• « Le bonheur n’est pas gai », disait Maupassant. Le nôtre non plus. Nous l’avons construit sur les ruines du XXe siècle, sur le désespoir de Kafka, de Sartre et de Camus. C’est un bonheur âpre et tragique, à l’image de cette Nature que nous aimons, de cette mer qu’aujourd’hui tant de jeunes écrivains décrivent. Pour ma part, entre tant d’autres rivages, ce sont ces rivages bretons que je choisirais pour illustrer ce dur bonheur – les rivages, les rochers bretons, et ces grèves… ces grèves bretonnes à la tombée du soir, au moment où plus rien au monde ne semble bouger que la mer, et où le roulement d’une charrette solitaire, au loin, se perd dans le roulement des vagues. Le soleil, dont le reflet frappait encore, tout à l’heure, la vitre d’une ferme sur la falaise, s’est éteint. L’imminence de la nuit rappelle une autre menace, permanente, inévitable. Dans quelques instants, il n’y aura plus de lumière, dans quelques instants nous allons mourir. Et tout à coup, dans cette fatalité même, dans la certitude même de mourir, nous découvrons une joie étrange. La joie, peut-être, de faire face ; de considérer notre fragilité, notre précarité, non plus comme les signes de quelque châtiment et la preuve de notre misère, mais au contraire comme l’effet d’un mécanisme à la fois gratuit et savant, miraculeusement agencé pour donner tout son prix à notre destinée. Nous pouvons l’appeler le Destin, ou la Nature, ou la Providence, ou la Volonté divine, qu’importe ? Le moindre objet devient précieux à nos yeux éphémères ; regarder, entendre, respirer seulement nous satisfait. Et nous sentons qu’il n’est pas de maladie, de malchance ni d’angoisse, qui ne puisse défier le bonheur de vivre – cet extravagant bonheur que nous devons à la fierté d’être mortels.
     Loin de nous dérober à la souffrance, nous lui rendons son véritable prix – je dirai que nous la recherchons. Ceux qui comprendront masochisme ne comprendront pas. La souffrance, bien sûr, ne fait pas notre plaisir, mais parce qu’elle aiguise l’attention, parce qu’elle rend le cœur et les sens vulnérables au moindre objet, à la moindre phrase, elle redonne à chacun de nos instants déchirés la nouveauté, la profondeur, la plénitude dont les avait privés notre habitude de vivre.
     Une nouvelle hiérarchie des valeurs s’impose alors : au lieu de rechercher ce qui nous serait doux, nous choisissons les extrêmes, l’aigu, l’intense. Voici un fragment du Voyage d’hiver, où Jacques Coudol exprime cette éperdue et imprudente poursuite du bonheur : « […] notre pouvoir de bonheur, si grand ou petit soit-il, ne nous est révélé que par celui des souffrances qui nous réduisent. Nous tentons de séparer l’un et l’autre. Nous ferions tout pour oublier que nous avons été désespérés, et tout pour violenter notre mémoire au point de ne laisser accéder que le souvenir de nos plaisirs dans son espace. C’est comme si nous prétendions nous alimenter et nous conduire de telle manière que nous ne soyons jamais fatigués, jamais malades…
     Et ceux qui prétendent avoir découvert le moyen d’être heureux, comme une méthode du gouvernement spirituel, n’avoueront peut-être pas, mais sauront ce que je veux dire. Leur façon n’est qu’un goût de l’extrême, une sorte de pari qu’ils se sont fait de jouer leur vie à pile ou face, en sachant bien que leurs revers seront terribles, mais aussi que leurs plaisirs auront une force inaccoutumée. Pour elle seule, ils ont pris ce risque. Et nous n’en saurons rien. Afin de conduire ainsi la conscience, il fallait d’abord l’entourer de mystère, la cacher. Et, pratiquement, pour un temps, ils se sont perdus de vue. » *
     
     Pendant longtemps, la vie a perdu son mystère. La Science, dont seuls peut-être les vrais savants devinent les limites, a fait se lever dans le monde un vent d’orgueil frénétique ; des esprits fragiles et médiocres ont cru éprouver tout à coup pour la connaissance une passion dont ils étaient bien incapables, mais qui les justifiait de se dérober à la morale, à toute la machinerie vieillotte des préjugés et des principes, accusée de favoriser l’obscurantisme. Au nom de la connaissance, chacun se passait ses moindres caprices. Seuls quelques arriérés conservaient le sens du refus, de la pureté, et limitaient honteusement le champ de leurs expériences. Les autres, mettant leur point d’honneur à se croire capables de tout – ce qui suppose en effet de la grandeur, mais chez les seules âmes d’élite –, ravis d’acquérir à si peu de frais la bonne conscience de leurs petits vices, jugeaient toute chose réductible à un phénomène scientifique et se ventaient d’y voir clair en tout. « Il n’y a pas de question », fut longtemps l’expression à la mode. Combien de braves gens se sont ainsi laissé éblouir par les « docteurs » ! Combien de grandes passions, de rêves fous se sont flétris dans les cabinets des psychiatres, comme des fleurs sous les doigts des vampires…
     La vie ne paraît claire qu’à ceux qui ne l’interrogent pas. Avec le sens de la question, nous avons retrouvé celui du mystère. Certes, nous désirons toujours la lumière, mais moins sûrs de la posséder que de la poursuivre, attentifs à toujours laisser sa part à l’ombre, nous avons le respect de l’inexplicable, nous subissons volontiers le charme incertain des signes, et le forfait nous émerveille.
