•  L'amour chrétien

    Esprit, la « grande revue catholique » de notre temps, a consacré son numéro spécial de novembre à « la sexualité », qu’elle définit assez bien dans son avant-propos comme « le lieu de tous les tâtonnements ». J’imagine que les lecteurs d’Esprit, et bien d’autres cœurs honnêtes, épris de bonne foi, de science et de lumière, ont naïvement applaudi la merveilleuse audace : demander à des philosophes, des psychanalistes et des révérends pères leur opinion sur la contraception ou l’éducation sexuelle. J’entends d’ici les commentaires tout faits : « courage d’aborder… sujet brûlant… l’Église face aux réalités… assumer son corps… »
     Seuls quelques mauvais sujets, des lecteurs d’Esprit mal tournés, prêteront à Paul Ricœur des intentions gaillardes lorsqu’il annonce, dès le début de son article, qu’il va « passer par ce qui rend le sexe errant et aberrant ». Les mêmes polissons auront du plaisir à lire que « le sacré doit franchir le seuil de la personne. Ce seuil une fois franchi, l’homme devient responsable de donner la vie ». Et lorsqu’ils entendront parler de la sexualité comme « organe de reconnaissance mutuelle », ils ajouteront sans doute, emportés par leurs mauvais calembours, que ces messieurs d’Esprit donnent eux-mêmes des verges pour se faire fouetter. *
     Il serait injuste de reprocher à ces philosophes, ces psychiatres, ces révérends pères, leurs expressions malheureuses : ce ne sont pas des écrivains, mais des savants – avec leur langage spécialisé, imperméable aux néophytes : « … à la base de ce refus d’un sérieux non-sérieux, se trouve une attitude sérieuse, mais qui ne veut pas se reconnaître comme telle, et dans laquelle la désacralisation de la sexualité est utilisée à des fins iconoclastes » ; c’est également une explication scientifique que M. Ch. H. Nodet donne à la pédophilie d’un jeune prêtre : « Elle ne devait pas faire illusion, déclare-t-il. L’absence d’élan vers la femme témoignait déjà d’une peur fondamentale d’assumer l’affirmation virile. » Timide curé ! Pourquoi tant de scrupules ?
     Car tout vient de là. Des scrupules. Des complexes. Les amours qui se terminent mal ne sont pas des amours saines. Prenez Tristan et Iseult, le type même de l’amour œdipien, comme nous le rappelle Yvon Bres – et voyez où cela mène. Roméo et Juliette sont encore épargnés, mais le temps n’est pas loin où des philosophes, des psychiatres et des révérends pères nous apporteront la preuve qu’il s’agissait d’un cas flagrant de fétichisme du podex, mêlé d’hermaphrodisme psychique. *
     La science, Dieu merci, peut tout guérir. Et philosophes, psychiatres, révérends pères, enfants émerveillés devant leurs jouets neufs – la « réflexologie », l’« intersubjectivité », les « techniques endogènes » – ne craignent pas d’apporter à ces problèmes intimes qui les fascinent leurs rudes et miraculeuses solutions ; d’autant plus miraculeuses qu’elles ne se recommandent de nulle preuve, de nulle statistique. D’ailleurs, si l’on en croit l’abbé Marc Oraison, ou le révérend père de Lestapis, les obsessions sexuelles de notre époque sont un bon signe. Nous traversons une époque de « défoulement érotique » qui annonce « un nouvel humanisme ». *
     M. l’abbé, vous êtes sans doute aussi confesseur ; je vous le demande sérieusement : pourquoi pas un électrochoc plutôt qu’un Confiteor ? Ou plutôt, puisque vous êtes, paraît-il, psychanalyste, que faites-vous dans les Ordres ? Ou encore, puisque vous êtes, paraît-il, dans les Ordres, comment pouvez-vous accepter de collaborer à une revue qui se justifie de consacrer un numéro spécial « à la sexualité plutôt qu’à l’amour », en précisant que « la sexualité est le lieu de toutes les joies » ? Je me demande ce qu’Emmanuel Mounier, le fondateur d’Esprit, ou Albert Béguin, son dernier directeur, ou Pascal, leur maître à tous deux – et qui semble avoir éprouvé des joies différentes – pourraient penser de cette candide et diabolique profession de foi. Sans doute éclaireraient-ils, à la lumière de leur cœur, les déchirements du vôtre, car je ne peux pas croire qu’un homme d’Église ait totalement oublié l’existence de l’amour, et se contente sans remords d’un rôle de conseiller technique.
