• Il porte en lui une idée de la passion que sa passion même ne saurait satisfaire. Il voudrait aimer encore plus, encore mieux, et tout en chantant sa joie d’être amoureux, il continue de prier pour le devenir.
     – Mais mon enfant, dit Aragon en souriant, l’amour en est encore au stade de l’alchimie.
     Tout au plus, s’est-il un peu précisé, depuis le XIIe siècle, où on l’a inventé.
     – La littérature moderne, le cinéma semblent surtout s’intéresser à son aspect sexuel.
     – Et vous trouvez cela nouveau ? La sexualité me paraît au contraire la chose la plus banale de la littérature contemporaine.
     Aragon pose sur la table un grand cimeterre d’ivoire avec lequel il jouait et, penchant un visage souriant, il ajoute de sa belle voix moqueuse :
     – Mais comme vous le savez, je ne suis pas contre la banalité… Évidemment, l’amour n’est pas réductible à la simple volupté. Vous devez deviner que son caractère de « sentiment » m’intéresse beaucoup plus.
     – Dans J’abats mon jeu, vous écrivez que la plupart des grands démocrates, de Saint-Just à Lénine, ont été de grands amoureux. Pourquoi ?
     – Parce qu’une conception juste et forte de l’amour implique des vues particulières sur l’organisation des hommes, sur leur nature, sur leurs exigences. L’amour entaché du malheur des autres n’est plus l’amour.
     Un coup de tonnerre, une rafale de pluie contre les vitres : dans la lumière blanche de l’orage, les reliures des livres qui tapissent les murs luisent. Mais déjà, au fond de la pièce, la statue en bois rouge d’un guerrier de la Nouvelle-Irlande dévoré par un oiseau s’enfonce dans l’ombre. Je songe à l’admirable tombée de la nuit du Paysan de Paris : « La nuit a des sifflets et des lacs de lueur. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un quartier de bœuf au poing d’or des cités… Ici commence une région d’éclipse. Ce bruit de chaînes qui tombent, au premier pas, vers le cœur du jardin ! » La lampe éclaire maintenant le beau front à la fois bistre et pâle, argente les yeux, au-dessous desquels passe l’ombre circulaire de l’abat-jour. D’où vient, de ce visage, la tension mystérieuse, le pesant et profond souci ? Il ressemble à celui des hommes qui vivent dans la familiarité de la souffrance – les grands malades, les grands médecins – et qui réapprennent chaque jour à dominer non plus leur émotion, mais cette impuissance définitive à la livrer tout à fait, à la faire partager, comprendre – et qui donne à leurs traits tant de bonté, d’amertume, d’indifférence et de solitude. Aragon s’oublie-t-il parfois ? Quelles sont ses distractions ?
     – Distractions ? J’avoue que je ne comprends pas ce mot… Ah ! si… J’aime travailler dans mon jardin.
     Il y travaille fort bien : dans sa propriété de Saint-Arnoult-en-Yvelines les pelouses sont rasées de frais et semées de roses. Les deux bras d’une rivière enlacent le parc. Dans le living-room où, le lendemain, Aragon poursuit ses confidences auprès d’un feu de bois, on entend roucouler des tourterelles.
     – Elles adorent faire des enfants, m’explique Aragon. Nous avons beau distribuer des petits tourtereaux à tous nos amis, elles vont encore plus vite à les faire. Je vais vous montrer mon opéra.
     Il gravit un escalier au haut duquel une porte semble donner sur le vide – et disparaît. Quelques instants plus tard, un bruit de Niagara. Aragon redescend, démonte un panneau de bois circulaire, lové dans le mur ; une vitre apparaît, et derrière cette vitre une formidable cascade d’eau blanche. C’est ainsi qu’Aragon, à ses moments perdus, détourne le cours des rivières : l’eau s’écoule par un canal souterrain et rejoint un peu plus loin le cours principal.
     – Hollywood, me dit Aragon – que je complimentais sur ce spectacle « hollywoodien » – n’est pas à mes yeux un mot péjoratif. La « civilisation de Hollywood » a apporté des choses tout à fait précieuses.
     – Vous n’avez jamais parlé de la littérature américaine : qu’en pensez-vous ?
     – Que vous n’avez pas lu tout ce que j’ai écrit – heureusement pour vous, mon enfant. J’ai été de ceux qui ont introduit la jeune littérature américaine dans les années vingt. J’ai beaucoup plus fait pour elle que pour la littérature chinoise… En fait, même s’il y a un « langage » américain, je ne sépare pas la littérature américaine de la littérature anglaise. C’est même la poésie anglaise que je préfère – et particulièrement Keats.
     – Quels sont les écrivains américains que vous préférez ?
     – En 1939, j’ai été invité à un congrès littéraire aux États-Unis. J’ai commencé mon discours en déclarant que je voulais saluer un très grand romancier, présent dans la salle. Chacun, bien sûr, attendait son nom – sauf peut-être Dashiell Hammett. Dashiell Hammett est un de ces écrivains « en marge » (il a été détective privé, puis il a fait des scénarios pour Hollywood) qui ont souvent écrit les meilleures œuvres de la littérature américaine, mais qui n’ont été reconnus au début qu’à l’étranger. C’est le cas d’Edgar Poe, de Mark Twain, de Jack London, de Melville. Cette caractéristique d’être « en marge » est peut-être la chose la plus précieuse que l’Amérique ait jamais apportée. Il est regrettable, à mon avis, qu’elle se constitue depuis trente ans une grande littérature classique contemporaine. Ce n’est pas, je crois, sa destinée naturelle.
     
