames, confondues en un seul arc triomphal, tel le « V » renversé de la victoire au pied duquel une génération de mâles éreintés, le cerveau plein d’obsessions louches et les moelles vides, essaient timidement de ranimer leur flamme ! « Parlez-moi du plaisir ! » gémissent-ils, comme ces enfants qui, pendant la guerre, se faisaient raconter l’histoire de l’éclair au chocolat. Pauvre chair usée, dont la nudité même ne surprend plus, n’est plus un appât. *
    Il y a quelques années, L’Express nous annonça que la jeunesse était sur le point de changer. C’était une bonne nouvelle, mais qui demeurait incertaine, et qu’on appela d’ailleurs la nouvelle vague. Franchement, je ne vois pas en quoi les films de Vadim ou de Chabrol, les romans de Françoise Sagan ou de Christiane Rochefort ont transformé les conventions à la mode depuis la guerre : le dégoût du monde, la tristesse de jouir, l’impuissance à aimer et la fatigue de vivre. Leur talent n’est pas en cause. Leur cœur, si. Du Grand Dadais aux Grandes Personnes, le héros nouvelle vague est, en général, un beau garçon à demi raté, qui trompe son ennui avec une jeune maîtresse, sa jeune maîtresse avec une vieille, allumant des passions dont il n’a pas conscience, infligeant des blessures dont il n’a pas pitié, tirant enfin, par tous les moyens, vengeance de ce dégoût qu’il a de soi, de son ennui, comme un pensionnaire de collège qui torture les mouches en cachette.
     Nos aînés ont pris ces témoignages pour argent comptant : la jeunesse est malade. Et les policiers, les sociologues, les psychiatres, les docteurs de la presse et les écrivains de messages, mobilisés et rétribués pour l’étude du mal du siècle, auscultent les jeunes, les passent à la radio, à la télévision, leur consacrent d’amères chroniques, de désespérants reportages : « Le sexe ! vous dis-je. » Le banal diagnostic de ces carabins des âmes rassure la génération vieillissante, qui reconnaît sa propre adolescence. Ces gens qui n’ont cessé de s’ennuyer se sentent rajeunis par l’ennui des jeunes.
     La nouvelle vague est un mythe. Elle ne représente pas la jeunesse d’aujourd’hui. Elle date ; elle n’a que trop duré. Ses films, ses romans se déroulent d’ailleurs presque toujours dans ces milieux mondains où l’on n’a généralement rien à dire et que les auteurs, brusquement anoblis par le succès, fréquentent avec une assiduité de parvenus. La jeunesse, la vraie, qui se passe volontiers de l’annunciatur des hebdomadaires et de ces matricules absurdes, N.V., J.V., dont la manie vient d’Amérique, éprouve envers l’amour beaucoup plus de respect qu’on ne le croit. Certes, elle atteint à peine l’âge de s’exprimer, ses exigences toutes neuves sont presque imperceptibles, elle ne domine pas encore notre époque incertaine, qui ressemble à la saison où nous sommes : ces fins ensoleillées de l’hiver où, entre les branches noires et mortes, l’air bleu tremble déjà comme en été. *
     