     Voilà sans doute trop de nuances, et qui risquent de finir par paraître contradictoires. Peut-être aurais-je dû me contenter de dire que nous aimons la vie. Nous l’aimons tant, cette vie tragique, que le tragique lui-même nous semble aimable. Qui aime la vie aime la mort.
     Le jeune Clément Rosset, avec sa Philosophie tragique, est un excellent exemple de ce renouveau d’énergie, de vitalité, qui nous permet d’assumer notre condition douloureuse, et même de nous enivrer de sa douleur. Un passage de son livre m’a particulièrement frappé, où il décrit une fête, l’harmonieuse agitation des danses, la gaieté des voix, la légèreté de la musique – et où, brusquement, à travers une jeune fille qui s’élance vers son cavalier, il imagine la présence transparente, le souffle secret de la mort. « Nous admirons ces danseurs, écrit-il, et nous ressentons une fierté d’exister, parce que nous savons, par leur allégresse tragique, qu’ils savent que l’allégresse n’est pas pour l’homme : et voilà, je l’ai dit, la seule source véritable d’allégresse ; nous les aimons parce qu’ils ont, au moment même de leur danse, la révélation aiguë, beaucoup plus aiguë que dans les autres moments de leur existence, qu’ils sont éphémères et mortels, que leurs pères sont morts, qu’eux-mêmes vont vieillir, que peut-être l’amie avec laquelle ils dansent en ce moment périra demain d’un accident. Notre fête, c’est la révélation subite du tragique ; c’est le voile du bonheur qui se déchire… » *
     
     Amoureux de la vie, comment ne le serions-nous pas aussi de l’amour ? Mais, là encore, d’un amour grave, exigeant et pur. Non pas orageux à la manière romantique, car nous répugnons à compliquer pour rien les passions, et le seul risque de la comédie nous fait horreur. Ce qui distingue le mieux les romantiques d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, c’est peut-être cela : le degré de virilité. Les défauts féminins sont ceux que nous exécrons le plus : le jeu, le mensonge, la coquetterie, l’artifice.
     Cet amour ne refuse pas la chair, ce n’est pas un amour angélique, il sait ce qu’il peut devoir au plaisir. Mais l’érotisme, singulièrement à la mode depuis vingt ans, a perdu tout à coup son prestige monotone. Les écrivains qui s’imaginent encore illustrer la détresse de l’Occident par la description d’une partouze, les cinéastes qui s’ingénient à faire voler les jupons et tomber les pans des peignoirs nous paraissent péniblement démodés. Sans doute s’apercevront-ils bientôt qu’ils ne font pas bâiller que les corsages. Nous sommes décidément saturés de ces cuisses de vamps, de ces parties fines, de ces strip-teases, de cet immense effort de propagande entrepris par une génération éreintée, à demi impuissante, pour tenter de stimuler ses sens émoussés et ses reins vides. « Je n’en parle jamais, mais je le fais beaucoup », répondit une dame du grand siècle à un gentilhomme qui la questionnait sur l’amour. Nos aînés, justement, en parlaient trop.
     Rien ne s’use aussi vite qu’un corps. Le pire est qu’il use d’avance les autres corps inconnus qui, à quelques détails près, lui ressembleront. Il faut exiger bien peu de la vie, et avoir d’avance accepté l’ennui, pour se contenter du plaisir physique. L’amour moderne, sans illusions sur l’érotisme, est redevenu tendre.
     Mais nous avons dû renoncer aussi à des illusions plus douces. Nous savons que l’amour ne brise pas les solitudes ; nous savons qu’il n’atteint jamais tout à fait le rêve de communion qu’il poursuit ; nous savons que le temps l’altère. Qu’importe, nous acceptons tout cela d’avance, comme l’une des conditions tragiques de notre destinée. Et je ne crois pas que les plus grandes amours soient les plus ambitieuses, au contraire. Ces fins de baisers, ces regards qui doivent se désunir, à tout moment semblent préfigurer la séparation dernière, dont nous sentons la menace dans l’ombre, imprévisible, si proche peut-être, peut-être préméditée par nous-mêmes – et nous rendent plus précieuse encore la possession de ce que nous allons perdre.
     Le temps, ce temps qui travaille à notre perte, nous l’aurons ainsi bien joué. Au lieu de lui résister vainement, de s’arc-bouter contre son cours fatal, nous nous laissons emporter de face vers la mer, vers l’instant ultime que nous ne redoutons plus, où nous attend la paix, où nous attend peut-être enfin la lumière. *

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  • Aimer la vie, vivre l’amour
     L’exode, au début, me plut. J’avais quatre ans, il faisait beau, c’était mon premier pique-nique. Je n’avais pas peur des Allemands ; malheureusement, j’eus bientôt peur des Français. Cette horde noire, fuyant sous le soleil, enfants, grandes personnes, animaux, meubles et casseroles pêle-mêle, ces visages que l’angoisse rendait malveillants, ce peuple entier marqué d’un signe de folie, de malédiction, me semblait plus redoutable que l’adversaire invisible qui le poussait devant lui.
     Cinq ans plus tard, un jour de mai, toutes les cloches sonnèrent ; il n’y avait pas assez de lèvres pour les chansons ni de balcons pour les drapeaux. Le même peuple fêtait sa « victoire ». Après la terreur collective, je découvrais le mensonge collectif.