     – Vous parlez longuement, dans J’abats mon jeu, du « réalisme socialiste ». Pouvez-vous le définir à nouveau ?
     – Je suis responsable de l’introduction du concept de « réalisme socialiste » en France, mais on s’en fait une idée schématique – que l’on soit pour ou contre. Ce n’est pas un corps de doctrine, mais une tendance évolutive. Ce « réalisme » est basé sur un travail scientifique de l’écrivain.
     – Celui que vous avez fait dans Les Communistes, par exemple, ou dans La Semaine sainte ?
     – Si vous voulez.
     – Un écrivain comme Alain Robbe-Grillet ne fait-il pas, lui aussi, cet effort scientifique ?
     – Oui, mais il ne s’agit plus de réalisme ; c’est du naturalisme. Robbe-Grillet a écrit quelque part qu’il décrirait volontiers un escalier, mais se moquait d’où il venait et où il allait. Pourquoi décrire la réalité si c’est pour se borner à la réalité ! Elle n’est que la matière de l’art ; l’écrivain doit lui donner un sens : c’est là qu’intervient l’aspect « socialiste » de mon réalisme.
     – Vous avez écrit dans un article que l’art du roman était « l’art de savoir mentir ». Cela ne contredit-il pas le réalisme ?
     – Le réalisme n’est pas la photographie. Le mensonge est un moyen social de dire ce qui ne pourrait être dit autrement. Si vous voulez, l’art réaliste c’est le mensonge au service de la vérité – contrairement à ce que la plupart des gens croient.
     
     Peu d’hôtes reçoivent avec autant de grâce et de courtoisie qu’Aragon. Il a tenu à me montrer ses livres (plus de vingt mille volumes), ses tableaux (Lurçat, Matisse, Picasso, Fernand Léger), la pièce d’eau de son jardin (des poissons rouges), et sa collection de médaillons. Des photographies d’Elsa, des portraits d’Elsa – par Matisse – ornent son cabinet de travail.
     – Quels sont vos rapports littéraires avec Elsa Triolet ?
     – Elsa n’est pas influençable. Moi, si. Infiniment. Évidemment nous nous montrons tout ce que nous écrivons – ce qui flatte mon snobisme, puisque je connais les livres d’Elsa avant les autres…
     Aragon, qui aime beaucoup lire à voix haute, me lit la préface qu’il a consacrée à un livre qui paraîtra prochainement chez Gallimard : Elsa Triolet choisie par Aragon. « Sans elle, je me serais tu… »
     – Quand écrivez-vous ?
     – Quand je peux. Quand on m’en laisse le temps. J’essaie de prendre des décisions draconiennes pour me libérer, mais je suis faible. J’écris aux heures que je vole au reste de ma vie – au petit matin, ou tard dans la nuit.
     – Ne regrettez-vous pas de les voler peut-être au bonheur ?
     – Non, parce que je n’écris jamais que pressé par la nécessité intérieure, impérieuse, d’écrire. C’est pour moi la seule solution à certains problèmes – non pas une question de vie, mais de survie.
     La nuit, de nouveau, tomba. Debout dans le jardin, près de la porte du salon. Aragon me regarda partir. La lumière d’une lanterne accrochée au mur tombait droit sur lui : il n’avait pas d’ombre. Absolument immobile, immobile et seul, « les bras baissés, les mains vides », il semblait regarder quelque chose d’invisible. Peut-être était-ce l’horizon de cet avenir qu’il aurait voulu sans horizon, sans fin, qu’il a tant aimé, et qu’aujourd’hui il veut aimer encore, même s’il se confond avec la mort ? Peut-être Aragon songeait-il douloureusement qu’un jour il lui faudrait quitter Aragon. Quel grand amoureux ne fut aussi un amoureux de soi ? Immobile et seul dans la lumière, sur le seuil de sa porte, il semblait répéter, avant de disparaître, ces quatre derniers vers des Poètes :
     
         « Je vous laisse à mon tour comme le danseur qui se lève une dernière fois
         Ne lui reprochez pas dans ses yeux s’il trahit déjà ce qu’il porte en lui d’ombre
         Je ne peux plus vous faire d’autres cadeaux que ceux de cette lumière sombre
         Hommes de demain, soufflez sur les charbons. À vous de dire ce que je vois. »

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  •  


     Il pleut. Une pluie immobile et presque invisible, une brume, pareille à la fumée qui obscurcit le restaurant – Anne de Beaujeu – où, d’un instant à l’autre, « ils » peuvent surgir : un surréaliste, un homme politique, un poète, un directeur de journal et un romancier. Tous s’appellent Aragon.
     En l’attendant, je lis son dernier recueil, Les Poètes, qu’il vient de publier chez Gallimard.
     « Combien cela fait-il de jours que je l’attends
     Combien d’hivers et de printemps cela fait-il ?… »

     Cela ne faisait que dix minutes lorsqu’il est entré. Ses épais cheveux blancs sont maintenant coupés en brosse, mais je reconnais le bleu roux et glacé de ses yeux, sa distraite élégance, et sous le teint mat de son visage, une pâleur qui trahit quelque inquiétude secrète, l’attention à quelque douleur. D’Elsa Triolet, petite et menue, je remarque surtout, bien entendu, les ardents yeux clairs, où Aragon vit « se pencher à mourir tous les désespérés ».
     Ils sont là, assis en face de moi, avec l’auréole de leurs œuvres, de leur légende, de leur amour, et leur simplicité m’intimide. Chez les êtres célèbres, nous prenons toujours pour un mystère de plus leur air de n’en pas avoir. Leur naturel paraît suspect. C’est pour mieux nous abuser qu’ils font, comme Aragon, l’apologie du potage, ou feignent d’hésiter entre le cœur de charolais et le foie de veau sous la cendre, comme ces dieux qui prennent pour nous apparaître une forme plus humaine. Aragon n’a-t-il pas parlé, dans J’abats mon jeu, d’un « merveilleux art du banal » ?
     