     Nous sommes las de l’érotisme. L’expérience personnelle que nous en faisons nous suffit. Nous n’avons pas besoin, pour désirer la tenter, d’assister à celle des autres. Non que le plaisir nous dégoûte. Simplement, de cet instrument si compliqué, si variable – la vie –, nous voudrions apprendre à jouer le mieux possible et sur des notes plus graves. Nous abandonnons sans regret la monotone petite musique de nuit, toujours recommencée, avec les mêmes froissements d’étoffe, les mêmes gémissements doux, à ces artistes de la chair qui finissent par se persuader eux-mêmes de leur propre hardiesse, et à sublimer en un généreux réalisme leur impuissance à imaginer autre chose que ce qu’ils touchent. Il n’y a plus guère que la publicité pour trouver leurs sujets osés. Et d’ailleurs, quand ces malheureux ont exhibé, à grand renfort de musique classique, leur catalogue de missionnaires du sous-vêtement, il faut bien qu’ils tirent, eux aussi, une vague morale de leur histoire ; et ils enfourchent, en général, un vieux cheval fatigué, aux flancs râpés par les blue-jeans existentialistes : l’absurde.
     Aujourd’hui, l’absurde est dépassé. C’est une notion connue, je dirai même acceptée par la jeunesse, et qui ne l’empêche plus d’aimer la vie. Et elle attache trop de prix à cet amour pour ne pas mépriser autant que l’érotisme les études scientifiques sur la sexualité que lui proposent quelques démagogues essoufflés et quelques abbés naïfs, frottés de politique et de science, qui ont renoncé à lui faire partager leur Dieu et s’imaginent flatter le sien en la félicitant de sa liberté sexuelle. Dire que c’est l’Église elle-même, ou, plutôt, une partie de l’Église, qui, pour flatter le goût du jour et se donner des émotions, telle une coquette en visite dans les bas quartiers, se décide brusquement à rendre gloire aux corps au moment même où nous redécouvrons les âmes ! Il y a quelque chose de Marie-Chantal chez ces abbés, et les histoires de Marie-Chantal ont depuis longtemps déjà cessé de nous amuser.
     Depuis la guerre, la France craint la douleur. Toute une génération élevée au chant des sirènes, accoutumée à trembler, à courber la tête devant l’uniforme allemand et à prendre les nouvelles en cachette, dégoûtée de tant de sang, assourdie par ses propres cris, anesthésiée par l’excès même de sa souffrance, s’est jetée en sanglotant dans les bras du confort et du plaisir, comme un naufrage s’abat sur le premier rivage. Qui fuit le risque de souffrir se garde avant tout de risquer d’aimer. *
     Aujourd’hui, je nous crois guéris ; les uns ont fini par trouver leur insensibilité plus douloureuse encore que toute blessure ; les plus jeunes ont à peine connu cette guerre perfide qui tuait jusqu’à ceux qu’elle feignait de laisser vivants. Mais nous conserverons toujours nos souvenirs d’horreur, et nos fils eux-mêmes en hériteront sans doute dans la mémoire de la race. La mort, au XXe siècle, est devenue vivante. Sa présence nous est pour jamais familière, mais, à la différence de nos aînés, elle ne fait plus notre désespoir. Nous le savons, nous n’avons pas une chance, tout est sur le point de nous échapper, et c’est justement notre propre précarité qui nous fait trouver si précieux ce monde qui va nous survivre. Nous sommes prêts. Le tragique remplace l’absurde.
