• I - CONTRE L"INDIFFERENCE (7)La dernière jeunesse révoltée

     La dernière jeunesse révoltée

    La nuit d’août tombe sur les quais de la Seine. Henri Massis et Brasillach longent le Louvre, gagnent l’imprimerie de L’Action française. Vers minuit, Maurras arrive. « Il me parut lassé, écrit Brasillach, inquiet aussi devant ce qu’il prévoyait… Il murmura à mon adresse d’une voix étouffée : “Je n’ai rien à dire que vous ne sachiez…” Puis je (le) vis s’enfoncer vers les machines, l’odeur du plomb et des fumées, jusqu’au profond matin… »
     C’est ce matin-là, ce profond matin, que les troupes allemandes entrent en Pologne. Toute la nuit, H. Massis a déchiffré avec angoisse les nouvelles qui s’imprimaient sur le téléscripteur, avec un bruit de mitrailleuse. À chaque seconde il s’attendait à lire l’arrêt de mort de son pays. Vingt-cinq ans plus tôt le même petit homme brun, aux yeux de feu, décrivait dans la fameuse enquête d’Agathon une jeunesse française ardente, avide de prendre sa revanche. Barrès, Péguy, Psichari vivaient alors. Daudet vivait. Bainville vivait.
     Les pays vraiment forts, comme les êtres vraiment forts, sont ceux que leurs victoires n’affaiblissent pas. Maurras et notre temps, dont H. Massis vient de publier l’édition définitive, est l’histoire d’une nation défaite par son propre succès. À partir de 1918, la France n’en finit pas de se faire fête, de se payer du bon temps avec ses morts. Tant de sang, cela s’arrose. On boit, on danse le charleston, les années folles succèdent aux années folles, l’Allemagne paiera, la vie est belle. En même temps reparaît ce culte du gratuit propre aux époques jouisseuses et décadentes. « À quoi bon ? » est toujours le premier mot auquel on songe lorsqu’on se cède. Les hommes de l’entre-deux-guerres, gloutons fatigués, se pénètrent délicieusement de l’absurdité du monde, qui les rassure, plaide pour le néant de leur cœur et justifie toutes leurs débauches. *
     L’Action française, scandalisée, contre-attaque. Pour Maurras et ses compagnons, tout le mal vient des institutions républicaines. Soixante ans après Changarnier, ils veulent encore « liquider la gueuse ». Et c’est sans doute ce contretemps, cet anachronisme de rêveurs qui peut encore aujourd’hui le mieux nous émouvoir. La doctrine de Maurras semble surgie d’un rêve ancien, le rêve d’un écolier penché sur son livre d’Histoire de France, ébloui par les images dorées de Jeanne d’Arc, de Saint Louis, du Roi Soleil, et qui, plus tard, emploiera toute son énergie, sa rigueur, sa redoutable logique d’homme à défendre ses songes d’enfant. L’Action française est un tissu de contradictions : laïque, elle veut restaurer le catholicisme, rationaliste, elle est défendue par des romantiques. L’un de ses plus brillants supporters, H. Massis, fut un admirateur de Zola, auquel il consacra un livre. Bernanos déclare qu’il « n’est pas autrement fâché » de la mort du « bonhomme France » et du « bonhomme Renan », qui furent précisément les maîtres de Maurras. Mais il n’y a pas de souffrance qui n’entraîne quelque contradiction, qui ne soit un défi à la logique. Et les hommes de L’Action française souffrent ; la médiocrité de leur époque, en les torturant, les unit ; certains soirs, les « camelots du roi » vont même rejoindre les jeunes gens d’extrême gauche, ceux sur qui, la veille encore, ils mettaient leur point d’honneur, mais avec lesquels ils partagent au moins le dégoût de la République, de ses grands financiers et de ses petits-bourgeois.