     – Mai oui : c’est l’art de Stendhal par opposition à Chateaubriand, c’est l’art d’Apollinaire dans sa prose, de Nodier, d’Elsa Triolet dans Bonsoir Thérèse ou Roses à crédit ; c’est l’art de tous les écrivains dont le mystère n’est aucunement réductible à des effets de style. Montherlant aussi y est parvenu – dans les trois premières pages des Célibataires… Même deux œuvres aussi différentes que Gil Blas et Le Feu se ressemblent par cet « art du banal ».
     – Le Feu d’Henri Barbusse ?
     – De qui voudriez-vous que ce soit, jeune homme ? murmure Aragon en souriant – et un instant, dans ses yeux couleur d’épée, passe une lueur railleuse, métallique. Aussitôt ses paupières s’abaissent, leur ombre attendrit son regard. « Quand nous nous promenons ensemble, Elsa et moi, je sens parfois que certain détail, certain spectacle de la rue m’a échappé, comme au théâtre lorsqu’un acteur qui aura un rôle important dans la pièce, entre, et qu’on n’y prend pas garde. Je le sens parce que je devine qu’Elsa l’a remarqué, bien qu’elle n’en parle pas. Mon snobisme est de ne pas manquer cette “entrée”. Voilà, dans la vie courante, ce que j’appelle “l’art du banal”. »
     On ne peut pas dire qu’un homme qui a – entre autres – participé au banquet de la Closerie des Lilas, qui a signé avec les surréalistes la fameuse lettre à Claudel, qui a été élu membre du comité central du Parti communiste, n’ait jamais recherché dans sa vie que le banal. La « jeune génération » doit lui sembler bien tiède, bien timide, bien méprisable. Il est vrai qu’ayant plus de déceptions derrière elle, elle a aussi moins d’espérances.
     – Et pourquoi ? dit Aragon en plissant les yeux.
     Et tandis que j’essaie de m’expliquer, son regard de plus en plus ironique semble répéter deux vers de son dernier recueil : « Et voilà que ce jeune homme s’est mis à dire des paroles qu’on entend mal et qu’il semble avoir arrangées à son goût. »
     – Il me semble que le surréalisme ou la guerre d’Espagne, le nazisme ou la révolution chinoise impliquaient des partis pris violents et passionnels. Aujourd’hui la plupart des problèmes, qu’ils soient littéraires ou politiques, se posent surtout sous leur aspect technique…
     – Vraiment ? dit Aragon. Et, se tournant vers Elsa : Ces jeunes gens, dit-il d’une voix terriblement suave, regrettent qu’il n’y ait plus de guerre où l’on puisse aller passer ses week-ends.
     Car Aragon aime l’avenir. Le regret du passé l’irrite. Il avoue que ses propres livres l’endorment « comme ces miroirs dont se servent les hypnotiseurs ».
     
     – Qu’appelez-vous « jeunes écrivains » ? me demande-t-il en dégustant un parfait au café qu’il s’est résigné à commander après avoir cherché en vain « une pâtisserie originale ». (Elsa savoure une tarte, sans paraître se soucier d’une phrase de son beau premier livre, Bonsoir Thérèse : « La nourriture du meilleur restaurant n’est jamais aussi bonne que la moindre pomme de terre chez soi, où on peut la manger assis, debout, salement. ») Les jeunes écrivains du jeune roman, poursuit Aragon, ont presque tous dans les quarante ans. Quand j’en avais vingt, Cocteau, qui en avait vingt-huit, me paraissait presque un vieillard. Je n’ai pas changé depuis. Ce sont les très jeunes écrivains qui me passionnent ; je lis systématiquement tous les premiers livres. Rien n’est plus émouvant qu’un roman dont l’auteur porte un nom inconnu. La première œuvre est, je crois, la pierre de touche du jugement critique. J’ai chez moi l’original de Han d’Islande, sans nom d’auteur, et Bug-Jargal, par l’auteur de Han d’Islande ; le premier livre d’Alphonse Daudet, et, dans un almanach, les premiers vers de Mlle Desbordes. Cela me fait rêver. Voulez-vous venir les voir ?
     L’appartement de la rue de Varenne donne sur un vaste parc dont les arbres sont restés, comme Aragon, invulnérables à l’automne. Tout y est vert, sauf la vigne vierge qui recouvre un mur mitoyen, mais dont la couleur, en cette saison, ne le trahit pas non plus.
     – Je m’intéresse à la littérature qui se fait, qui va naître… J’ai le goût de tout ce que l’on n’aime pas encore. Je ne voudrais pas être de ceux qui ont bâillé devant Stendhal. C’est la forme la plus profonde de mon snobisme.
     
     Les amoureux, prétendent les philosophes, redoutent l’avenir, lui tournent le dos, le détestent, parce qu’il les privera tôt ou tard de l’objet de leur passion. Aragon n’a pourtant jamais eu le culte du « Nevermore », il n’a jamais demandé au temps de suspendre son vol. Au contraire : « Il semble à ce qui meurt qu’un monde recommence », écrit-il dans Le Crève-Cœur ; et, célébrant les yeux d’Elsa : « Vivre n’a jamais pu me saouler de la vie. » Ce n’est pas l’amour qu’Aragon chante, c’est ce qui précède l’amour, c’est cette soif qui nous avertit tout à coup de l’imminence de sa venue, c’est l’amour de l’amour.
     « Et le vers qu’il scande
     L’amour qu’il demande
     – Le ciel le lui rende –
     Bat comme le sang. »

     Les Poètes.