     C’est à cette lucidité, à cette exaltation douloureuse que la jeunesse d’aujourd’hui doit sa façon d’aimer. Douée d’une conscience aiguë du temps, elle sait qu’il ne respecte pas ce qui se fait sans lui – fût-ce l’amour –, mais qu’il finit aussi, peu à peu, par l’altérer et le défaire. Douée, plus qu’aucune autre jeunesse, du sentiment de la solitude, elle a renoncé à l’illusion d’en guérir par la communion des corps. Le langage lui-même ne la rassure pas ; elle se méfie des mots – et singulièrement de ce mot amour, usé à tort et à travers, souillé, défiguré par ceux qui l’ont confondu avec le seul plaisir physique. Sans nous bercer d’espérances grandiloquentes sur les pouvoirs du cœur humain, nous nous contentons de ce qu’il peut donner : de la tendresse, quelques instants de bonheur commun, et surtout l’intuition d’une destinée mortelle, pareille à la nôtre, et dont la condition nous émerveille. Ces êtres qui nous accompagnent quelque temps, nous savons bien que leur possession absolue est impossible. Deux visages insaisissables dont la disparition est imminente et qu’il nous semble, à chaque baiser, embrasser pour la dernière fois !
     Ceux qui trouveront une telle jeunesse désabusée ne la comprendront pas. Les désabusés, ce sont les hommes de plaisir, qui se croient revenus de tout sans avoir été nulle part ; ils ne sauraient trouver de mystère à leur vie, car il n’y a pas de mystère des corps. Pour nous qui avons accepté la souffrance, et surtout cette souffrance de ne pouvoir comprendre ni réduire à rien de connu cette part secrète de la vie d’autrui, sa vie profonde, sa vie intérieure, les êtres ne perdront jamais leur mystère… À chaque instant, au contraire, ils nous apparaissent dans l’éclat terrible que leur confère le prestige de devoir mourir. *
     Mais aujourd’hui, comme autrefois, comme toujours, la jeunesse reste tout de même l’âge où le cœur se réserve. On la croit la saison de l’amour ; elle est plutôt la saison du désir de l’amour. Adorée par ceux qui ne l’ont plus et qui recherchent sur son frais visage le souvenir de leur fraîcheur perdue, trop demandée pour se donner tout à fait, trop poursuivie pour se laisser rejoindre, la jeunesse est coquette, fuyante, jalouse de sa liberté. Elle a beau désirer s’oublier pour vivre de grandes passions, au dernier moment elle échappe à ce dont elle rêvait, à peine étreinte elle se dérobe et court rejoindre le seul amant qui l’égale : le miroir de la solitude. On prend souvent pour de la pureté ce qui n’est que l’amour de soi.
     Cette coquetterie de tous les temps ne contredit pas la renaissance du romantisme dont on commence à parler aujourd’hui. Et certes, de jeunes écrivains tels que Jacques Coudol (Le Voyage d’hiver, éditions du Seuil), de jeunes philosophes comme Clément Rosset (La Philosophie tragique, PUF) peuvent nous rappeler l’inquiétude romantique – avec parfois cette légère complaisance, ces soins attentifs dont elle s’entoure elle-même… Mais c’est un romantisme vigoureux, plein d’une joie nietzschéenne. « La question n’est pas de savoir si je vaux la vie, écrit Clément Rosset. Car je vaux infiniment plus. » La mode, comme on le voit, n’est pas au désespoir.
     Nos aînés auraient donc bien tort de nous plaindre. Notre sexualité se porte à merveille ; elle se passerait fort bien de leurs études, de leurs enquêtes, de leurs abrutissants petits conseils. Je crois surtout qu’ils trouvent, dans les complexes qu’ils nous prêtent, un prétexte à s’étendre sur le sujet qui les obsède. Et ceux d’entre eux qui se déclarent coupables, qui accusent leur propre génération dans un accès de surenchère démagogique, le font, je crois, à fonds perdus. Évidemment, nous pourrions leur demander quelques comptes ; leur demander pourquoi, depuis trente ans, ils passent leur temps non seulement à faire la guerre, mais à la perdre ; et ce qu’ils ont ajouté depuis une quinzaine d’années au capital littéraire, artistique et intellectuel de la France, qui semble paraître à la plupart d’entre eux beaucoup moins important que le nombre d’aspirateurs par habitant. Mais, indifférents à de si vains procès, plus soucieux de nous affirmer que de nous plaindre, impatients d’un lendemain que nous désirons pur, nous nous hâtons vers la lumière et laissons à l’histoire le soin de faire la part de l’ombre.