     Qu’importent, trente ans plus tard, ces contradictions, ces erreurs de doctrine ? Je préfère des hommes qui luttent pour des idées fausses et prennent le risque de mourir pour elles, à des hommes qui ne luttent pour rien et qui mourront gras. Il y a un mot qui résume la vie de Maurras, de Léon Daudet, de Bernanos, un mot disparu, oublié avec eux : la révolte. Lorsqu’il apprit la mort d’Octave Tauxier, l’un des espoirs de l’A. F. : « On ne meurt pas ! » s’écria Maurras avec rage. Et une autre fois, à deux jeunes résignés qui lui disaient : « Rien n’a d’importance… Il faut mourir » – « Qui sait ? » H. Massis nous montre que l’œuvre de Maurras était avant tout une protestation, une révolte contre la mort. Celle de Bernanos était une révolte contre l’injustice. *
    Cette nuit d’août 1939, H. Massis, déchiffrant les nouvelles à travers le verre du téléscripteur, songea-t-il qu’elle était sa dernière nuit de l’A. F. ? Elle allait commettre sa pire erreur politique. Déjà, quelques années plus tôt, il y avait eu le scandaleux procès fait à Léon Daudet, la condamnation de l’A. F. par l’Église, l’exil de Bernanos. Quelques années plus tard, il y aurait le suicide de Drieu, l’exécution de Brasillach, la détention à vie de Maurras. Ces héros de Plutarque allaient mourir comme des personnages de Tacite.
     La France de la Libération et de l’après-guerre, nous savons ce qu’elle fut et quelles décisions sanglantes elle prit, au nom de promesses qu’elle ne tint pas. Bernanos ne put en supporter le spectacle. Bernanos lui-même, le vieux lutteur… Il préféra l’exil et gagna Tunis où, comme le roi qu’il avait tant aimé, il fut frappé d’une maladie mortelle… Dans un récent « Bloc-notes » de L’Express, François Mauriac lui reprochait sa démission : « L’indignation, le mépris, quel recours pour l’homme de lettres ! » Certes, il manquait à Bernanos l’indulgence et la souplesse qui lui auraient permis de collaborer à un journal où le plus trivial des dessinateurs caricature le Christ en croix. Sans doute péchait-il par excès de foi qui ne va pas sans orgueil. Il ne savait pas biaiser, temporiser, faire des concessions, retourner des alliances. Il ne savait que « faire face ».
     Qui, parmi nos aînés, « fait face » aujourd’hui ? Qui nous propose un autre monde, même utopique, une pensée nouvelle, même désespérée ? Depuis quinze ans, quelle voix forte s’est élevée pour nous assurer que nous n’étions pas seuls à nous scandaliser des progrès du matérialisme et de la bêtise ? En guise de doctrine, on nous a offert quelques complots. En guise d’école littéraire, une technique de la ponctuation. En guise de renaissance religieuse, des abbés psychanalystes. En guise de mystique, l’absurde, et en guise de bonheur suprême, une espèce de confort standard. Une nouvelle revue littéraire vient de naître. Elle s’appelle Médiation. Médiation ! Pourquoi pas Compromis ? Notre siècle manquait déjà de cœur. Mais aujourd’hui il y a pire : il est en train de manquer d’esprit.
     Notre jeunesse doit paraître affreusement tiède à Henri Massis, quand il évoque la sienne, ces nuits éperdues, où avec les compagnons de Maurras, il refaisait la France, ces nuits ensanglantées d’où surgissaient les troupes de choc des camelots du roi, et traversées par le rire de Léon Daudet, si retentissant que Maurras lui-même l’entendait sans prêter l’oreille. Sans doute regrette-t-il aujourd’hui cette époque qu’il dénigrait autrefois. Et nous, qui nous plaignons de la nôtre, peut-être finirons-nous aussi par la trouver douce. C’est toujours plus beau après. Dommage qu’on ne le sache jamais avant. Jeunes, nous détestons notre temps, nous brûlons de le transformer, sans prévoir qu’un jour, de nos yeux éblouis par le regret et prêts à se fermer, nous croirons enfin le voir tel que nous le rêvons. *

    "Une autre jeunesse" - Jean-René Huguenin

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