•              [Lettre envoyée depuis Paris le 16 octobre 1960]
                 Très cher León Ostrov,
                 J’espère que vous avez bien reçu ma lettre précédente, concernant « Télévision et travail ». J’ai le regret de vous annoncer que pour ce  qui est de la télévision les choses ne se sont pas bien passées, mais en revanche cela m’a été utile pour entrer en contact avec la revue Cuadernos, où je travaille à présent (et où je vole des feuilles, bien évidemment). J’y travaille depuis lundi. Aujourd’hui c’est mon quatrième jour, je suis à la fois contente et pas contente, j’ai des horaires d’employée de bureau, de 9 à 12 et de 14 à 18. Le salaire est très bon et me permet de vivre tranquillement dans cette ville qui est déjà en moi et que, selon tous mes désirs, je ne suis pas prête d’abandonner. Mais je vous écris tout ça parce que je me sens un peu désorientée par un fait nouveau : que mon désir de rester ici soit en train de se réaliser (même si je pèche un peu par optimisme car les trois premiers mois d’un emploi à Paris sont une période d’essai, et vous et moi savons que je suis loin d’être l’employée efficace et indispensable. Bref…). Le grand et énorme problème est, comme nous le disions hier, ma mère. Elle sait que j’ai un billet de retour valable jusqu’en mars (mon désir secret serait de me le faire rembourser et de m’acheter une voiture d’occasion). J’ai donc besoin de toutes les forces du monde pour ne pas jouer la fille prodigue, pour ne pas rentrer et pleurer et promettre d’être gentille et demander pardon d’être née. Tous ces mois de solitude, de changements de domicile, à rechercher un emploi, m’ont quelque peu renforcée. Pour vous donner une idée de ce qu’est ma vie ici, j’ai quitté la maison de mon oncle en août et je me suis installée à la cité universitaire d’Antony (à vingt minutes de Paris) où j’ai passé deux mois avant de me lasser de son confort, de son ambiance universitaire, de son manque de lien avec Paris, etc. La semaine dernière j’ai trouvé une chambre au sixième étage Place Clichy (dans le cœur de Clichy, plein de prostituées et compagnie). Le fait que je puisse habiter seule une chambre de bonne dans une rue douteuse de Montmartre, moi qui suis peureuse de naissance et trouillarde comme si j’avais été maudite par je ne sais qui, n’est pas anodin dans l’historiographie alexandrine. La chambre est très belle puisqu’il n’y a pas de souris ni de peaux galeuses de vieilles folles, mais en revanche il n’y a pas d’eau courante et les toilettes (un trou derrière la porte) se trouvent à environ soixante mètres, et pour y aller, il n’y a pas de lumière la nuit !!!!! cela veut dire qu’il faut craquer une allumette et longer les murs et les portes jusqu’à arriver à un trou infect presque toujours occupé par un vieillard sinistre qui te regarde, les yeux sur ton… Bon, j’exagère un peu, comme toujours. Et puisque nous parlons de couloirs obscurs et de trous, revenons au sujet « mère » : à ma peur de rentrer par peur de sa peur. De sa vengeance silencieuse. Bref, de tout ce qu’on peut trouver dans un manuel de psychanalyse. Mais j’aimerais vraiment rester plusieurs années, gagner ma vie plusieurs années, travailler comme n’importe quel adulte, écrire (je suis en train d’écrire), ne pas penser à être publiée mais écrire plusieurs années, sans urgence, lentement, tranquillement, etc. Et lire aussi, étudier, bref, vivre comme une adulte. Si j’arrive à garder ce travail (je travaille avec Edmundo Eichelbaum, enfin, dans le même bureau, il me semble que vous le connaissez ; en vérité c’est lui qui a parlé de moi à Gorkin et c’est grâce à lui que j’ai décroché cet emploi). Ce qui se passe c’est que je trouve