    "Une autre jeunesse" - Jean-René Huguenin *

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  • La psychanalyse, une consolation

    Les catholiques intégristes sont résolument hostiles au freudisme. « La psychanalyse, comme moyen curatif, n’est pas seulement une école d’irresponsabilité, mais aussi un instrument par lequel l’homme est déshumanisé », écrit le R. P. Gemeli. La Pensée catholique mène une lutte acharnée : « Sous prétexte de science et grâce au prestige dont jouit ce qui se pare de ce grand nom, tous les voiles vont être mis en pièces, les soucis les plus élémentaires de pudeur vont être piétinés. Les hommes, par ce détour de la science, ont trouvé des moyens de profaner en paix leur propre mystère, de se jeter à la figure des expressions qui les ravalent, parce qu’elles impliquent la dégradation de leur propre mystère. Une collection de complexes ignominieux excogités par les racleurs de poubelle psychique, voilà les aimables choses dont il devient courant de parler et d’écrire… » *
    Ce que les catholiques intégristes reprochent avant tout à la psychanalyse, c’est son aspect profanatoire : elle attente au mystère de l’âme. Ils s’inspirent au fond du même principe que Freud : c’est que la conscience tue. « Une affection qui est une passion, disait déjà Spinoza, cesse d’être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte. » Mais ce pouvoir meurtrier de la conscience, dont Freud fait un élément de la santé psychique, un brasier salutaire et purificateur, une sorte d’autoclave, apparaît précisément aux catholiques intégristes comme un instrument de destruction de l’âme. Ils ont fort bien compris qu’en limitant, par la psychanalyse, le domaine de l’inconscient, on appauvrit en même temps les aliments de la sensibilité et par conséquent de la foi. Pire encore : on supprime le conflit intérieur, la lutte de la volonté contre l’instinct, du Bien contre le Mal. Le péché n’est plus qu’une maladie comme une autre, et les victimes involontaires dont il s’empare peuvent guérir en payant. La psychanalyse apparaît ainsi comme une sorte d’exorcisme laïque, qui ne menace peut-être pas l’autorité de Dieu, mais qui ridiculise le Diable. *
     Pour les catholiques, le vrai problème est là : le Diable, de nos jours, perd du terrain – ce qui est d’ailleurs, selon Baudelaire, sa façon à lui d’en gagner, puisque sa plus grande ruse « est de nous faire croire qu’il n’existe pas ». La fraction avancée des catholiques ne croit plus au Diable, dont l’arsenal maudit, flamboyant et sulfureux, lui paraît désuet, puéril et trop peu scientifique. Si elle n’a pas encore honte de croire en Dieu, c’est que Dieu se ramène plus facilement à une idée générale, abstraite et vague, et qui, par conséquent, les engage moins, les coupe moins de ce progrès et de ces lumières dont ils sont si vains. Aux découvertes de la psychanalyse, ceux-là applaudissent à tout rompre. Emportés par leur naïf élan, ravis d’utiliser quelques mots savants et de caresser du bout des doigts, mine de rien, le vieil arbre de science qui excite d’autant plus leur gourmandise qu’il effraie moins leur conscience assoupie, ils finissent par déclarer que « la guerre sainte donna un exutoire aux passions refoulées » ou, comme un critique d’Ecclésia à propos de l’évolution religieuse des adolescents, que « la confidence renseigne plus que la confession, laquelle réveille souvent des sentiments de culpabilité ». C’est trop de douceur. En somme, il faut éviter que les chérubins se sentent coupables des péchés dont ils s’accusent. *
     Entre les intégristes et les progressistes, l’Église officielle, prudente, embarrassée, balance. En 1953, le pape prend position ; il donne à la psychanalyse sa « charte catholique », non sans faire trois importantes réserves : l’Église admet que le sentiment de culpabilité peut devenir « irraisonné, maladif », et qu’il relève alors de la compétence psychanalytique ; « mais… il est sûr que la culpabilité réelle, aucun traitement purement psychologique ne la guérira » : la confession garde ainsi ses droits. D’autre part, le pape insiste sur « la sauvegarde des secrets que met en danger l’utilisation de la psychanalyse ». La dernière réserve porte sur les « troubles sexuels », et sur le principe de « leur évocation à la conscience » qui « ne vaut pas si on le généralise sans discernement ».
     Ainsi, une fois de plus, catholiques et marxistes se retrouvent. Ils s’inclinent devant l’efficacité médicale du freudisme, tout en refusant sa conception de l’homme. À vrai dire, ils ont, sans doute, exagéré l’importance et les dangers de la psychanalyse. Ce qui mérite notre inquiétude, ce ne sont pas tant ses principes et ses méthodes que les raisons de son succès. Elle comble un vide. Elle répond à un besoin accru et douloureux de communication, de consolation, d’absolution. L’homme d’aujourd’hui serait-il plus seul, plus triste, plus coupable que jamais ?

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin *

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  • La psychanalyse, une consolation

