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    Une jeune fille s’accouda lentement sur le rebord de la fenêtre, et jeta au dehors un long regard chargé de lassitude et de tristesse. Cette enfant, de 16 ans à peine, avait l’idéale beauté des femmes du Nord, quand elles unissent à la limpidité fluide des yeux, à la transparence de la peau, l’abandon pensif et harmonieux de la démarche et de la pose. Par un heureux et rare caprice de la nature, ses cheveux d’un blond cendré faisaient luire, malgré leur abattement, de grands yeux bruns dont les cils ombraient ses joues pâlies. Celle de ses mains qu’elle avait posée sur la fenêtre était mince et fine, d’une blancheur de neige, et agitée par instants de petits mouvements nerveux. Ainsi accoudée, vêtue de blanc, mollement inclinée et baignée dans l’ombre lumineuse du soir, on eût dit une de ces vierges idéales, si chères aux  poètes allemands. En face d’elle, la baie étendait, sous les reflets rouges du soleil, ses longues houles calmes ; et, par delà les dernières élévations de la côte, l’immensité de l’océan austral se détachait en une ligne d’un bleu sombre. Mais ce large et splendide horizon n’attirait point ses yeux, qui conservaient cette expression vague et flottante propre à qui regarde en soi et semble oublier le monde extérieur.

     

    Leconte de Lisle "Le voyage" (chapitre II) *

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    Ce qu'on met de soi dans l'autre est infiniment plus vaste que ce qu'on croit lui confier. Quelquefois c'est sa propre vie, d'autres fois c'est son âme, sa vocation, sa sauvagerie, sa misère, une dette ancestrale, c'est toujours exorbitant, une valeur passée en douce, clandestine, que l'on s'échange dès le premier regard.

    En cas d'amour - Anne Dufourmantelle *

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  • Voulant m’obliger à commenter les photos d’un reportage sur les « urgences », je déchire au fur et à mesure les notes que je prends. Quoi, rien à dire de la mort, du suicide, de la blessure, de l’accident ? Non, rien à dire de ces photos où je vois des blouses blanches, des brancards, des corps étendus à terre, des bris de verre, etc. Ah, s’il y avait seulement un regard, le regard d’un sujet, si quelqu’un, dans la photo, me regardait ! Car la Photographie a ce pouvoir — qu’elle perd de plus en plus, la pose frontale étant ordinairement jugée archaïque — de me regarder (voilà au reste une nouvelle différence : dans le film, personne ne me regarde jamais : c’est interdit — par la Fiction).

    Le regard photographique a quelque chose de paradoxal que l’on retrouve parfois dans la vie : l’autre jour, au café, un adolescent, seul, parcourait des yeux la salle ; parfois son regard se posait sur moi ; j’avais alors la certitude qu’il me regardait sans pourtant être sûr qu’il me voyait: distorsion inconcevable : comment regarder sans voir ? On dirait que la Photographie sépare l’attention de la perception, et ne livre que la première, pourtant impossible sans la seconde ; c’est, chose aberrante, une noèse sans noème, un acte de pensée sans pensée, une visée sans cible. Et c’est pourtant ce mouvement scandaleux qui produit la plus rare qualité d’un air. Voilà le paradoxe : comment peut-on avoir l’air intelligent sans penser à rien d’intelligent, en regardant ce morceau de Bakélite noire ? C’est que le regard, faisant l’économie de la vision, semble retenu par quelque chose d’intérieur. Ce jeune garçon pauvre qui tient un jeune chien à peine né dans ses mains et penche sa joue vers lui (Kertész, 1928) , regarde l’objectif de ses yeux tristes, jaloux, peureux : quelle pensivité pitoyable, déchirante ! En fait, il ne regarde rien ; il retient vers le dedans son amour et sa peur : c’est cela, le Regard.

    Or, le regard, s’il insiste (à plus forte raison s’il dure, traverse, avec la photographie, le Temps), le regard est toujours virtuellement fou : il est à la fois effet de vérité et effet de folie. En 1881, animés d’un bel esprit scientifique et procédant à une enquête sur la physiognomonie des malades, Galton et Mohamed publièrent des planches de visages. On conclut, bien sûr, que la maladie ne pouvait s’y lire. Mais comme tous ces malades me regardent encore, près de cent ans plus tard, j’ai, moi, l’idée inverse : que quiconque regarde droit dans les yeux est fou.