     Ma génération est issue de ce désordre. Cette guerre que nous n’avons pas faite nous a laissé des blessures dont nous n’avons pas guéri. Enfants de vaincus, nous fûmes d’abord blessés dans notre orgueil. Nous voyions nos aînés, nos maîtres prendre sagement les rangs et faire la queue, mentir, écouter la radio en cachette, se suspecter, se dénoncer : les grandes personnes vénérables auxquelles nous devions obéir, c’étaient ces écoliers punis. Les valeurs qu’ils nous enseignaient avaient des tiroirs à double fond. On nous apprenait à croire aux mots que l’on nous défendait de dire. La Vérité, l’Erreur, le Bien et le Mal jouaient aux quatre coins. L’histoire était prête à changer de sens. Il n’y avait guère que les bouchées qui ne fussent pas doubles.
     Aujourd’hui, nous ne parlons plus de la guerre, mais nous n’avons rien oublié. Au fond de notre cœur, tous les premiers jeudis du mois, vers midi, une petite bête affolée se réveille au chant des sirènes, et un instant nous attendons presque le sifflement de la première bombe. Et ce qui nous a marqués, au fond, ce n’est pas tant d’avoir fait si jeunes l’expérience de la peur, de l’humiliation, de la souffrance, mais plutôt d’avoir éprouvé que nos maux étaient inutiles, ne servaient à rien, à personne, et payaient tout au plus les dettes de nos aînés, leur misérable bonheur de l’entre-deux-guerres. Nous attendions des coups que nous ne pouvions pas rendre. Nous risquions de mourir, bêtement, non pour nous défendre ou sauver notre bonheur, mais simplement parce que nous nous trouvions là, sur le chemin qui allait du couteau à la plaie. Nous avions faim pour que les troupes allemandes mangent mieux ; nous avions froid pour qu’elles se réchauffent. Avant de connaître Kafka ou Camus, nous découvrions l’absurdité du monde. Cette guerre avait réussi à discréditer la Douleur, à la rendre bête.
     Et du même coup, la vie parut à certains d’entre nous si fragile, si précaire, d’un si décevant usage, que, renonçant à la dominer, ils suivirent l’exemple de leurs aînés et s’abattirent dans ces plaisirs dont leur enfance avait été frustrée. *
     Malheureusement, ne devient pas homme de plaisir qui veut. Chez les héros de la nouvelle vague, chez les Tricheurs ou autres Dragueurs, le plaisir n’est pas gai, il existe toujours des arrière-pensées, ou au moins des arrière-goûts de remords. Dans les romans de Françoise Sagan, les personnages éprouvent à l’envi « un affreux sentiment de gâchis » – sentiment qui est peut-être d’ailleurs leur véritable délectation, une sorte d’euphorie du désespoir. Ce ne sont plus les illusions, mais l’absence d’illusions qui plonge ces âmes paradoxales dans un bienheureux vertige. Qu’importe que les plaisirs les ennuient, puisque l’ennui leur fait plaisir… Pour cette génération hostile à la vie, rien ne vaut les états d’hébétude, de demi-conscience : l’alcool, l’érotisme, la vitesse, tout ce qui grise, fait tourner la tête et fermer les yeux.
     Parce qu’ils sont indifférents, on les croit revenus de tout. Je pense plutôt qu’ils sont bien décidés à ne jamais aller nulle part. On accuse leur sécheresse de cœur ; c’est reprocher à un malade de manquer d’appétit. Atteints par la guerre, par l’excès et la vanité de leurs souffrances d’une insensibilité maladive, pleins de méfiance envers la passion – puisque c’était à la passion qu’on attribuait tous les crimes, le fascisme, le nazisme, le racisme –, fatigués de vivre avant d’avoir vécu, ils fuient l’amour comme un hémophile fuit tout ce qui risque de le blesser. Et je crois que l’ambition, le succès, la gloire ne les intéressent pas davantage. L’essentiel pour eux est de se faire tout petits, de s’affirmer, de s’exposer surtout le moins possible. « Se dérober à la souffrance, disait Nietzsche – c’est-à-dire à la vie. » Ils ne sont pas, ils ne veulent pas être du voyage. Ils n’ont pris qu’un ticket de quai et se sont blottis dans la salle d’attente – réfugiés de la guerre, réfugiés de la vie, avec, comme Alain Delon ou Maurice Ronet, ce pli amer au coin de leur bouche maussade et, dans leurs yeux alourdis par des paupières trébuchantes, ce dégoût résigné de soi. Et ils attendent en écoutant battre l’horloge, battre l’horloge… *
     Pauvre génération, génération réellement sacrifiée, à qui échut le rôle obscur de combler les années creuses ! Certes, elle aura connu sa petite heure de gloire, la publicité ne lui aura pas manqué, et pendant quelque temps encore elle restera un sujet de choix pour les billets hebdomadaires de quelques chroniqueurs fourbus. Périodiquement, ses petits scandales, ses petits désespoirs viendront encore saigner dans la gibecière de M. Grandmougin, et le lecteur de France-Dimanche, doublement réconforté par le malheur des princesses et la virulence du « Mal du siècle », pourra s’endormir tranquille.