     Les serviteurs de l’Église, bien sûr, ont toujours été obsédés par les problèmes sexuels. Soumis par sa dure loi à combattre avant tout ce type de tentation, ils en ont fait le point stratégique du combat spirituel, et le repère grossier, hasardeux et superficiel de la qualité des âmes. C’est d’ailleurs ce que leur reprochent ces prêtres avancés qui semblent attendre du « défoulement érotique » une sorte de paradis terrestre, sans s’apercevoir qu’en fin de compte leur obsession reste la même. Ce qui a changé, c’est leur façon de la combattre : ils prétendent aujourd’hui guérir le mal par le mal. *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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  • La psychanalyse, une consolation

    La psychanalyse, qui est censée guérir les passions, a au moins un avantage : elle les suscite. Dans sa remarquable étude sur La Psychanalyse, son image et son public, Serge Moscovici a analysé, grâce au dépouillement systématique de la presse, les réactions du catholicisme et du communisme face à cette jeune science qui est devenue leur rivale dans la course au bonheur. Sur le Christ, qui promettait un bonheur éternel mais par-delà la mort, Marx avait déjà surenchéri en offrant un bonheur terrestre – moins lointain, repoussé au fond de l’avenir, au bout de sacrifices dont les victimes volontaires ne connaîtraient jamais la récompense. Freud est plus alléchant : il offre un bonheur immédiat, à la portée de tous, la joie par la santé psychique, l’équilibre absolu. Catholiques et communistes se sentent menacés : on leur vole le monopole de l’idéal tout en copiant leurs techniques. Le psychanalyste concurrence le prêtre et le chef de cellule ; les confidences et les récits de rêves remplacent la confession et l’autocritique ; au lieu de quêtes ou de cotisations, des honoraires médicaux. Enfin un avantage certain, redoutable : pas de lois ni d’interdits, pas de pénitence ni de punition, pas d’enfer ni de mines de sel. Le « client » n’a rien à perdre : il risque seulement de guérir. *
     Devant cet ennemi commun, chrétiens et marxistes ressentent une espèce de solidarité, pareille à celle qui réunissait autrefois, avant la guerre, certains soirs de révolte, les syndicalistes de gauche et les jeunes « camelots du Roy », marchant la main dans la main contre les forces de l’ordre, contre les défenseurs de la bourgeoisie républicaine. « Il est triste de constater, lit-on en 1950 dans La Pensée catholique, que certaines réactions, à tout prendre judicieuses, contre le freudisme, sont le fait de psychiatres marxistes dont la compétence professionnelle est réelle. »
     Les catholiques et les communistes ont cependant des réactions différentes : les premiers restent divisés ; les seconds sont tous du même avis, mais ils en changent. Sans doute est-ce là un problème douloureux pour les marxistes : inféodés à la politique, ils sont sans cesse contraints d’adapter des théories qui se veulent métaphysiques à des événements qui restent contingents, à des décisions de pure opportunité. Jusqu’en 1949, la propagande antipsychanalytique reste modérée dans la presse communiste. Certes l’opposition est relativement ancienne. Serge Moscovici rappelle que « l’une des raisons de la scission du mouvement surréaliste (Aragon, Sadoul) fut précisément son adhésion à quelques aspects frappants (rêve, sexualité) de l’œuvre de Freud ». En Union soviétique, il n’y a jamais eu de psychanalystes ni de psychotechniciens. Cela est logique : pour Marx, l’homme est le produit de sa condition matérielle et sociale : pour Freud, au contraire, la destinée de chacun dépend de sa vie secrète, inconsciente. Une philosophie fondée sur le matérialisme historique et la lutte des classes ne peut admettre une philosophie fondée sur l’histoire individuelle et la lutte du conscient contre l’inconscient. On ne saurait définir le meilleur des mondes comme celui où chacun recevra « selon ses besoins », et reconnaître en même temps qu’il y a des besoins impossibles à satisfaire, placés sous la dépendance mystérieuse de la libido. *
     1949 : le plan Marshall entre en application ; la guerre froide commence ; l’opposition sourde des communistes à la psychanalyse se transforme en polémique passionnée. Traitée de « philosophie de boudoir », de « doctrine mystifiante » et parfois – suprême injure – qualifiée d’« américaine », la psychanalyse est attaquée sur trois fronts.