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  • « Raymond brûle alors en esprit toutes les étapes entre lui et Maria : l’abîme franchi, il tient cette tête mystérieuse dans son bras droit replié, il sent sur son biceps la nuque rasée pareille à une joue de garçon ; et cette figure vient à sa rencontre, se rapproche, grossit, aussi vaine, hélas ! que sur l’écran du cinéma… Raymond s’étonne de ce que les premiers passants ne se retournent pas, ne s’aperçoivent pas de sa folie. Que nos vêtements nous cachent bien ! Il s’abat sur un banc, face à la Madeleine. Le malheur est de l’avoir revue ; il n’aurait pas fallu la revoir : toutes ses passions, depuis dix-sept ans, avaient été à son insu allumées contre Maria – comme les paysans des Landes allument le contre-feu… Mais il l’avait revue, et le feu demeurait le plus fort, se fortifiait des flammes par quoi on avait prétendu le combattre. Ses manies sensuelles, ses habitudes secrètes, cette science dans la débauche, patiemment acquise et cultivée, devenaient complices de l’incendie qui maintenant ronflait, en crépitant.
     Mets-toi en boule, se répète-t-il, ça ne durera pas ; en attendant que ce soit fini, drogue-toi ; fais la planche. Son père, lui, aura souffert pourtant jusqu’à la mort ; mais aussi quelle vie ! Le tout est de savoir si la débauche l’eût délivré de sa passion ; tout sert la passion : le jeûne l’exaspère ; l’assouvissement la fortifie ; notre vertu la tient éveillée, l’irrite, elle nous terrifie, nous fascine ; mais si nous cédons, notre lâcheté ne sera jamais à la mesure de son exigence… Ah ! forcenée ! Il aurait fallu demander à son père comment il a vécu avec ce cancer. Qu’y a-t-il au fond d’une vie vertueuse ? Quelles échappatoires ? Que peut Dieu ? » (Le Désert de l’amour).
     L’étrange est que cette soif du corps, cette ardeur de l’adolescence ait toujours survécu chez Mauriac. C’est sans doute parce qu’il l’a toujours dominée, réservant à son monde imaginaire, à ses personnages, la connaissance de ces délicieux supplices. Et même… Il me semble que les personnages qui éveillent le mieux sa tendresse, qui révèlent le mieux son talent ne sont pas des êtres d’amour mais de désir d’amour. Contraints à la solitude par leur laideur physique, comme Jean Peloueyre, par leur pauvreté, comme Mathilde Cazenave, ou par leur vieillesse, comme le docteur Courrèges et Élisabeth Gornac, ils souffrent de n’avoir pas connu l’amour. Les joies qu’il leur eût données leur paraissent d’autant plus fortes qu’elles leur échappent. Ils en épient, sur les visages des autres, les signes mystérieux qui font défaillir leur cœur inassouvi. Et de se découvrir inconsolables, ils découvrent tout à coup qu’il n’y avait rien d’autre à connaître, pas d’autre bonheur, pas d’autre façon de vivre. Nul sourire, par eux seuls dessiné, n’a levé vers eux seuls sa lumière. Nulle main ne s’est soumise aux contours de leur main ; nul regard ne s’est inquiété de leur tristesse et de leur fatigue. Ils vont mourir et ils n’auront pas été aimés, ils vont mourir dans l’ignorance.
    Ainsi songe Élisabeth Gornac, dans un jardin au bord des Landes, sous le soleil de juillet, tandis qu’à quelques pas d’elle, cachés dans les meules, le jeune Bob Lagave et Paule de La Sesque s’embrassent silencieusement.
     « Elle ne saurait exprimer ce qu’elle éprouve ; elle ne le voit pas très clairement : pour éphémère que soit tout amour, elle pressent qu’il est une évasion hors du temps ; et sans doute il faudra rentrer, tôt ou tard, dans la geôle commune, mais il reste de pouvoir dire :
     – Au moins une fois, je me suis évadé ; au moins une fois une seule fois j’ai vécu indifférent à la mort et à la vie, à la richesse et à la pauvreté, au mal et au bien, à la gloire et aux ténèbres – suspendu à un souffle ; et c’était un visage qui, paraissant et disparaissant, faisait le jour et la nuit sur ma vie. Une fois, cela seul, pour moi, a mesuré la durée : le battement régulier du sang, lorsque je me reposais sur une épaule et que mon oreille se trouvait tout contre le cou.
     Élisabeth répétait : “Ce n’est pas la même chose…” sans pouvoir s’expliquer pourquoi la mort, qui devait l’arracher à jamais à ses vignes et à ses forêts, n’aurait pas été si puissante contre son amour – l’amour qu’elle n’avait pas connu. Quoi qu’il pût leur arriver, le petit Lagave et la jeune fille auraient cet après-midi éternel. Quel silence ! Élisabeth imaginait que ce n’était pas le soleil d’août, mais ce couple muet qui suspendait le temps, engourdissait la terre. Bien que toutes ces pensées demeurassent confuses dans son esprit, elle ressentait fortement une indifférence à tout ce qui lui avait été, jusqu’à ce jour, l’unique nécessaire – un tel détachement, qu’elle eut peur :
     – Je suis malade… Mais bien sûr : c’est l’âge, peut-être… » (Destins).
     