     Car nos aînés s’inquiètent : « Et les jeunes ? Que pensent les jeunes ? » Ils paraissent trembler de nous voir découvrir quelque faute qu’ils nous auraient cachée. M. Alfred Sauvy, penché du haut du phare des statistiques, commente leur approche : ils montent, les petits diables ! de nouvelle vague en nouvelle vague, cela pourrait bien finir par un raz de marée… Le raz de marée commence. *
    Le mois dernier, au Palais des Sports, des centaines de jeunes gens frénétiques se sont roulés par terre et cassé des chaises sur le dos tout en pleurant d’adoration devant leur extravagante idole : Johnny Halliday, le Rock and Roll fait ange. Le rock and roll et ses supporters les J.V., bambins encore tout poisseux de confiture, mi-chevaliers, mi-bandits, avec leurs chaînes de vélo, leurs coursiers pétaradants et leurs blousons brodés d’aigles, ne paraissent jamais aux yeux du grand public que comme une confirmation spectaculaire de la pourriture de la jeunesse. Il était normal, se dit-on, que l’ennui finît par déboucher ainsi sur la violence ; ce qui avait commencé dans les caves avec le bop se poursuit sur des terrains vagues avec le rock. Je me demande s’il ne s’agit pas, au contraire, d’une transformation capitale. Ces quinze dernières années, les jeunes sont restés si tièdes, si soumis, si raisonnables que ces adolescents furieux ne sauraient être leurs frères. Loin d’incarner l’ennui, ils expriment brusquement la révolte. La révolte : enfin ! Mais contre qui ? contre quoi ? direz-vous.
     Contre nous. Contre le monde que nous leur léguons. Cette carrière où ils entrent quand leurs aînés y sont encore leur paraît étouffante. Quelque chose en eux voudrait respirer, une partie d’eux-mêmes qu’ils rougiraient sans doute d’appeler leur âme et que nous ne leur avons d’ailleurs jamais nommée, qui a grandi seule, qui est retournée à l’état sauvage. Au beau milieu d’une civilisation soi-disant raffinée, au point de passer pour décadente, une génération retrouve tout à coup le culte primitif du saccage, les convulsions des danses profanes, l’amour du bruit et du sang, une espèce d’héroïsme barbare. *
     Révolte absurde. Vitalité gâchée : à qui la faute ? Leurs jeunes énergies s’exaspèrent contre le vide, mais personne ne leur a proposé d’en faire un meilleur usage. Autrefois, les passions politiques absorbaient ce trop-plein de force. Mais en politique, dans l’Occident moderne, ce ne sont plus des idées qui s’affrontent : ce sont des intérêts. On ne se passionne pas pour des intérêts. L’Église elle-même, ou en tout cas une partie de l’Église, intimidée par les progrès de la science et les conquêtes du libre esprit, n’ose plus parler de foi ni d’âme. Alors qu’elle aurait gagné partie d’avance si, en ces temps de lassitude et de dégoût, elle osait dénoncer les obsessions du monde moderne, le culte de l’argent, de la technique, du confort, elle s’imagine flatter la jeunesse en dépêchant auprès d’elle des prêtres dans le goût du jour, mi-savants, mi-laïcs, et, généralement, grands amateurs de psychiatrie. Oiseleurs sans filets ni cages, oiseleurs sans illusions, ils s’approchent timidement de ces enfants pour les féliciter de la liberté de leurs mœurs, et tout particulièrement de leur liberté sexuelle – comme dans un récent numéro d’Esprit. Ils se gardent bien de prononcer le nom de Dieu, de crainte de les effaroucher, et je redoute qu’à force d’éteindre ce nom sur leurs lèvres ils ne finissent par le laisser s’éteindre dans leurs cœurs. Dire que tous les démagogues de la jeunesse s’imaginent aller dans le sens de l’Histoire, vivre avec leur temps, en encourageant la licence et l’objectivité au moment même où nous sommes las de la licence, où chacun désire un ordre, des lois intérieures – ou tout simplement un idéal.
     Panem et circenses ! Du pain et des jeux, telle est, depuis trente ans, l’ambition moyenne du Français moyen : tout ce qui implique quelque inquiétude spirituelle – les arts, les lettres, la religion, l’amour – périclite. Et tout ce qui flatte le plaisir, promet le bien-être, tout ce qui emplit les estomacs et les poches, prospère. Encore du pain ! Encore des jeux ! crient ces gourmands déjà repus. Et voici que la jeunesse française, dégoûtée de tant de festins, se cabre.
     
     Longtemps je me suis senti seul. Ou plutôt : isolé. La solitude, chacun l’éprouve pour peu qu’il aime ou qu’il désire aimer, pour peu qu’il existe. Mon isolement me paraissait plus injuste et plus douloureux, pareil à celui des sourds, des étrangers. J’étais en exil dans mon époque. Il me semblait que personne de ma génération ne partageait mes colères ni mes désirs. Et les mots que j’aimais le mieux, que j’employais le plus souvent – volonté, ou tendresse, ou honneur – me fermaient les cœurs que je voulais gagner. Des jeunes gens raisonnables me répondaient : lucidité, lucidité, lucidité. La lucidité est une valeur dangereuse si l’on s’en contente ; elle nous rassure trop facilement ; nous croyons racheter nos faiblesses par la conscience que nous en avons. Parfois ils ajoutaient : objectivité. Et je me souvenais de ce mot de Nietzsche : « objectivité : manque de personnalité, manque de volonté, incapacité d’aimer ». *
     L’objectivité a fait long feu. Aujourd’hui, dans une grande partie de la jeunesse – et surtout chez les moins de vingt ans –, un nouveau romantisme s’éveille dont les blousons noirs ne sont évidemment que la caricature grossière. La jeune littérature nous en offre une expression plus raffinée, avec Jacques Coudol (Le Voyage d’Hiver, éditions du Seuil), ou Clément Rosset, philosophe de vingt ans (La Philosophie tragique, PUF). Au cinéma, Resnais a réhabilité les grands thèmes romantiques : l’amour, le temps, l’amour du temps.