     Elle est d’abord « obscurantiste et réactionnaire », ce qui l’oppose terme à terme à la doctrine marxiste, qui se veut éclairée, scientifique et croit en un progrès indéfini. « Idéaliste quant à la méthode, écrit en 1951 un journaliste communiste, la psychanalyse rejoint la famille des idéologies fondées sur l’irrationnel jusques et y compris l’idéologie nazie. Hitler ne faisait pas autre chose en cultivant les mythes de la race et du sang, forme nazie de l’irrationnel des instincts. » La comparaison n’est pas douce ; on la juge habile ; elle ressert : « La médecine hitlérienne avait remis en honneur l’astrologie, la magie, les guérisseurs, écrit La Pensée. La médecine à la mode de Truman remet en honneur la possession diabolique et la psychanalyse. » Voilà donc les « chasseurs de sorcières », les « dompteurs de lions », les « aboyeurs publics » condamnés en bloc, eux et leur « prétendue science », au nom de cette première loi marxiste : il n’y a pas de mythe qui ne soit un mensonge, pas de mystère qui ne soit une mystification. *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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  • L’homme, cet objet

    Indifférents, inconscients, sans volonté, ces êtres ne sont pas encore tout à fait des objets : tout est perdu s’ils parlent. Aussi parlent-ils le moins possible, sauf dans les romans de Claude Simon où – indiscipline ? ascendance méridionale ? – ils sont volontiers bavards. Aussi Claude Simon, sacrifiant tirets et guillemets, prend-il le soin de fondre les dialogues dans le récit, au point de les faire passer, avec beaucoup d’art, presque inaperçus. *
     Ils ne parlent pas. Soit. Mais s’ils allaient bouger ? Est-ce qu’un objet bouge ? Comme il est d’autre part impossible de les laisser debout à la même place durant tout le récit, l’habileté du Nouveau Roman consistera à étouffer, par la monotonie du mouvement ou la répétition du même paysage, la sensation de mobilité. Le Voyeur (A. Robbe-Grillet) tourne en rond dans une île dont tous les rochers se ressemblent, sont tous blanchis par le même océan, selon le même rythme continu des vagues. Le héros de La Route des Flandres est tantôt à cheval, tantôt couché sur un lit. Plus sage encore, celui de La Modification reste assis dans un compartiment de chemin de fer où il évoque des voyages analogues, sur la même ligne, dans un compartiment semblable. *
     Voilà donc l’homme privé de tous les avantages qui le distinguaient de l’objet. Reste un avantage que l’objet garde sur lui : l’objet dure. Il serait délicat et peu scientifique d’inventer des hommes immortels, mais l’on peut, à défaut, supprimer les sensations de temps. Il suffit d’abolir la notion de causalité, ou encore ce que Kant appelait « l’ordre de succession » des phénomènes. Le temps, dans le Nouveau Roman, n’est plus qu’une série d’instants juxtaposés, dont la succession dans le récit ne dépend pas de la chronologie, mais de l’arbitraire – ou plutôt de l’esthétique du narrateur. Parfois certaines scènes, certaines phrases reparaissent à plusieurs pages d’intervalle, rigoureusement identiques. Robbe-Grillet excelle dans cette technique, d’où il tire une singulière harmonie. *
     Il s’agit là d’une méthode. Non d’une métaphysique. « Le monde n’est ni signifiant ni absurde ; il est. » Cette profession de foi d’Alain Robbe-Grillet constitue tout au plus une esthétique littéraire – n’en déplaise à quelques jeunes intellectuels qu’éblouissent aussi les déclarations de Roland Barthes sur l’insignifiance du monde ; ils trouveraient une nourriture plus substantielle en lisant Nietzsche, pour qui, un siècle plus tôt, ces conclusions servaient tout juste de prémisses.