     L’âge, la solitude : la mort. La mort, pour Mauriac, n’est pas une « idée », comme pour Malraux. Ni cette rupture brutale, tantôt horrifiante et tantôt chérie, dont la perspective obsède Bernanos. C’est plutôt une présence permanente, née avec la vie, et qui peu à peu s’étend, l’emporte lentement sur la vie. La vie : l’expérience d’une privation croissante, un irréversible mouvement de dépossession. « Être de moins en moins aimé, jusqu’à ce qu’on ne soit plus aimé » (Journal d’un homme de trente ans).
     C’est pourquoi la plupart des personnages dont Mauriac nous décrit la mort meurent seuls. Si une âme enfin vient à s’éprendre de leur misère, comme cette Noémi Péloueyre qui découvre, devant son mari mourant, qu’elle aurait pu l’aimer, il est trop tard. Jean Péloueyre a déjà atteint le stade incurable de cette maladie mauriacienne : la solitude du cœur. Et pour cette Mathilde Cazenave, qui agonise dès le début de Genitrix – en une cinquantaine de pages qui sont peut-être les plus belles de toute l’œuvre de Mauriac – la maladie physique (une fausse couche), l’infection, les frissons, la fièvre ne sont que les ombres portées du même mal profond et mortel : ne pas être aimé. Ne pas être aimé !
     « […] Une heure plus tard, la mère Cazenave fit craquer une allumette, regarda l’heure – puis fut un instant attentive, non à la nuit finissante et recueillie, mais au souffle, derrière la cloison, du fils adoré. Après un débat intérieur, elle quitta sa couche, glissa dans des savates ses pieds enflés, et, vêtue d’une robe de chambre marron, une bougie au poing, sortit de la chambre. Elle descend l’escalier, suit un corridor, traverse la steppe du vestibule. La voici en territoire ennemi : aussi doucement qu’elle monte, les marches craquent sous son poids. Alors elle s’arrête, écoute, repart. Devant la porte, elle a éteint sa bougie inutile et tend l’oreille. Le gris petit jour est dans l’escalier. Pas de plainte, ni un gémissement, mais un étrange bruit comme étouffé de castagnettes. Les dents claquent, claquent et une plainte enfin monte… Dieu seul put voir ce qu’exprimait cette tête de Méduse aux écoutes, et dont la rivale, derrière une porte, râlait. Tentation de ne pas entrer, de laisser ce qui doit être s’accomplir… La vieille hésite, s’éloigne, se ravise, tourne le loquet.
     – Qui est là ?
     – C’est moi, ma fille.
     La veilleuse n’éclaire plus la chambre, mais à travers les persiennes, une pureté glacée. Mathilde regarde son cauchemar qui avance. Alors, les dents claquantes, elle crie :
     – Laissez-moi. Je n’ai besoin de rien. C’est un peu de fièvre.
     La vieille demanda si elle voulait de la quinine :
     – Non, rien, rien que le repos, que me tourner contre le mur. Allez-vous-en.
     – À votre aise, ma fille.
     Tout est dit. Elle a fait son devoir. Elle n’a rien à se reprocher. Que les destins s’accomplissent.
     Mathilde qui, dans un geste d’exécration, avait levé les deux mains, même après la fuite de l’ennemie, les tint un instant devant ses yeux, stupéfaites qu’elles fussent violacées. Son cœur s’affolait, oiseau qu’on étouffe et dont les ailes battent plus vite, plus faiblement. Elle voulut voir de près et ne vit plus ses ongles bleus déjà…, mais, même dans un tel excès d’angoisse, elle ne crut pas à l’éternité où elle venait de pénétrer : parce qu’elle était seule au monde, Mathilde ne savait pas qu’elle était au plus extrême bord de la vie. Si elle avait été aimée, des embrassements l’eussent obligée de s’arracher à l’étreinte du monde. Elle n’eut pas à se détacher n’ayant point connu d’attachement. Aucune voix solennelle à son chevet ne prononça le nom d’un Père peut-être terrible ni ne la menaça d’une miséricorde peut-être inexorable. Aucun visage en larmes et laissé en arrière ne lui permit de mesurer sa fuite glissante vers l’Ombre. Elle eut la mort douce de ceux qui ne sont pas aimés » (Genitrix).
     Quelqu’un pourtant les aime, ces voyageurs perdus qui meurent de soif dans le désert de l’amour. Un être qui n’abandonne jamais les délaissés, qui ne cesse d’occuper, à leur insu, les cœurs les plus vacants.
    « Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures » : le dieu de Mauriac est avant tout un Dieu d’amour. Tout au long de sa vie et de son œuvre, Dieu continue de remplir le rôle de ce père disparu, qu’il a remplacé dès l’enfance. Il est le seul qui puisse satisfaire cette soif anxieuse de protection, de tendresse et de miséricorde dont brûle le cœur toujours jeune de François Mauriac. Le vrai mystère du Christ, sa mission, la consolation qu’il apporte, c’est ce pouvoir d’aimer les moins aimables d’entre nous. La laideur et les vices que le jeune Mauriac se prêtait autrefois, au nom desquels il se jugeait repoussant, n’effrayaient pourtant pas la miséricorde divine : enfin un être à qui l’on ne pouvait rien cacher, dont rien n’affaiblissait l’amour ! C’est à lui que Mauriac, à travers tant de visages et de lecteurs, à travers ses poèmes, ses romans, ses articles, n’a cessé de désirer plaire.
     
     C’est l’ultime succès de François Mauriac, que son existence personnelle n’illustre pas sa conception de l’existence. Cette vie jusqu’au bout passionnée, lyrique, traversée de succès – 1909 : Les Mains jointes ; 1922 : Le Baiser au lépreux ; 1923 : Genitrix ; 1926 : 7e Grand Prix du roman de l’Académie pour Le Désert de l’amour ; 1932 : Le Nœud de vipères ; 1933 : l’élection à l’Académie française ; 1938 : l’entrée brillante à la Comédie-Française, avec Asmodée ; 1952 : le prix Nobel – cette vie temporelle si tendrement aimée qu’il ne néglige rien – prudence, adresse, audace – pour la réussir n’est nullement l’expérience d’un appauvrissement.
     Il ne saurait se plaindre de manquer d’amis, cet homme à qui ses romans, puis son Bloc-notes, ont valu tant de lettres, tant de marques de confiance. Qu’importe si d’autres le critiquent et l’insultent. J’avoue que ses positions politiques m’intéressent moins que ce qui le pousse à les choisir. La lumière que nous croyons répandre n’est qu’une ombre ; elle dépend de tant de hasards, et de l’Histoire, et des êtres qui la reçoivent. Mais on peut juger Mauriac sur son désir de lumière.
     Ni l’âge ni les honneurs ne sont venus à bout de son inquiétude, de son besoin de prendre parti – ni du goût qu’il a pour ce monde, ni de la foi qu’il a en l’autre. Cette vieillesse qu’il a tant redoutée n’est pas venue. Ce détachement, cette paix qu’il a peut-être parfois désirée, ne lui a point offert son refuge. Il continue de tenir à tout. Et sans doute n’est-ce pas la moindre grâce à recevoir, que ce pouvoir de s’aimer, d’aimer sa vie, même au bord de la grande approche, d’aimer son temps jusqu’à la dernière seconde, d’aimer respirer jusqu’à son dernier souffle.

