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    Quand le vaporetto descendit le Grand Canal, et qu'à gauche et à droite s'offrit à mon regard la dentelle en pierre des palais, noircie par le temps, je me sentis projetée dans une autre dimension où tout était léger, dentelé, aérien, où l'on ne pouvait, ni d'ailleurs ne voulait plus appliquer à la vie et à soi-même les mesures habituelles, où rien n'était comme avant, l'impossible devenait possible,la lourdeur s'allégeait, le désespoir n'était plus qu'un mélange de tristesse et de joie.

    "Le roseau révolté"  Nina Berberova *

     

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  • Le cadre de mes souvenirs s’élargissait. Devant moi passaient des pays lointains oubliés depuis si longtemps qu’il me semblait ne les avoir jamais vus ; des forêts sauvages et des luttes gigantesques dans lesquelles aux hommes se mêlaient des animaux. Mais c’étaient de vagues croquis, sans aucune image précise. À travers ces tableaux circulait une petite fille en robe bleue, qui depuis longtemps m’était connue. Durant ma dernière existence, elle m’était rarement apparue en rêve, mais toujours ces rêves m’avaient semblé de mauvais augure. Elle avait dix ans ; elle était maigre, pâle, pas jolie, mais ses yeux étaient remarquablement noirs et profonds, et leur expression n’avait rien d’enfantin. Parfois ils exprimaient une telle angoisse qu’à rencontrer son regard je m’éveillais immédiatement  inondé d’une sueur froide et le cœur battant. Il m’était impossible de me rendormir, et, pendant plusieurs jours, je restais étrangement nerveux. Maintenant je suis convaincu que cette fillette a existé, que je l’ai connue jadis ; mais qui était-elle ? Ma fille, ma sœur ou une étrangère, et pourquoi ses yeux navrés d’une souffrance surhumaine ? Quel bourreau avait torturé cette enfant ? Moi peut-être, et cela eût expliqué pourquoi son apparition, dans mes rêves, revêtait le caractère d’une punition. Chose étrange, de tous mes souvenirs, aucun n’était gai, mes yeux spirituels ne voyaient que des pages de douleur et de cruauté. Il y a eu sans doute dans mes existences des jours joyeux, mais en très petit nombre, faut-il croire, puisqu’ils ont disparu, enfouis dans un océan de souffrances, et si c’est ainsi, pourquoi ? On ne peut admettre que la vie soit faite pour la seule souffrance ; elle doit avoir quelque autre but ; mais le connaîtrai-je jamais ? Au prix de cette ignorance, mon état actuel, c’est-à-dire l’immobilité et la tranquillité absolue, devrait me sembler le bonheur, et pourtant, dans tout ce chaos de souvenirs indécis, de pensées éparses, je sentis s’affirmer en moi un sentiment étrange et qui  m’attirait encore dans ces régions de ténèbres et de douleur d’où je venais de sortir. Je voulus résister à cette attirance, mais elle se fortifia, vainquit tous mes arguments, et enfin se manifesta à nu comme le désir passionné et incoercible de vivre.  

    Apoukhtine "Entre la mort et la vie"

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    A la vérité, presque rien ne le distinguait des autres. Il était plus effacé, mais non pas modeste, impérieux quand il ne parlait pas ; il fallait alors lui prêter silencieusement des pensées qu'il rejetait doucement ; cela se lisait dans ses yeux qui nous interrogeaient avec surprise, avec détresse : pourquoi ne pensez-vous que cela? pourquoi ne pouvez-vous pas m'aider? Ses yeux étaient clairs, d'une clarté d'argent, et faisaient songer à des yeux d'enfant. Il y avait, du reste, sur son visage quelque chose d'enfantin, expression qui nous invitait à des égards, mais aussi à un vague sentiment de protection.
    Certainement il parlait peu, mais son silence passait souvent inaperçu. Je croyais à une sorte de discrétion, parfois à un peu de mépris, parfois à un trop grand recul en lui-même ou hors de nous. Je pense aujourd'hui que peut-être il n'existait pas toujours ou bien qu'il n'existait pas encore. Mais je songe à quelque chose de plus extraordinaire : qu'il avait une simplicité dont nous n'étions pas surpris.
    Il gênait pourtant. Il m'a gêné plus que d'autres. Peut-être a-t-il changé la condition de tous, peut-être seulement la mienne. Peut-être fut-il le plus inutile, le plus superflu de tous les êtres.