     Comme au XIXe siècle, l’essor romantique d’aujourd’hui est d’abord une réaction contre la civilisation matérialiste : à ces bourgeoisies douillettes, il oppose son respect – presque son goût – de la souffrance ; à ces bourgeoisies avares, la prodigalité de son cœur. Même individualisme, même expansion du moi, même prédominance de la sensibilité et de l’imagination. Mais, à la différence des romantiques de 1830, qui usaient volontiers de termes vagues et abstraits, ceux d’aujourd’hui ont le goût du concret et le souci de la précision. Sans doute est-ce le Dieu moderne, la Science, qui a laissé jusque dans leurs rêves l’empreinte de sa rigueur. Mieux encore : ils sont positifs, énergiques, combatifs. La tristesse, dont nos aînés se sont repus au point d’en assaisonner tous leurs sentiments, comme ces Anglo-Saxons qui arrosent indifféremment leurs salades, leur poisson et leur viande de la même détestable sauce rouge – Les Enfants tristes, L’Amour triste, Bonjour tristesse, Le Bonheur des tristes –, la tristesse leur paraît trop facile. Ils lui rendent son véritable rang : un sentiment médiocre, vain et complaisant. Et c’est le bonheur qu’ils réinventent. *

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  • Bénie entre toutes les femmes
     La femme, c’est la chute ; la femme, c’est le salut. Ève a donné à l’homme son enfer ; la Vierge lui a donné son Sauveur. Celle-là est venue le racheter, après que celle-ci l’eut perdu. En chaque femme ces deux visages se succèdent, se recouvrent tour à tour au gré de la grâce. Celle en qui nous avons cru reconnaître l’instrument de toutes les voluptés et de toutes les corruptions est aussi celle qui intercède pour nous, la seule qui puisse nous obtenir un peu de cette lumière que nous devons à l’amour. Elle-même s’effraie de son mystère : « Elle a plus d’angoisse que l’homme », disait Kierkegaard. Fontaine miraculeuse, elle peut aussi bien répandre le poison que la grâce, mais elle n’en est jamais ni la victime ni la bénéficiaire : ce qu’elle détient la dépasse ; ce qu’elle donne lui échappe ; elle ne règne pas sur ce qu’elle possède. De génération en génération, elle est l’intermédiaire innocent et irremplaçable par lequel les hommes communiquent avec les hommes, avec le Temps, avec le Mal, avec Dieu…
     … Dieu dont elle est la dépositaire symbolique, émerveillée, et douloureuse. Elle a été choisie pour donner la vie, mais cette gloire n’appartient qu’à sa chair. À peine né, le fruit de son corps est aussitôt le maître de son âme, cette âme que l’Église ne lui a accordée, lors d’un Concile célèbre, qu’à une voix de majorité.
     La destinée de la Vierge se prolonge à travers celle de toutes les femmes : se résigner, se soumettre. « Oui » est le mot de l’amour. Comme elle a accepté la mystérieuse naissance du Fils, Marie doit se résoudre à Sa mort. Sans doute, elle eût préféré moins de gloire, qu’elle eût payée de moins de larmes. Elle ignorait, corps pur doucement ployé par la douleur sur le bras crispé de saint Jean, que le Sacrifice suprême, parfois, fût de survivre.
     Pourquoi les vierges des chansons de geste avaient-elles le droit de grâce ? Pourquoi fallait-il que les prophétesses de Germanie fussent vierges ? D’où Antigone, Iphigénie, Béatrix, la Princesse du Tasse et la Pucelle d’Orléans tenaient-elles leur pouvoir miraculeux et salvateur ? Car la virginité semble n’être qu’un état contingent, négatif, un obstacle à la vie, un luxe inutile…
     La virginité, pourtant, est aussi le don absolu de soi. En s’abandonnant aux desseins de Dieu, Marie symbolise l’offrande que tout être pur fait de son corps – et de la vie qu’il pourrait donner – à une valeur encore plus précieuse : celle de la personne humaine. C’est pourquoi, dans toutes les civilisations fondées sur l’Esprit, la vierge possède un tel prestige : elle témoigne qu’un seul être est une fin en soi, qu’une seule existence a son propre prix. *
     Pour l’enfant, la mère se confond avec la Vierge. On n’imagine pas sa mère amoureuse : elle n’a pas de corps. Il paraît naturel au fils qu’elle ait renoncé à sa propre vie, qu’elle ne soit plus qu’un vaste cœur dévoué, habitable, sur lequel il fait peser, dieu chétif, le joug de sa faiblesse. Elle s’y soumet, elle retrouve sa pureté première à travers cette tendresse nouvelle…
     … Tendresse solitaire qui ne réclame pas d’être partagée ni récompensée ni même reconnue : amour soumis d’avance à l’infidélité du fils, amour… résigné à s’effacer quand le jour sera venu d’ouvrir la porte et de le regarder partir.