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  • On n’a jamais qu’un seul âge. Valéry a toujours été un homme mûr. Voltaire, un vieillard libertin ; Rimbaud, c’est la fin de l’enfance, la dernière minute de pureté. Derrière les colères et les désillusions de Bernanos, nous ne cessons jamais d’entendre un petit garçon de douze ans, fier, héroïque, amoureux des livres d’images. Mauriac, c’est l’adolescence éternelle.
     Son visage, aujourd’hui encore, a gardé les contrastes de l’adolescence : long, pâle, ardent, mais avec des absences soudaines, comme si le flux d’un rêve continu et profond, affleurant soudain à sa conscience, la détournait du monde visible et l’emportait, batelier de la mort, au royaume secret de ses ombres. Un œil attentif, sur lequel la paupière tombe légèrement comme s’il feignait de dormir pour dissimuler qu’il épie ; l’autre œil largement ouvert, tendu, émerveillé par tout ce qu’il voit, pareil au regard d’un jeune convalescent. Une voix chuchotante, confidentielle, un rire complice : on dirait un collégien espiègle, tout au plaisir de vous faire partager ses farces. Certains ont oublié à leurs dépens qu’elles pouvaient être terribles.
     On ne saurait comprendre Mauriac si l’on ignore qu’à vingt mois il a été privé de père.
     « Je ne me rappelle pas mon père ; mais je me souviens du temps où ses traces étaient encore fraîches ; et quand ma mère ouvrait l’armoire de sa chambre, je regardais, sur la plus haute étagère, un chapeau melon noir, “le chapeau de pauvre papa” ! » (Commencements d’une vie).
     Dans la Grèce antique, les couples abandonnaient parfois dans des grottes, au flanc des collines, les nouveau-nés dont ils ne voulaient pas ; on les appelait des enfants « exposés ». Exposé – vulnérable : ce mot évoque la jeunesse de Mauriac. Nulle ombre attentive et virile ne l’a protégé du soleil du monde. « Enfant solitaire et que tout blessait », il ne trouvait de refuge que dans une tendresse féminine, dans l’immense amour de sa mère. Blotti avec ses frères et sœurs aux pieds de cette femme isolée, fragile, qui n’avait pour toute arme que son cœur, il n’a pas appris à se battre, à s’imposer par la force. Le moindre signe de rudesse l’effarouchait. Tous les inconnus lui étaient redoutables. Pendant longtemps, il n’eut de rapport qu’avec sa mère, avec Dieu ou avec lui-même – c’est-à-dire des êtres qu’il ne s’agissait pas d’affronter, mais d’attendrir, parce que leur cœur lui était gagné d’avance, leur compassion infinie, et leur miséricorde absolue.
     Au collège du Grand Lebrun, chez les Frères de Marie, il fuit ses camarades.
     « Rien alors ne me paraissait plus facile, ni même plus désirable que de demeurer seul dans une chambre, pourvu que je n’eusse pas froid et que je pusse lire » (Commencements d’une vie).
     Contracté, farouche, « repu de pain azyme », il désire et redoute en même temps de franchir les grilles tièdes et dorées du foyer, du confessionnal, comme ces jeunes citadins en vacances qui épient avec envie, mais sans oser s’y joindre, les jeux des petits paysans. « Cette adolescence lâche, apeurée, repliée sur soi, écrira-t-il plus tard, je la désavoue. Non que je renie ma foi de ce temps-là ; pas plus que je ne renie ma poésie ; mais ma façon de croire valait ma façon de rimer : quelle facilité ! Un enfant qui a peur de tout, renifle de l’encens, tire des sacrements une émotion, des cérémonies une jouissance. Sa couardise devant la vie trouve là des prétextes édifiants : il donne à sa lassitude des raisons métaphysiques… Adolescent, j’ai fait de Dieu le complice de ma lâcheté. »
     Mauriac semble méconnaître, dans ce jugement trop sévère, qu’un écrivain doit en partie sa vocation à sa timidité. Son œuvre se nourrit moins du monde où il vit que de celui qu’il imagine. Les tentations qu’il décrit le mieux sont celles auxquelles il résiste ; il excelle à peindre les bonheurs qu’il a failli connaître et les amours qu’il a frôlées. Comme ces lignes en pointillé qui indiquent sur les cartes le projet d’une route future, son œuvre commence là où la peur, la foi, la volonté ou même la sécheresse ont arrêté sa vie. « Aimer sa prison, préférer sa prison, ou pour mieux dire se préférer aux autres » : tel est son indispensable égoïsme. Doué de plus de cœur que la plupart des êtres, il doit pourtant réserver sa tendresse à des êtres qui n’existent pas.
     Cette tendresse, dans un élan romantique, se porte d’abord vers la nature :
     « Assis sur un tronc de pin, au milieu d’une lande, dans l’étourdissement du soleil et des cigales, ivre à la lettre d’être seul, je ne pouvais pourtant pas supporter cette confrontation avec moi-même à laquelle j’avais tant aspiré, et ne me retrouvais que pour me perdre, pour me dissoudre dans la vie universelle » (Commencements d’une vie).
     Tant d’émotion, c’est trop pour un seul cœur. Faute de pouvoir encore le faire partager dans l’amour, Mauriac l’épanche dans ses premiers poèmes. Il écrit Les Mains jointes. « Monsieur, vous êtes un grand poète que j’admire, un poète vrai, mesuré, tendre et profond qui n’essaie pas de forcer sa voix faite pour nous attendrir sur notre enfance. Je voudrais le dire au public », lui écrit Barrès.
     Mais déjà cette extrême sensibilité, cette fringale de beauté, cet appétit de regarder, de respirer, d’écouter et de frémir annoncent la sensualité, préfigurent ce conflit de la chair et de la foi… Le jeune Mauriac vivait dans la terreur de la tentation, de la « mauvaise pensée ». On peut encore lire dans le Journal d’un homme de trente ans : « Que d’être seul donne de force en nous aux puissances de la volupté ! » Les âmes religieuses
    ont peur de la vie parce qu’elles l’aiment. Cet élan d’amour, cet excès de cœur auxquels elles doivent leur soif de Dieu peuvent aussi bien, si elles ne les dominent, creuser leur appétit des corps.
     Ce qui permet à Mauriac – comme à certains de ses personnages – de résister à cet appétit, ce n’est pas seulement la foi, mais aussi la peur. La peur de cette chair qui l’attire, de ces êtres inconnus, des rires moqueurs que sa timidité leur imagine, de la cruauté que sa candeur leur prête. L’adolescent farouche, à demi-orphelin, frémissant comme une proie au cœur de la ville fauve, la ville redoutable, la ville pécheresse, ne cessera jamais de veiller sur lui. « Par-dessus tout, à dix-huit ans, je me croyais laid et incapable d’être aimé. » Comme tout adolescent, il se croit seul dans le Mal. Il n’imagine pas que ce désir qui l’affaiblit puisse être partagé et affaiblir aussi ces êtres qu’il désire. Il triomphe de ses tentations, moins par l’horreur qu’il en éprouve que par l’horreur qu’il craint d’éveiller chez les autres. Tout est pur aux purs – sauf eux-mêmes.
     Mais contre cette peur des autres se dresse aussitôt la peur de ne pas vivre. Ne pas vivre : comme l’amour prisonnier est adroit à plaider sa cause ! Il se garde bien de nous parler de volupté, ou même de tendresse. Il murmure seulement : prends garde de ne pas vivre. Songe à ces visages, à ces villes, à ces émotions mystérieuses que tu risques de ne jamais connaître. Toi dont le cœur bat pour un peu de soleil rouge au ras des pins, pour l’odeur lointaine de l’océan, pour un sourire volé dans un tramway, et qui ne t’était pas destiné, songe aux joies dont tu te prives ! Tous les pièges lui sont bons. À Thérèse Desqueyroux, il feint de présenter Paris comme une occasion de « suivre des cours, des conférences, des concerts »… Et tandis qu’elle attend, auprès du mari qu’elle a voulu tuer, le jour de la séparation, elle rêve de sa future solitude avec une délicieuse impatience.
     « Elle n’avait pu dormir, durant la nuit qui suivit. Une inquiète joie lui tenait les yeux ouverts. Elle entendit à l’aube les coqs innombrables qui ne semblaient pas se répondre : ils chantaient tous ensemble, emplissaient la terre et le ciel d’une seule clameur. Bernard la lâcherait dans le monde, comme autrefois dans la lande cette laie qu’il n’avait pas su apprivoiser. Anne enfin mariée, les gens diraient ce qu’ils voudraient : Bernard immergerait Thérèse au plus profond de Paris et prendrait la fuite. »
     Mais peu à peu l’amour se démasque. À mesure que le cœur qu’il investit cède à ses ruses, il précise ses exigences : « Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’océan ou la plaine ? » Rien ne l’intéresse que ce qui vit, que les êtres de sang et de chair. « Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain. »
    Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard » (Thérèse Desqueyroux).
     Au hasard ? Non, Thérèse sait déjà ce qu’elle cherche. Dans la plupart de ses livres, Mauriac aime à décrire la façon dont l’étau se referme sur ses créatures affamées. La lueur vaste et incertaine que leurs yeux amoureux projetaient sur le monde, et qui leur faisait paraître toute chose désirable, peu à peu se concentre, s’effile, se transforme en un pinceau de lumière crue, qui n’éclaire plus que la chair.