dérisoire et surprenant de donner sept heures de ma journée, de les donner comme ça, sachant que la mort existe, et que beaucoup de choses merveilleuses existent, et plein de choses terribles, et travailler comme ça, comme s’il ne se passait rien, comme si on ne venait pas au monde pour un temps limité. Tout ceci m’étonne profondément, mais si l’on tient compte qu’il y a un mois je voulais me suicider, et que se fracasser la tête contre un mur était l’image de ma vie et qu’à présent, lorsque je sors d’ici, je n’ai soif que de belles choses. Si l’on tient compte de tout cela, il me semble que tout ira pour le mieux. Je vous laisse à présent. Je vous embrasse, ainsi qu’Aglae et Andrea,


                 Alejandra

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  •              [Non datée]
                 Chère Alejandra,
                 Juste après avoir reçu votre lettre je suis allé chez Verbum pour acheter un ouvrage sur la vie de Vallejo que j’avais repéré en vitrine il y a quelque temps. Il ne s’y trouvait plus ; ils l’avaient vendu. Et Vázquez n’a pas été en mesure de me trouver des informations concrètes (auteur, éditeur) afin que je puisse le trouver dans une autre librairie. Il a juste pu me dire que, dans un ou deux mois, il en recevrait un nouvel exemplaire. Je suis allé voir d’autres librairies mais personne n’en avait entendu parler. J’aurais voulu vous aider de façon positive dans votre entreprise, mais malheureusement (dans l’immédiat en tout cas) cela n’est pas possible. La seule chose que je peux faire, en revanche, c’est vous dire que si vous avez vécu avec conviction et enthousiasme votre projet, c’est le signe que quelque chose en vous veut changer. Ne vous découragez pas. Et ne soyez pas aussi radicale dans vos choix. Il ne s’agit pas de délaisser l’écriture de poèmes au profit d’une littérature d’une autre densité. Si tel était le cas, je vous dirais tout de go de rejeter ce genre de réflexe. Par ailleurs, ne vous y trompez pas : vous ne pourriez ni arrêter d’écrire des poèmes ni vous adonner exclusivement à autre chose.
                 De plus, je pense que vous devriez faire, même pour la télévision, ce que vous sentez réellement. J’ai bien conscience que la perspective commerciale et le grand public visé peuvent constituer un obstacle insurmontable, mais sait-on jamais ! Ce que vous faites peut être capté et apprécié parce que votre langue, bien que vous considériez qu’elle vient de mondes irréels et fantastiques, peut toucher chez plus de gens que vous ne l’imaginiez des cordes sensibles qui n’attendent que ceux qui sauront les faire vibrer.
                 Quant à votre projet de vous fixer définitivement à Paris, je ne veux pas vous donner mon avis. La seule chose qui compte est que vous découvriez par vous-même ce dont vous avez réellement envie et dans quel lieu vous sentez que vous pourriez y parvenir le mieux.
                 Je me suis mis à imaginer qu’à Paris vous pourriez devenir une figure littéraire importante, parce que c’est déjà le cas, mais Paris (qu’on le veuille ou non) est toujours la grande caisse de résonance de la littérature dans le monde.
    Ecrivez-moi vite pour me dire où en est votre scénario.
                 Aglae, Andrea et moi-même vous embrassons,
                 León Ostrov
                 Tout juste après avoir fini cette lettre je tombe sur cette nouvelle en feuilletant le dernier numéro d’Insula : La revue madrilène Indice a consacré son numéro de février 1960 à la vie et l’œuvre de Vallejo. Il me semble que vous ne devriez pas avoir trop de mal à vous procurer un exemplaire de ce numéro à Paris ou, en dernière instance, à vous le faire envoyer depuis Madrid.