     L’instinct maternel, chez l’animal, s’arrête à sa progéniture. La mère d’un homme, au contraire, pour accomplir sa vocation, se doit d’être la mère de tous les hommes. Elle a la charge de tous ceux qui réclament quelque miséricorde.
     Les Noces de Marie et de Joseph, ces noces blanches qui ne seront jamais consommées, rappellent aux époux des générations à venir que l’union de leurs corps n’est que le doux prolongement, le reflet matérialisé de leur accord spirituel. Déjà selon la Cabale l’homme ne saurait s’accomplir tant qu’il n’a pas retrouvé chez un être de l’autre sexe cette part détachée de lui-même après laquelle son cœur de mutilé soupire. « Je sais maintenant qui je suis », dit Hölderlin à Diotima, tandis que lui apparaît, sur le visage de cette femme qu’il aime, « le Dieu qui l’inspire ». Mystérieuse fécondité, amour dont les fruits sont des chants, des poèmes.
     Marie, avec son visage incliné comme les fleurs et baigné dans sa propre lumière, incarne la virginité mystérieuse que l’épouse conserve après l’union charnelle. Pour celui qui l’aime, une femme est toujours vierge. Comme Antiochus qui croit chaque jour voir Bérénice « pour la première fois », c’est toujours la première étreinte que l’amant renouvelle, c’est toujours au premier mystère qu’il s’initie à chaque étreinte. La fidélité n’est pas un exercice de la volonté, mais un continuel renouvellement du premier choix. Noces d’argent, noces d’or, chaque jour de la vie conjugale est un jour où les noces recommencent, un jour où les époux célèbrent la naissance de l’amour – du divin amour humain. *

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  • La plage était déserte
     On remarqua sa voiture blanche. Le vent mêlait ses cheveux et le soleil, qu’il recevait de face, semblait le forcer à sourire. Il déplut à ceux qui le virent parce qu’il roulait trop vite, indifférent, lumineux, pareil à ces étrangers qui, quelques semaines auparavant, durant les vacances, traversaient le village sans le voir, pressés de gagner une station plus connue, plus luxueuse, avec l’air d’y être attendus déjà par quelque bonheur.
     Au carrefour, il freina. Il prit la route du port. Trois pêcheurs qui réparaient leurs filets sur la jetée le virent descendre et s’avancer vers eux d’un pas si pressé, si précis, qu’ils se redressèrent et l’attendirent. Mais il ne parut pas les voir. Il gagna très vite le bout de la jetée, se hissa sur le petit mur rond qui la surplombait et s’y étendit, le menton dans les paumes. Ses lèvres, à plusieurs reprises, remuèrent. Que regardait-il ? À qui parlait-il ? Il n’avait devant lui que la mer.
     La mer, quelque temps, fut bleue ; non plus de ce bleu glacé de l’été, mais d’un bleu tiède et mourant qui avait, comme le clapotis de l’eau contre la jetée, la lente oscillation des barques, une sorte de douceur féroce. Puis une brume s’étendit, parut dissoudre le soleil dont la lumière devint sourde, épandue, impossible à localiser. L’air se mit à trembler. Il semblait que l’on regardât le ciel à travers des larmes.
     Il se leva, revint sur ses pas, suivit le chemin des douaniers et descendit sur la plage. Ses mouvements, maintenant, étaient d’une lenteur silencieuse et marine. Son clair visage ne souriait pas, n’exprimait qu’une attention intense et vague, immédiatement satisfaite, comme si chacun de ses regards lui révélait ce qu’il cherchait. La plage était déserte. Pourtant il en fixa plusieurs points précis : là où, durant les vacances, se balançaient les anneaux de portique ; là où, durant les vacances, brillait la petite voiture blanche de la marchande de glaces. Au pied des rochers une barque retournée, la quille maculée de goudron, attendait le lointain été. Les cabines de bains, serrées, fermées, muettes, paraissaient regarder à l’horizon, de leur œil losangé, l’hiver venir. Il aperçut, à demi enfoui, un de ces petits moules rouges avec lesquels les enfants font des coquillages de sable. Il le ramassa, le serra entre ses mains jointes et le reposa avec une tendre précaution.
     Enfin il gagna les rochers de Penvert, où il s’assit. Des enfants, qui jouaient à chercher quelque trésor dans les grottes, racontèrent qu’il était resté plus d’une heure immobile, le regard figé à l’horizon, comme s’il y suivait quelque invisible régate. Puis il avait trouvé dans une poche un objet blanc – un morceau de tissu, une photographie, ou un papier ? – qu’il avait tenu longtemps à bout de bras, peut-être pour qu’il se découpât sur la mer. *
     Vers une heure, il revint déjeuner à l’hôtel des Sables Blancs. La marée basse avait déshabillé les barques. Elles gisaient sur le côté dans le désert du port, montrant leurs flancs colorés, leurs étraves blanches ou noires. Entre des pierres moussues, un vieux tonneau rouillé, un soulier, des boîtes de fer, les mouettes se promenaient ou allaient s’aligner un peu plus loin, au bord des eaux, où elles paraissaient regarder le théâtre de la mer. Parfois l’une d’elles s’envolait, tournait trois fois, le jabot gonflé, l’œil tendu et stupide, et redescendait en planant, n’agitant les ailes qu’au dernier moment, pour se freiner avant d’atterrir.