     Non, le Nouveau Roman n’a pas de prétentions métaphysiques ; c’est d’ailleurs ce qui le définit le mieux, et dont il se fait une étrange gloire. « L’écrivain est celui qui n’a rien à dire » confiait Robbe-Grillet à L’Express. Et Claude Simon : « Je n’ai jamais pu rien inventer. » Ces déclarations ne vont pas sans quelque coquetterie, et le talent de leurs auteurs les contredit. *
     Il faut reconnaître que les efforts de Malraux et de Saint-Exupéry, puis de Sartre et de Camus pour reposer l’éternelle question du « pourquoi » et lui chercher quelque réponse nouvelle justifient le découragement de leurs successeurs littéraires. Les héros de Malraux sont des aventuriers déguisés derrière des passions politiques dont l’inconstance et la précarité ne sauraient plus nous abuser. L’humanisme de Saint-Exupéry est touchant, mais limité à l’usage des aviateurs et des jeunes filles. Sartre et Camus ont eu le mérite d’aller plus loin et la douleur de tomber plus bas : l’absurde ; nous ne sortons pas de là. Que faire ? S’entêter dans le positivisme, le scientisme universel, et prolonger en littérature les traces du Nouveau Roman sur une neige déserte, où ne s’inscrira jamais la moindre empreinte humaine ? Ou retrouver le temps perdu, choisir de s’émouvoir, inventer secrètement quelque Dieu ? « Au fond, disait Nietzsche, seul le Dieu moral est réfuté. » Le XXe siècle, dans son indigence spirituelle, a été jusqu’ici incapable de poursuivre : quel est ce Dieu qui demeure ? *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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  • L’homme, cet objet

    Hélas, la peinture n’est pas seule à se vouloir touchée par cette grâce démente. S’il y a aujourd’hui un esprit qui souffle où il veut, c’est bien l’esprit scientifique. Enfin délivrés du « pourquoi », cette dangereuse question qui ne se posait que dans l’angoisse et ne se résolvait que dans l’effort, apportant à certains les contraintes du salut, à la plupart les exigences de quelque idéal et à tous la nécessité quotidienne de choisir, donc de se priver, les hommes du XXe siècle, préoccupés seulement de connaître le « comment » des phénomènes, se sont peu à peu contentés du rôle d’observateurs – au mieux d’analystes. Indifférents à savoir où ils vont, ils ne s’interrogent plus que sur les moyens d’y aller. L’imagination et la volonté sont devenues superflues. L’esprit scientifique s’intéresse à l’objet, c’est-à-dire à ce qui subsiste, à ce qui résiste. Il n’a que faire de l’imagination, cette « folle du logis », légère, fuyante, volage, toujours prête à dissimuler, à défigurer le réel. Privés de Dieu, les hommes du XXe siècle n’ont même plus le secours d’implorer cette fée fragile, qui, sans doute, en s’évanouissant, laissait derrière elle un sillage amer, mais qui avait du moins exaucé, pour quelques instants, nos désirs, ainsi qu’une prière fugitive, miraculeuse. *
     
     Cette absence d’imagination explique peut-être que le problème du langage soit devenu l’obsession des intellectuels. Pour qu’un mot signifie quelque chose, il ne suffit pas de le prononcer ; il faut imaginer ce qu’il désigne. Sinon ce mot cesse d’être un écrin de l’objet pour devenir objet lui-même. (On ne songe pas assez au drame de l’intellectuel moderne face à un fauteuil, par exemple – c’est-à-dire à trois objets : lui-même, le fauteuil et le mot fauteuil.) Non, il ne s’agit pas de rêver mais d’observer l’objet, donc de lui obéir. Réalistes, attentifs, soumis, ils ont oublié de vouloir. Ils regardent. Ils écoutent. Écoliers exemplaires, ils attendent, sagement assis sur leur banc, l’heure de la cloche. Mourir ? C’est trop dire. Ils changent de place. Simplement, de temps à autre, quand une guerre les menace, ils rentrent un peu la tête dans les épaules, en espérant que cela passera. Si « cela » ne passe pas, eh bien, tant pis : ils la font. Ils songent bien, tandis qu’ils prennent paisiblement la file, serrant au bout de leur main morne un canon de fusil sans fleur, que personne ne désire vraiment aller se battre. Cette répugnance n’est pas particulièrement moderne, j’en conviens ; mais voici ce qui est moderne : s’il était en leur pouvoir de changer leur destinée, qui, parmi eux, s’y résoudrait ? *
     Car le Dieu d’aujourd’hui, ce n’est pas la Science, ni la Matière, ni l’Argent ; c’est le Destin. On ne vit pas, on assiste à sa vie. La plupart d’entre nous ne sont plus que des spectateurs d’eux-mêmes, qui se regardent agir, s’écoutent parler et se laissent tout doucement vieillir, sans résister, sans souffrir, comme s’ils étaient nés à la fois désespérés et invulnérables, pleins de cette paix transparente et froide qui continue de baigner, dans les moments les plus sanglants, les meurtriers et les victimes des tragédies. Je n’affirme pas qu’ils n’éprouvent rien. Comment dire ? Ils sont indifférents à ce qu’ils éprouvent. Amoureux étranges qui ne cherchent pas à retenir leur amour ! Qui souffrent, mais à qui la douleur ne fait pas mal… Comme si nous nous étions définitivement dédoublés et que le sujet qui était en nous, ce je, auquel il appartenait de décider, de vouloir, brusquement paralysé, contemplât les évolutions du moi avec une sorte de désintéressement scientifique.