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  •              [Lettre envoyée depuis Paris le 7 septembre 1960]
                 Très cher León Ostrov,
                 Je pensais vous écrire plus tard, lorsque serait arrivé ce que j’attendais et qui était probable mais que je n’attends plus comme avant, comme hier. On m’avait proposé d’écrire le scénario d’un film sur Vallejo pour la télévision de plusieurs pays sud-américains. J’avais accepté, heureuse. Cette proposition coïncidait avec ma bonne forme psychologique, j’étais beaucoup sortie. J’avais caressé l’espoir de rester à Paris très longtemps, indéfiniment, espoir qui s’était même transformé en certitude grâce à cette proposition. Je l’avais acceptée avec toutes les meilleures intentions de faire pour une fois quelque chose pour moi, quelque chose de bon et qui me rende heureuse, qui puisse me libérer. Cela s’est passé il y a environ quinze jours. J’ai passé deux semaines sans rien voir, sans voir personne, mais très fortement poussée par quelque chose ou par quelqu’un et je me disais : « travaille, si tu travailles tu vas t’en sortir ». Je me suis torturée à la Bibliothèque nationale où il n’y a rien sur la vie de Vallejo. Il n’y avait même pas ses poèmes, qui sont épuisés et que j’ai pu trouver grâce à Jonquières. Je suis allée à l’Unesco pour parler avec tous les Péruviens possibles et imaginables. Grâce à l’ami de l’ami d’un ami de quelqu’un j’ai appris l’existence d’une vieille danseuse péruvienne, veuve de Ernesto More, un grand ami de Vallejo. Avant-hier je suis donc allée chez une vieille comtesse russe fanatiquement marxiste, qui vit dans « sa » rue Visconti. Comme nous avions rendez-vous très tard je suis passée au café Old Navy qui était plein d’Argentins et je ne sais pas comment mais j’ai mis le grappin sur un Italien qui m’a ensuite accompagnée. J’arrive et je tombe sur le Péruvien (ami d’un ami… etc.), la danseuse, la comtesse, une vieille bouquiniste qui m’a vendu une fois le Kâma-Sûtra près des bords de Seine et un jeune homme espagnol qui est livreur d’eau gazeuse l’été et qui, l’hiver, aide un philologue à traduire Le Cid en français. C’était très intéressant mais frustrant par rapport à Vallejo. La vieille danseuse se donnait l’air important et mentait ouvertement. Avant finalement de me montrer comment dansait Vallejo quand il était ivre. Je suis partie assez tard et l’Italien ne pouvait pas rentrer chez lui car le métro ne fonctionnait plus à cette heure-là. Il est donc rentré par la fenêtre de ma petite chambre (je vis provisoirement à la résidence universitaire d’Antony : « Les visites masculines sont interdites »). Et nous avons bien entendu fait l’amour – expression infidèle en l’occurrence. Et tout s’est passé d’une façon très intéressante mais ce serait très long et laborieux de le raconter maintenant. Ce n’est pas tout : Hier j’ai vu la bonne de Jonquières, qui possédait une revue péruvienne ; j’ai vu Ricardo Paseyro, gendre de feu Supervielle ; hier j’ai vu Jorge Carrera Andrade, qui me regardait avec méfiance au début et qui a fini par m’acheter des cigarettes et avec qui nous avons prévu de nous revoir, etc. En somme : Je n’ai pratiquement rien pour ce film. Parce qu’on a besoin de choses vivantes et on n’a que des poèmes et des interprétations métaphysiques. En plus, avec mon intelligence morte, avec mon imagination absurde, avec mes visions chaque jour plus hallucinées, quelle structure pourrai-je donner à ce film de façon à ce qu’il soit accepté par des gens qui pensent à l’intérêt commercial et la réception du public ? Et le pire c’est que j’ai extrêmement envie de le faire. Et j’aimerais qu’ils me confient les autres films qu’ils veulent faire : sur Darío, Gómez Carrillo, Supervielle, etc. J’aime profondément gagner de l’argent de cette façon, et je suis intensément intéressée par l’apprentissage de l’écriture pour la télévision.