     Le patron vint le voir au dessert et se montra fort empressé. Il répondit avec autant d’amabilité que d’incohérence : l’air de la mer, disait-il, ouvrait terriblement l’appétit, et il avait savouré ces plats auxquels il n’avait pourtant presque pas touché. À peine avait-il gobé deux palourdes ; le garçon avait remporté les étrilles ; il avait refusé les moules marinières et chipoté sur le grondin.
     Dans l’après-midi, une petite pluie très fine se mit à tomber ; on ne pouvait en distinguer les gouttes que si l’on regardait les pins. La mer grise et le ciel gris se confondaient à l’horizon aboli. Il se rendit sur les falaises de Saint-Glat, et une vieille femme qui ramassait du goémon le vit descendre le long des rochers abrupts, jusqu’à une grotte où, sans craindre de salir son costume, il s’étendit.
     Il était étendu sur un rocher plat, à l’entrée de la grotte, laissant la mer monter, les yeux fermés. Rien ne l’avertissait de la présence de l’eau que son odeur, et le bruit monotone du ressac. Sa main, d’un mouvement régulier qui semblait suivre celui des vagues, caressait une petite touffe de lichen vert pâle que la marée haute, bientôt, recouvrirait. Il sentait parfois sous ses doigts le cône dur et strié de quelque coquillage incrusté dans le roc, et dont la forme rappelait celle d’un chapeau oriental. Pareille à un animal retenu, dont la bride est trop courte, la mer n’éclatait pas sur les rochers ; arrêtée avant d’avoir eu le temps de former ses vagues, elle gonflait et abaissait, à la verticale, ses eaux prisonnières. À son bruit lent et régulier, il pouvait deviner qu’elle n’avait point d’écume. Puis ce mouvement lui-même s’apaisa, le vent, les lames, les couleurs de la mer s’évanouirent, et du même coup l’odeur du goémon devint plus profonde : il sut que le soir tombait.
     Le soir tombait, un soir de plus tombait sur l’océan, sur la lande, sur la plage abandonnée, sur la jetée où, durant les vacances, des jeunes filles qui se donnaient le bras venaient flâner dans le soir, sur les hôtels vides et les villes fermées, sur la falaise enfin, cette falaise où, durant les vacances, des couples parfois venaient écouter descendre la nuit.
    Un frisson le saisit, il se leva, pressa des deux mains sa figure mouillée. Une mouette passa, que la brume ensevelit presque aussitôt. Il avait cessé de la voir lorsqu’elle cria ; et au même instant, derrière lui, la fenêtre d’une ferme proche de la falaise s’éclaira – et cette lumière jaillie des fougères parut décider, à elle seule, que c’était l’hiver.
     Il remonta sur la falaise. Ses jambes tremblaient. Lorsqu’il atteignit le sommet, il se retourna vers l’océan silencieux. Là, durant les vacances – là, le mois dernier encore, il y avait des baigneurs, des voiles, des cris. Et ces baigneurs, ces voiles et ces cris reviendraient l’année prochaine, et chaque été des années à venir, et chaque année des siècles prochains ils répéteraient sans lui son propre été. Son visage se crispa, il leva un poing comme pour maudire la mer ; puis il se baissa, saisit une pierre, la porta à ses lèvres et la jeta dans l’eau.
     Il revint vers le port ; lorsqu’il passa devant la ferme un chien aboya ; dans les rues du village, les volets se fermaient. La serveuse du restaurant où il avait déjeuné le vit monter dans sa voiture et regarda par la fenêtre le feu rouge qu’éteignit le tournant de la route. Puis, immobile, le visage penché dans l’air humide, elle fixa longtemps le feu du chenal, l’unique lumière du village, dont le reflet tremblait sur la mer. La mer, dans la nuit, était calme. Le bruit de la mer était doux. Elle écoutait régner la mer. *

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  • Une mode qui passe
     Le Nouveau Roman ne manque pas de défenseurs, ni de disciples. C’est même un plaisir de voir avec quelle bonne volonté, avec quelle émulation de gâte-sauce certains jeunes écrivains – Ricardou, Thibaudeau – imitent la technique d’Alain Robbe-Grillet comme s’ils appliquaient la recette du veau Marengo. D’autres, plus âgés – tel Marc Saporta –, s’empressent de se rallier, sous le prétexte désinvolte d’une « tentative de synthèse » ; en fait, on sent bien qu’ils n’ont qu’un seul regret : ne pas avoir connu plus tôt l’École du Regard.
     Mais il s’agit là de spécialistes, de lecteurs à la page ou d’auteurs qui se croient « dans la course ». Pour les humbles, pour les timides, pour les petits épargnants de la littérature, le Nouveau Roman reste une valeur peu sûre. C’est pourquoi Alain Robbe-Grillet vient de faire paraître, dans la Revue de Paris, une sorte de prospectus publicitaire destiné à rassurer les petites gens.
     « Le Nouveau Roman ne fait que poursuivre une évolution constante du genre romanesque. » « Le Nouveau Roman ne s’intéresse qu’à l’homme et à sa situation dans le monde. » « Le Nouveau Roman ne vise qu’à une subjectivité totale. » Si les critiques l’ont jugé froid, impartial, inhumain, c’est par erreur bien entendu, quand ce n’est pas par méchanceté pure. Ils prennent tout au pied de la lettre et méconnaissent les bonnes intentions des auteurs, comme celle – si attendrissante, si louable – d’« avancer plus loin » que « ce qui était hier ».