    La psychanalyse est d’autre part un produit de la culture bourgeoise, et plus précisément de la civilisation américaine, dont elle « sert admirablement l’armement idéologique ». Voilà le point crucial, la clé du conflit : les marxistes n’ignorent pas que la faiblesse de l’Occident moderne est de n’avoir pas su rajeunir ou renouveler l’idéal collectif. La démocratie classique multiplie les concessions, se suicide peu à peu, tend les bras à la dictature pour faire face aux exigences de notre temps ; l’individualisme libéral a cessé d’être une mystique, à mesure qu’il se confondait avec le matérialisme bourgeois : chacun pour ses poches. Quant à l’Église, encore solide, ils comptent la miner patiemment en s’y infiltrant avec douceur, et il faut reconnaître que leurs têtes de pont ont déjà fait, dans certains milieux avancés, du joli travail. Mais la psychanalyse les inquiète. C’est une fâcheuse attaque de diversion. Elle risque de détourner le travailleur de ce qui devrait être son objectif unique : la victoire du prolétariat ; de le persuader que la cause de ses maux n’est pas dans la structure vicieuse de la société, mais dans celle de sa conscience, et qu’enfin il peut fort bien guérir de sa misère sans rien changer à l’ordre établi. « Elle (la psychanalyse) revient maintenant – après la guerre – (des États-Unis) par le canal qui soutient le mode de vie américain, écrit La Nouvelle Critique. Les forces de progrès et de paix se sont trouvées tenues de s’inquiéter d’une telle situation, de rechercher dans quelle mesure se développait, sous le couvert d’une activité prétendue scientifique, une idéologie impliquant des fins plus ou moins avouées de conservation et de régression sociale. » Les marxistes sont d’autant plus inquiets que la psychanalyse, si elle ne concourt pas encore « au soutien du manœuvre léger », a commencé à se répandre dans les milieux populaires, parmi ces êtres qui ont toujours été les plus vulnérables aux illusions, les plus prompts à se jeter sur n’importe quel mirage de consolation, et aussi les plus dangereux véhicules de toute propagande : les femmes. Les hebdomadaires à grand tirage, la presse du cœur, les courriers du cœur, jettent le poison d’une foi rivale dans l’âme de leurs propres fidèles. « Cette place essentielle, accordée à la psychanalyse dans la propagande réactionnaire destinée aux femmes ne doit pas nous surprendre. » Elle ne les surprend pas, mais elle les gêne.
     En dernier lieu, la psychanalyse est accusée d’être une technique de perversion : « L’érotisme y prend figure de phénomène scientifique et les mœurs anormales et dépravées y sont décrites en toute objectivité », lit-on en 1951 dans La Nouvelle Critique. Et L’Humanité dénonce « l’invasion qui commence du sordide, du malsain ». Il est curieux de voir s’éveiller ainsi une « morale de gauche », de nouveau en parfait accord avec la morale catholique. *
     1955 : le vent tourne ; c’est la détente, la reprise des négociations Est-Ouest. Brusquement – étrange coïncidence – la psychanalyse rentre en grâce. « Freud a 100 ans, écrit La Raison en 1957. Rendons hommage au chercheur génial et scrupuleux, à l’observateur perspicace et prudent, au clinicien avisé, à l’homme généreux et honnête. Mais, pour nous, ce centenaire n’est pas uniquement le prétexte à de stériles effusions. C’est l’occasion d’un bilan. Non pas celle d’une “déchirante révision” de nos positions, mais d’un effort de réflexion approfondie sur ce phénomène complexe et contradictoire qu’est la psychanalyse. Elle a conquis tous les domaines. Elle est dans le ciel équivoque des idées, mais aussi sur le terrain inébranlable de la clinique. Elle a acquis droit de cité dans la science ; elle est la seule psychothérapie qui s’inspire d’une doctrine et possède une technique. » Il y a beaucoup de courage dans ce retour sur soi-même. Voilà la « philosophie de boudoir » qui reçoit, par la bouche de ses détracteurs, « droit de cité dans la science ». Quelle école d’humilité que le marxisme ! Avec quel embarras, quelle touchante gaucherie ses défenseurs essaient-ils de justifier leur revirement, et de fonder, grâce à des artifices de logique désespérés, la cohérence de leur doctrine sur les contradictions de leurs jugements ! « Il apparaît donc qu’il y a des conditions politiques de notre critique », avoue dans La Raison, sur le ton ingénu de la découverte, un écrivain marxiste. « On pourra alors nous accuser d’être des opportunistes, s’empresse-t-il d’ajouter, et de juger en fonction d’impératifs politiques immédiats. » En effet. « Mais c’est là une erreur d’optique à la fois grave et ridicule, car elle consiste à nous attribuer un mode de pensée qui est précisément celui de nos adversaires. » Il faut vraiment être à court d’arguments pour se contenter d’une défense aussi puérile.
     Le problème, pour les marxistes, est donc aujourd’hui de reconnaître les vertus thérapeutiques de la psychanalyse tout en refusant ses postulats philosophiques. C’est devant la même nécessité ingrate que se trouvent placés les catholiques. Mais, parce qu’ils sont relativement plus libres de leurs opinions, ils sont aussi plus divisés. *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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  •  L'amour chrétien