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  • Un héros de notre temps

    Ils restent immobiles, face à face : le premier qui sourira deviendra la proie de l’autre. Une main pâle appuyée au tronc d’un arbre, le corps déhanché, il la regarde par en dessous, d’un œil insolent et triste ; les premiers massifs du Caucase dressent une couronne blanche au-dessus de ce jeune dieu froid. Elle n’ose pas tourner la tête, elle se tait, ses lèvres ne sauraient plus s’ouvrir que sous les siennes. Qu’attend-il ? Il attend qu’elle s’offre pour avoir le plaisir de se refuser.
     – Vous voulez peut-être que je sois la première à vous dire que je vous aime ?
     – À quoi bon ? répond Petchorine en haussant les épaules.
     Ce jour-là, elle a beau s’enfuir, il est trop tard, elle reviendra ; les jeunes filles font une merveilleuse chair à martyre ; avant de devenir Madame Ubu, toutes rêvent d’Antigone. « Vous êtes pire qu’un assassin… » Ce nouvel aveu d’amour ne lui suffit pas. Il raffine. Il jette le masque et le couteau, et dans un suprême remous d’orgueil, de ruse et de volupté, il se confesse, il se dépouille, il exhibe sa misère et ses plaies : « J’étais modeste. On m’accusa de malice : je devins sournois. J’avais le sentiment profond du bien et du mal – personne ne me cajolait, tout le monde me blessait : je devins rancunier… J’appris à haïr… Mes meilleurs sentiments, par crainte des moqueries, je les ai enterrés dans le fond de mon cœur : ils y sont morts. » *
     Cette fois, le couteau est enfoncé jusqu’à la garde ; il a donc besoin d’être consolé, chéri, sauvé peut-être ? Un bourreau qui tend le cou, quel appât ! Elle succombe de tendresse et de pitié. Petchorine n’est pas seulement son premier amour. Il devient, par la grâce d’une éblouissante faiblesse, sa plus belle, sa dernière poupée. Elle lui offre sa main, le supplie de se déclarer.
     – Je vais vous dire toute la vérité, répond-il. Je ne justifierai ni n’expliquerai mes actes : je ne vous aime pas.
     Le héros de l’unique roman de Lermontov, paru en 1841 et que viennent de rééditer les éditions Robert Laffont, est de nouveau « un héros de notre temps ».
     – Debout en haut de la falaise, son pâle visage grimaçant dans le clair de lune, James Byron Dean regarde Nathalie. Il ne sait pas s’il l’aime, s’il veut l’aimer, s’il ne lui préfère pas son désespoir. Il s’éloigne tout à coup, indifférent, les mains dans les poches, puis revient, de son pas vagabond, le museau rentré dans les épaules, et éclate d’un rire bref, unique, qui tord sa bouche trop lourde, fend son regard de lynx piégé. Par jeu, pour braver un camarade, il va risquer sa vie : chacun doit monter dans une vieille voiture et la lancer à toute allure vers le gouffre ; le dernier à sauter sera vainqueur. Il saute de justesse. L’autre accroche sa manche à la portière et se tue.
     « Quand la fumée fut dissipée, Grouchnitz, lui, n’était plus sur la plate-forme. Simplement, un peu de poussière en légère spirale tourbillonnait encore au bord du précipice. » Un siècle avant le héros de La Fureur de vivre, le Héros de notre temps, vainqueur lui aussi d’un duel, mais d’un duel au pistolet, se penchait au-dessus de l’abîme qui venait d’engloutir son adversaire. Comme lui il s’éloignait seul, désespéré, en haussant les épaules.
     Pour Lermontov comme pour James Dean, le pistolet ou l’accident d’auto ont raté le héros du film ou du roman, mais ils n’ont pas raté son créateur. Ces deux destinées se ressemblent : enfants, ils perdent leur mère ; ils l’adoraient ; ils sont élevés loin de leur père. On les gâte ; ils souffrent. Amoureux de leur solitude, ils disparaissent des journées entières, l’un à cheval, l’autre à moto. Leur adolescence est capricieuse, susceptible ; le moindre échec en exaspère la violence – l’orgueil se nourrit de vanité blessée. À l’école des junkers, Michel Lermontov se bat contre un camarade dont la réputation de force le vexe. Il est mis aux arrêts. À l’université, Dean assomme à coups de poing deux élèves qui se sont moqués de lui. On le renvoie. Brusquement, ils deviennent célèbres : la gloire les déçoit ; le malheur est une vocation. Pier Angeli avait promis sa main à James Dean ; elle en épouse un autre – exactement comme Varinka avait trahi Lermontov. Le même pressentiment les obsède. 1841 : « Je sens que je n’ai pas beaucoup de temps à vivre. » 1950 : « Ah ! il faut vivre vite, la mort vient tôt. » *
     