    Tel serait le " destin " de la Photographie : en me donnant à croire ( il est vrai une fois sur combien? ) que j'ai trouvé "la vraie photographie totale", elle accomplit la confusion inouïe de la réalité  ( "Cela a été" ) et de la vérité ( "C'est ça!" ) ; elle devient à la fois constative et exclamative ; elle porte l'effigie à ce point fou où l'affect (l'amour, la compassion, le deuil, l'élan, le désir ) est garant de l'être.

    Elle approche alors, effectivement, de la folie, rejoint la « vérité folle ».

    "La chambre claire" Roland Barthès

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  • "...il avait les yeux gris foncé, mais ses traits accusaient l’absence de toute idée profonde et arrêtée.

    La pensée, comme un oiseau, se promenait librement sur son visage, voltigeait dans ses yeux, se posait sur ses lèvres à demi ouvertes et se cachait dans les plis de son front, pour disparaître ensuite tout à fait ; alors, sur toute la physionomie s’étendait une teinte uniforme d’insouciance. L’insouciance se répandait de là dans les poses du corps et jusque dans les plis de la robe de chambre.

    Quelquefois le regard devenait terne et exprimait la fatigue ou l’ennui ; mais ni la fatigue ni l’ennui ne pouvaient, même pour un instant, altérer la douceur de la physionomie, tant cette douceur, qui était l’expression habituelle, non-seulement du visage, mais de l’âme, se peignait clairement dans les regards, le sourire et dans chaque mouvement de la tête et de la main.

    Un observateur froid et superficiel qui eût jeté un coup d’œil en passant sur Oblomoff, aurait dit : « Ce doit être un bon enfant, un homme qui a le cœur sur la main. » Mais un philosophe doué d’un cœur plus chaud et d’une intelligence plus vive, après avoir longtemps regardé Élie, aurait emporté de cet examen une très-agréable impression.

    Le teint d’Oblomoff n’était ni rose, ni brun, ni positivement pâle, mais d’une couleur vague ; il peut se faire qu’il parût ainsi parce qu’Élie s’était affaissé avant l’âge : était-ce par suite du manque d’air ou du manque d’exercice ? peut-être de l’un et de l’autre.

    Si du fond de l’âme s’élevait un nuage de soucis qui l’assombrissait, son front se plissait et on y apercevait la lutte du doute, de la tristesse et de la crainte ; mais rarement cette lutte aboutissait à une idée arrêtée, et plus rarement encore se résumait dans une résolution. Elle s’évaporait en un soupir et s’évanouissait dans l’apathie et la somnolence. Comme le costume habituel d’Élie allait bien à la placidité de sa figure et à la mollesse de son corps ! Il portait un khalate à la persane, mais un khalate véritablement oriental qui ne rappelait en rien l’Europe, sans houppe, ni velours, ni taille, – si ample qu’Oblomoff aurait pu s’en envelopper deux fois. Il serait encore resté assez d’étoffe pour l’habit de chasse d’un Parisien. Les manches, suivant l’usage invariable de l’Asie, allaient toujours en s’élargissant des doigts à l’épaule. Quoique ce khalate eût perdu de sa première fraîcheur, et par endroits eût remplacé son éclat primitif et naturel par un lustre acquis, il gardait néanmoins les brillantes couleurs de l’Orient, et le tissu en était encore solide. Aux yeux d’Élie, son khalate possédait mille qualités inappréciables : il était souple et moelleux, ne pesait nullement au corps et se pliait comme un esclave obéissant à ses moindres mouvements."

    "Oblomov" Ivan Gontcharov

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    Elle marche dans sa beauté, semblable à la nuit des climats sans nuages et des cieux étoilés; tout ce qu'ont de plus beau la lumière et l'ombre est réuni dans ses traits et dans ses yeux, brillant de ces molles et tendres clartés que refuse le ciel à la splendeur du jour.

    Byron *

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