     Où est le bon vieux temps où l’homme était un loup pour l’homme ? À tout prendre, mieux vaut un loup qu’un objet, et la lutte franche plutôt que cette minutieuse observation mutuelle, destinée – sous le prétexte menteur de découvrir des lois utiles, des critères de bonheur – à assouvir cette espèce de passion glacée qui nous tient désormais lieu de charité. Sociologues, psychiatres, politiciens, enquêteurs et démarcheurs publicitaires s’acharnent à définir, à coups de gallups et de sondages, ces lois secrètes de nos aspirations et de notre comportement, à la façon dont on analyse la synthèse chlorophyllienne des plantes vertes. « Objet, dit Littré : tout ce qui est en dehors de l’âme. » *
     Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que ces sciences de l’homme soient désintéressées. Les renseignements qu’elles accumulent préparent la plus secrète et la plus tenace des dictatures. On saura peu à peu, compte tenu de telle et telle loi, par quels moyens obtenir tel ou tel effet sur les masses. Pareilles connaissances auraient fait la joie d’Hitler et de Mussolini, qui ne se faisaient pas faute, eux non plus, de réduire les hommes à des objets, mais avaient le tact de s’en vanter peut-être un peu moins fort que certains intellectuels français qui se prennent pour les colonnes du temple de la liberté. Il est particulièrement plaisant de retrouver ces tentations fascistes dans le dernier numéro d’un grand hebdomadaire, sous la forme d’une apologie de l’homme-objet, que nous devons à Boileau-Narcejac : « Dashiell Hammett, le premier, a compris qu’on pouvait faire une œuvre d’art en refusant toute idéologie, en traitant l’homme comme une chose. » *
     Dashiell Hammett n’était qu’un précurseur. « J’aime ces merveilleux objets que sont les gens », déclare Michel Butor. Robbe-Grillet fonde l’école objectale. Il n’est pas question de discuter le talent, depuis longtemps évident et reconnu, d’Alain Robbe-Grillet, de Michel Butor ou de Claude Simon, mais de tenter de définir leur méthode. L’originalité du Nouveau Roman consiste à abolir la distinction entre le personnage et l’objet. Un train, une ville, un paquet sont aussi bien les héros d’un livre que les êtres vivants (on ne saurait dire : les personnages) qui s’y trouvent. Pour décrire ces êtres vivants dans une perspective scientifique, c’est-à-dire en tant qu’objets, il convient naturellement de les dépouiller de leurs qualités humaines : le sentiment, la volonté, la pensée. Ils sont indifférents – ce qui n’est d’ailleurs pas un privilège du Nouveau Roman. Ils sont abouliques, dans la mesure où leurs actes se succèdent comme malgré eux – ou plutôt à côté d’eux, sans qu’ils interviennent jamais consciemment dans le déroulement de leur propre histoire ; au besoin on les met dans un train (M. Butor : La Modification), ou sur un cheval (Cl. Simon : La Route des Flandres) ou encore ils risquent leur vie pour porter un paquet dont ils ignorent le contenu (A. Robbe-Grillet : Le Labyrinthe). L’essentiel est qu’ils demeurent irresponsables. Irresponsables et, si possible, inconscients, privés de pensée ; leur pensée apparaît comme un amalgame de sensations confuses – odeurs, bruits, objets, souvenirs d’objets. Ce n’est même plus « l’infrapsychologie » de Nathalie Sarraute, mais plutôt une sorte de phénoménologie des sensations. *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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  • L’homme, cet objet

    La semaine dernière, des savants italiens ont pu maintenir un fœtus en vie, pendant vingt-huit jours, dans un milieu artificiel. Les savants français laissent entendre qu’ils ne sont pas en retard. Nos mamans nous disaient : « Je vais t’acheter une petite sœur », les mamans de demain pourront ajouter : « Viens la choisir avec moi. » On ira dans les grands magasins faire du lèche-bébés : on choisira un intellectuel semi-gras, ou un sentimental pur chair, de neuf livres, avec trois mois de garantie. Le temps du Dieu fait Homme est mort ; voici venir le temps de l’Homme-objet. *