     Le garçon chafouin, aux babines veules, dont deux millions de jeunes Américains idolâtrent le visage, la carrière, les reliques de ferraille, n’est évidemment qu’une ébauche, une injurieuse caricature du désespoir. Il gît sur les ruines du quatuor romantique : Lermontov, Pouchkine, Byron, Musset. De leur arrogante détresse, il reste cette grimace de détraqué ; de l’honneur, pour lequel moururent Pouchkine et Lermontov, cette espèce de fierté sanglotante.
     Il est tout de même le seul à cristalliser aujourd’hui – par les moyens grossiers du cinéma et de la publicité – un étrange sursaut de dégoût et de mélancolie, un dernier cri, une dernière révolte de l’enfance trahie. Comme pour Byron et Lermontov, la source de toutes ses blessures est de ne pas avoir eu d’enfance – la différence est qu’il ne s’agit plus maintenant d’un phénomène exceptionnel, réservé aux orphelins : ses adorateurs sont des enfants perdus, des enfants qui ne se trouvent pas d’enfance. Et qui, à l’âge d’homme, la poursuivent encore, la singent, cherchent en vain la clé de sa tendresse et de ses caprices. On a eu beau leur enseigner les sciences exactes, leur faire l’apologie de la Raison et du Progrès, auxquels ils doivent le juke-box et le football de table, et leur répéter pendant plus de cinquante ans : « Mes petits amis, l’Histoire est en marche. Ne craignez rien ; laissez-vous porter. Ne descendez pas… » ; voilà que deux millions de ces idiots sautent par la fenêtre, avec leurs slacks et leurs chemises à fleurs, pour aller déposer leurs couronnes et pleurer au pied du jeune babouin qu’ils ont divinisé. Immense machine à sous, la magnifique machine du monde moderne, montée et graissée d’un secret accord par le capital et le matérialisme historique, est bien venue à bout de leur intelligence. Mais il reste un petit coin de cœur qui ne veut pas lui céder. *
     
     Notre époque, comme celle des romantiques, est douée pour le désordre et la douleur : nous frôlons chaque jour Petchorine ; l’étrange est que nos romanciers s’arrêtent au bord de son cœur, et qu’au dernier moment le confort du cynisme l’emporte sur sa détresse. Aux Narcisses blêmes, un peu pourrissants, qui jonchent certains romans modernes, les Renaud Sati et autres dadais, je préfère encore James Dean, qui possède au moins un embryon d’âme, une vague réserve de souffrance. Petchorine, dans ces romans, n’est plus qu’un alcoolique ou un camé ; d’un possédé ils font un intoxiqué ; d’une malédiction, une maladie. La vie intérieure s’est réfugiée au cinéma.
     Le christianisme a écrit en une seule fois, pour jamais, l’histoire de l’incarnation de Dieu : il restait aux romanciers à inventer celle de Satan. Petchorine, comme tout romantique, est un démon. Un démon pauvre, désarmé, attendrissant – le diable fait homme. Pour torturer la princesse Mary, il a recours à la suprême ruse du démon ; il lui chuchote : « Sauvez-moi. » Il a lui aussi son calvaire et sa passion, il n’est pas libre de choisir le bonheur ; il est venu sur terre pour perdre. Nul plaisir, nulle jeune fille ne le dérobera à son maître. Il est à jamais prisonnier de sa loi : sacrifier sa tendresse à sa curiosité, se repaître de tout ce qui déçoit, vivre pour savoir, savoir pour souffrir, trouver enfin dans le désespoir de sa solitude la gloire de ne devoir qu’à soi seul son désastre, et l’orgueil de n’avoir pas connu l’humiliation d’aimer.
     « Je ne vous aime pas », dit Petchorine à Mary, Octavo à Marianne, Hamlet à Ophélie. M. Teste, romantique, réfugié dans l’intelligence, ajoute : « Je me suis préféré. » Et le diable conclut : Non serviam ! Démon de la mélancolie ou démon de la connaissance, l’essentiel est toujours de mépriser le monde pour mieux jouir de soi, de ne pas se donner pour ne pas risquer de se perdre.
     Satan est mort. Le diabolisme, aujourd’hui, ne trouve plus son expression que dans l’ennui, c’est-à-dire la haine sans objet. Satan est mort, le pauvre diable n’aura pas survécu longtemps à son vieux concurrent trahi. Mais peut-être reste-t-il encore quelque chose à dire… Une curieuse solitude, de Philippe Sollers, ou le héros des Corps étrangers, cet autre amputé de l’enfance, le plus attendrissant personnage de Jean Cayrol, opposent déjà à Petchorine, à sa maladive soif de désespoir, une autre soif, une quête nouvelle : l’éperdue, l’imprudente quête du bonheur.

    "Une autre jeunesse" - Jean-René Huguenin *

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