    "Le dernier homme" Maurice Blanchot

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  • Ton regard m'effleure...

    Parfois aussi, je vois une vieille cathédrale, dans un pays lointain et beau. Des fidèles alignés se pressent à genoux. Les voûtes, hautes et nues, et les colonnes immenses qui montent en s’évasant soufflent un froid austère, propice à la prière, répandent une impression de pompe et de tristesse. Tu es là, à côté de moi, silencieuse, passive, comme si tu m’étais étrangère ; chaque pli de ta tunique reste immobile, sculpté ; les reflets bigarrés des vitraux multicolores reposent immobiles devant tes pieds sur les dalles usées. Et voilà que, secouant avec force l’air obscurci par l’encens, et nous secouant nous-mêmes, telle une lourde vague, roule le chant de l’orgue. Tu pâlis, tu te redresses ; ton regard m’effleure, glisse sur moi pour s’élever plus haut, vers le ciel, et seule, me semble-t-il, l’âme immortelle peut regarder ainsi et avec de tels yeux…

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    La nuit était plus sombre et plus pénible qu'il ne pouvait s'y attendre. L'obscurité submergeait tout, il n'y avait aucun espoir d'en traverser les ombres, mais on en atteignait la réalité dans une relation dont l'intimité était bouleversante. Sa première observation fut qu’il pouvait encore se servir de son corps, en particulier de ses yeux; ce n'était pas qu'il vît quelque chose, mais ce qu'il regardait, à la longue le mettait en rapport avec une masse nocturne qu'il percevait vaguement comme étant lui-mêle et dans laquelle il baignait. Naturellement, il ne formula cette remarque qu'à titre hypothèse, comme une vue qui était commode, mais à laquelle seule la nécessité de démêler des circonstances nouvelles l'obligeait à recourir. Comme il n'avait aucun moyen pour mesurer le temps, il attendit probablement des heures avant d'accepter cette façon de voir, mais, pour lui-même, ce fut comme si la crainte l'avait emporté tout de suite, et c'est avec un sentiment de honte qu'il leva la tête en accueillant l'idée qu'il avait caressée: en dehors de lui se trouvait quelque chose de semblable à sa propre pensée que son regard ou sa main pourrit toucher. Rêverie répugnante. Bientôt, la nuit lui parut plus sombre, plus terrible que n'importe quelle nuit, comme si elle était réellement sortie d'une blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée. C'était la nuit même. Des images qui faisaient son obscurité l'inondaient. Il ne voyait rien et, loin d'en être accablé, il faisait de cette absence de vision le point culminant de son regard. Son oeil, inutile pour voir, prenait des proportions extraordinaires, se développait d'une manière démesurée et, s'étendait sur l'horizon, laissant la nuit pénétrer en son centre pour en recevoir le jour. Par ce vide, c'était donc le regard et l'objet du regard qui se mêlaient. Non seulement cet oeil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme objet ce qui faisait qu'il ne voyait pas. En lui, son propre regard entrait sous la forme d'une image, au moment où ce regard était considéré comme la mort de toute image...
    Sa solitude ne lui sembla plus aussi complète, et il eut même le sentiment que quelque chose de réel l'avait heurté et cherchait à se glisser en lui. Peut-être aurait-il pu interpréter cette sensation autrement, mais il lui fallait toujours aller au pire. Son excuse, c'est que l'impression était si distincte et si pénible qu'il était presque impossible de n'y pas céder. Même s'il en avait contesté la vérité, il aurait eu le plus grand mal à ne pas croire à quelque chose d'extrême et de violent, car de toute évidence un corps étranger s'était logé dans sa pupille et s’efforçait d'aller plus loin.

    "L'obscur Thomas" Maurice Blanchot

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