     Après avoir réfuté, à grands coups d’affirmations isolées et gratuites, les lâches accusations portées contre un parti si honnête, Alain Robbe-Grillet se tourne vers les humbles. Il les adjure « de ne plus se boucher les yeux » (sic). De bien vouloir se reconnaître dans les héros de ses livres, des gens « comme vous et moi ». Et il ajoute, non sans malice : « Le Nouveau Roman s’adresse à tous les hommes de bonne foi. » Pourquoi ? L’auteur abandonne ici la propagande électorale pour les arguments plus directs du fakir de foire : « Car il s’agit d’expérience vécue. » Oui, mesdames, messieurs, c’est un homme comme vous et moi, honnête et simple, un malheureux « englué dans ses passions », qui a vécu pour vous ces expériences inouies, sans truquage et sans filet. Achetez les récits de ses aventures. Ils « sont écrits avec les mots, les phrases de tout le monde, de tous les jours », poursuit Robbe-Grillet déchaîné, le col ouvert, devant les badauds qui s’attroupent. « Ils ne présentent aucune difficulté particulière de lecture pour ceux qui ne cherchent pas à coller dessus une grille d’interprétation périmée, qui n’est plus bonne déjà depuis près de cinquante ans », précise-t-il. L’argument lui paraissant bon, et même flatteur pour certains, il ajoute d’un air rusé et doucereux : « On peut même se demander si une certaine culture littéraire justement ne nuit pas à leur compréhension. » La foule, rassurée et ravie, commence d’entrer pour voir travailler l’artiste. Alors, pour gagner ceux qui hésitent encore, les tourmentés, les scrupuleux, Alain Robbe-Grillet lance son argument massue : le Nouveau Roman sert « la cause de la liberté ». Comment ? par « le contenu douteux d’un obscur projet de forme ». Nous voilà conquis : il faut refuser des entrées. *
     Sérieusement, que signifie ce charabia ? Alain Robbe-Grillet a écrit des romans qui peuvent déplaire, mais dont l’originalité mérite au moins d’inquiéter. Il a surtout réalisé, avec Alain Resnais, un film d’une tendre et rigoureuse beauté : L’Année dernière à Marienbad, le Tristan et Iseult du cinéma. Tout y est si mesuré, si juste ! Mais le problème du Nouveau Roman réveille en lui une fougue maladroite de commis voyageur, une ardeur polémique de vendeur au déballage. « Avant l’œuvre il n’y a rien, pas de certitude, pas de thèse, pas de message. Croire que le romancier a quelque chose à dire et qu’il cherche ensuite comment le dire représente le plus grave des contresens. » C’est bien compris ? Que tous les romanciers en fassent désormais leur profit. Dommage pour Proust, pour Flaubert, pour Dostoïevski, qui ont eu le malheur de naître avant Alain Robbe-Grillet et de méconnaître ce credo naïf, cette image faite du romancier formaliste, qui ne se préoccupe que du temps de ses verbes et du rythme de ses phrases. Ils avaient – les maladroits – la prétention de dire quelque chose, d’exprimer leur souffrance, ou leur ennui, ou leur angoisse. Ils existaient avant d’écrire. Mais auraient-ils éprouvé le besoin d’écrire s’ils n’avaient connu la douleur d’exister ? Le télégramme qui apprend à Proust la mort d’Albertine, la dernière rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux ne sont-ils que « le contenu douteux d’un obscur projet de forme » ?
     Il est aussi absurde de partir en guerre contre la « littérature de message » que de la défendre. Tout simplement, il existe un moment où l’obsession d’une douleur fixe, l’insistance d’un sentiment, d’une idée poignante, rétive, autonome, logée en soi comme un corps étranger, devient insupportable : il faut s’en délivrer – pour s’en guérir peut-être. Le style, la technique, le « comment » d’un écrivain tiennent à la nature, aux qualités de sa plainte. Il les cherche non pour eux-mêmes, mais comme une issue vitale. On ne saurait concevoir d’expression qui précède le besoin d’expression. Et cet « obscur projet de forme » qu’Alain Robbe-Grillet prend pour un artifice technique, une hypothèse de laboratoire, n’est jamais que le désir insensé de se faire comprendre.
     Il vaut décidément mieux, cher Alain Robbe-Grillet, ne plus vous risquer à ces grands manifestes théoriques où André Breton, dont les raisonnements avaient une autre vigueur, un autre style, une autre force que les vôtres, s’est peu à peu enlisé. Il y a deux ans, je crois, dans la NRF, vous avez déjà levé vers le ciel de la métaphysique une épée de carton bouilli dont les morceaux sont finalement retombés sur les visages consternés de vos plus sérieux défenseurs. Aujourd’hui, vous servez aux lecteurs de la Revue de Paris de grossières et prétentieuses couleuvres qu’ils ne sauraient avoir la bonne grâce d’avaler. Le public a beau parfois lire vos romans, il est plus fin que vous ne semblez l’imaginer. Je n’en veux qu’une seule preuve : il aimera de tout son cœur L’Année dernière à Marienbad. *

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