     Lorsque j’étais en philo, une phrase de Claude Bernard me fascinait : « Nous pouvons savoir comment l’opium fait dormir, mais nous ne saurons jamais pourquoi. » Voilà justement ce qui serait intéressant, me disais-je : savoir pourquoi. J’ignorais encore qu’une telle question péchât contre l’esprit positif, le monde moderne et le sens de l’Histoire. Que notre siècle s’appliquait à l’oublier, et à faire disparaître avec elle ceux qui l’ont inventée, qui la posent à chaque instant au risque de troubler, avec l’insolence de leur cœur curieux, l’harmonie nouvelle fondée sur le progrès et le confort de l’indifférence : les enfants – et leurs grands frères les métaphysiciens. Mauriac, je crois, disait un jour : « Il n’y a pas de petites filles ; il n’y a que de petites femmes. » Il me semble qu’il y a de moins en moins de petits garçons ; et ce n’est pas l’éducation qu’ils reçoivent, ni cette indulgence fatiguée, plus faible que tendre, dont on les entoure, ni même les spectacles de télévision qui leur sont destinés, et auxquels ils assistent dès l’âge de cinq ans, qui leur rendront leur enfance. *
     L’enfance se meurt, le cher Bernanos l’a déjà dit, mille fois mieux dit, persuadé d’ailleurs que le monde entier resterait sourd à ses cris gênants et répétant tout de même, jusqu’à la fin, sa vieille chanson solitaire, avec une sorte d’entêtement sublime auquel L’Express a rendu hommage, la semaine dernière, en le qualifiant de « petite bête irréductible ». L’enfance se meurt, l’enfance est morte. Il n’est pas nécessaire d’être très clairvoyant pour reconnaître que sa chute est liée à celle de l’amour. Les tendresses de l’âge mûr, les baisers que nous échangeons, ce sont nos lèvres d’hier qui les donnent et qui les reçoivent, des lèvres d’enfant survivant. En découvrant le complexe d’Œdipe, Freud a mis beaucoup de science à nous répéter ce que depuis longtemps un peu de cœur nous avait appris.
     « Il n’y a plus d’enfants. » Je ne serais pas étonné que cette locution populaire soit apparue au moment où Rimbaud se plaignait que l’amour fût « à réinventer », tandis que Nietzsche tonnait : « Dieu est mort. » Le célèbre constat, plein d’orgueil et de douleur, fut contresigné par Auguste Comte et Renan. Pareils à des juges qu’une victime obsède, Nietzsche, devenu fou, signa ses lettres du nom de « crucifié », et Comte, après une crise de démence, voulut réinventer la religion, s’institua grand prêtre de l’humanité et divinisa Clotilde de Vaux, la jeune fille qu’il avait aimée, sous le nom de sainte Clotilde. Le bon vieux Renan fut le seul à ramasser les honneurs et à conserver jusqu’au bout sur les lèvres un sourire confit dans la graisse et le dégoût. *
     Mort de l’enfance, mort de l’amour, mort de la foi, il n’y a rien là qui puisse nous surprendre, nous en sommes informés depuis longtemps, même si nous faisons la sourde oreille, désespérément, comme ces prêtres avancés qui se sentent en retard et qui, entre deux bréviaires, se jettent avec une gourmandise pathétique sur l’Introduction à la psychanalyse et la théorie des tabous. De toutes ces morts, Mme Carmen Tessier tire chaque jour, dans France-soir, le malicieux commentaire : « On n’arrête pas le progrès. » *
     Il ne s’agit pas d’arrêter le progrès. À part les guerriers balubas, plus personne ne songe sérieusement à attaquer les machines à vapeur. Ce ne sont pas les conquêtes de la science qui peuvent nous inquiéter, mais la prolifération de ses méthodes dans des domaines qui ne lui doivent rien, n’ont rien de commun avec elle, ne pourront strictement rien en apprendre. Dans un dernier numéro de Arts, Charles Lapicque a merveilleusement démontré la vanité, le snobisme et la niaiserie qui poussent une certaine peinture à se réclamer des dernières découvertes scientifiques et à justifier ses toiles les plus aberrantes par la géométrie non euclidienne ou la mécanique ondulatoire. « Le savoir, disait déjà Nietzsche dans ses prophéties sur le XXe siècle, risque de se venger sur nous comme l’ignorance s’est vengée sur nous au Moyen Âge… Les hypothèses de la science moderne peuvent être interprétées dans le sens de l’abrutissement. » *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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