    Pauvre grande Église catholique, dont un sociologue prussien et un psychiatre viennois ont réussi à ébranler, en un siècle, les fondations millénaires ! Au lieu d’accueillir le monde d’aujourd’hui avec sa maternelle sérénité d’autrefois, brusquement affolée par le marxisme, la psychanalyse et les fusées interplanétaires, la voici qui se jette, avec des siècles de retard et des ruses maladroites, dans la course au progrès. Grâce aux laborieuses initiatives de ses abbés les plus zélés, telles ces coquettes vieillies et délaissées, qui changent de fard, de parfum, de visage selon la mode et minaudent comme des jeunes filles, la voici agenouillée devant la science, ramassant les miettes de sociologie et de neurophysiologie que laisse tomber sa jeune rivale. *
     Et pourtant, qui l’a forcée dans son saint repaire ? Qui lui a disputé le monopole des âmes ? Les âmes ! C’est un mot qu’on n’a guère l’occasion de lire sous la plume des abbés Oraison et Lestapis. Et sans doute est-ce un mot bien démodé, trop imprécis, trop peu scientifique pour eux et leurs lecteurs. Un mot choquant et dangereux, qui contredirait les magnifiques efforts de l’Église pour s’adapter au monde moderne. Mieux vaut parler de réflexes affectifs plutôt que d’âme, et de sexualité plutôt que d’amour. D’ailleurs l’amour romantique, nous rappelle Yvon Bres dans Esprit, « est une des causes les plus fréquentes d’impuissance, d’homosexualité, de suicide ». Et il propose de substituer au terme amour celui de « sympathie sexuelle », dont il veut bien nous donner la définition précise : « … un domaine qui n’est ni au-delà de l’éthique ni exactement en deçà, mais un peu à côté, sans pour autant être secondaire ». Probablement informé de cette invention, le révérend père de Lestapis en tire dans son style personnel la superbe conclusion : « Si c’est cela qu’on réclamait il y a quelques années, lorsqu’une grande revue titrait un de ses numéros “L’amour est à réinventer”, on peut affirmer qu’à présent la chose est faite. »
     Nous voilà tous rassérénés, mon père ; et, dans le bonheur étourdi que nous donne votre certitude, nous voulons bien oublier avec vous qu’un poète du XIXe siècle que vous ne lisez pas, Rimbaud, avait écrit cette phrase immense et satanique avant les revues que vous lisez. *
     
     Il faut rendre justice à Esprit. Quelques articles remarquables, comme ceux de Michel Deguy ou de Menite Grégoire, ne partagent pas cet optimisme aberrant. Ils ne trouvent pas dans ce défoulement érotique l’illusion qu’un nouvel amour est né.
     Loin de renaître, il me semble que l’amour s’éteint, s’enfonce, étouffe au fond de nous-mêmes. Le beau courage de consacrer un numéro spécial à la sexualité après le Crapouillot, le Reader’s Digest, Cinémonde et Guérir ! Aujourd’hui l’entreprise hardie, insensée, mais peut-être enfin libératrice, ce serait de parler d’amour. N’en déplaise aux philosophes, aux psychiatres et aux révérends pères, notre époque est justement la plus refoulée de toutes. Les tabous, les interdits qui encombraient la vie sexuelle de nos ancêtres disparaissaient au moins dans la nuit des alcôves, derrière les baldaquins à fleurs ; les interdits qui pèsent aujourd’hui sur l’amour, nul moment, nul regard ne les lève. Nous sommes peut-être défoulés, les femmes nues ne nous font plus peur, chacun accomplit ses devoirs sexuels d’un corps égal et tranquille. Mais quel bonheur devons-nous à ce bel équilibre ? D’où vient cette angoisse, cette fatigue de vivre, chaque année plus présente dans les livres, les films et sur les visages inconnus que nous croisons ? Il faut en avertir les collaborateurs d’Esprit : je ne crois pas que ma génération, je ne crois pas que la jeunesse les suive. Elle commence à être lasse de cette civilisation sans mystère qui prétend lui donner réponse à tout et lui apprendre à ne croire qu’à ce qui se voit, se touche ou se compte. Elle est lasse de posséder si facilement des corps et de perdre, par cette facilité même, l’espoir d’une jouissance plus délicate, qu’elle n’ose pas appeler l’amour. Elle est lasse de ne sentir battre son cœur qu’une trentaine de secondes, sur un lit à peine froissé, le soir même de la première rencontre ; ces trente secondes ne lui paraissent pas mériter un numéro spécial, M. l’abbé Oraison, et dans le secret de son cœur déchiré, méconnu, elle rêve de béatitudes plus durables. Elle est lasse de cette complicité des philosophes, des psychiatres, des révérends pères et autres savants, et autres malins pour prévenir ses folies, étouffer ses rêves et lui fabriquer une belle conscience raisonnable et stérile. Elle méprise le monde que vous avez fait et les raisons que vous lui avez données de désirer mourir.

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin *

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