                 J’ai passé deux semaines dans un état d’anxiété heureuse : Tout ce que je vous ai dit que j’aimerais faire me semblait possible. Et je vous avoue que j’ai pensé avec joie à la possibilité de gagner beaucoup d’argent, d’écrire sur ce qui existe et pas sur ce qui est absent, c’est-à-dire écrire des œuvres qui seraient des articles de consommation (pour la télévision) et j’ai pensé avec joie à ne plus jamais écrire de poèmes. Je me suis dit que j’étais « sauvée ». Mais je me suis rendu compte que j’avais exagéré : j’ai couru et j’ai beaucoup marché et je me suis horriblement fatiguée de sorte que tout le monde me demandait si j’étais malade. Mais je me mentais à moi-même, parce qu’au fond de moi je ne faisais pas ce scénario, je n’y pensais pas, au fond de moi je n’avais que l’espoir de me sauver. Et quand hier j’ai reçu une lettre assez froide de maman, probablement motivée par un commentaire désapprobateur de mon oncle à mon sujet (je me suis complètement éloignée de ma maudite famille) me demandant quand je reviendrai, (c’est la première fois qu’elle me le demande) et elle me disait des choses sans aucune importance, tellement dégoûtantes, tellement frustrantes chez ces petites familles, que je me suis jurée de travailler jusqu’à en mourir et de ne jamais rentrer, ou si c’était le cas, de rentrer forte et libre. Mais aujourd’hui je commence ce scénario et je suis désespérée. Alors je vous écris, comme si je vous demandais de l’aide pour lutter contre ce qui en moi veut aller vers la chute, cette chose en moi qui aime la misère, la pauvreté, le mal-être, l’abandon, la mort. J’ai même pensé ceci au sujet du scénario : Ou bien tu le fais et tu travailles comme une adulte ou tu vas te jeter dans la Seine. Mais ce n’est pas si simple. Aujourd’hui, comme je n’ai rien fait, j’ai été prise d’angoisse et soudain tout s’est mis en marche : j’ai écrit ou se sont écrits cinq ou six poèmes, absolument incompréhensibles mais pas trop mauvais. Cela m’a rendue joyeuse. Qu’ils soient les bienvenus. Je finis de les écrire et l’espoir de mon salut grâce à une profession rémunérée s’en va. Je ne veux pas aller vivre avec ma famille à Buenos Aires. Mais je n’arrive pas à penser à ce scénario. Je ne suis ni très angoissée ni très triste mais je n’arrive pas à penser aux choses concrètes. Elles ne m’intéressent pas. Une fille qui travaille pour le cinéma et la télévision m’a également demandé de collaborer avec elle sur un court-métrage qui parle d’une rupture amoureuse. Je lui ai donné de bonnes idées. Mais il m’est impossible d’écrire des dialogues. Je ne sais pas parler comme tout le monde. Mes mots sont bizarres et viennent de loin, d’un endroit où personne ne se rencontre. Quels articles de consommation pourrais-je fabriquer avec mon langage d’éternelle mélancolique ? (À propos de moi : Connaissez-vous Les Nuits blanches de Dostoïevski ? Je n’ai jamais eu aussi peur qu’en les lisant.) Bon, j’ai cru qu’il me serait si facile de changer comme s’il s’agissait de changer de vêtements. Je me suis même mise à lire les journaux ces deux dernières semaines. Et je me suis intéressée à la politique. Aujourd’hui j’ai écrit mes poèmes, j’ai aussi besoin de vous écrire et je médite sur la mort et sur les choses habituelles. Je suis absolument convaincue que la vie est invivable. Exemple : Nous sommes morts. Ensuite, je voudrais travailler, lire, écrire, gagner de l’argent, ne plus jamais voir ma famille et être seule sans pour autant m’en sentir coupable. Une vie tranquille, laborieuse, celle que je me promets tout le temps. Jusqu’à ce que j’envoie tout balader et que je m’enivre et que je fornique pendant une nuit qui n’est pas une nuit mais un rite obscur pour rétablir l’ennui, le calme et l’attente absurde de toujours. Je vous écrirai bientôt, je vous raconterai comment avancent les choses, mal probablement (je dis ça en référence à Proust : pour que cela n’arrive pas, par le simple fait d’y avoir pensé). Je suis navrée pour ce que vous m’avez raconté concernant l’université et votre « collègue ». Je ne comprends pas pourquoi les gens sont aussi bêtes. Vous avez un grand bonjour de la part de Jonquières et de sa famille. Hier j’ai vu N. Gerstein et elle m’a dit à quel point Andrea était magnifique.
                 Je vous embrasse donc ainsi qu’Andrea et Aglae,
                 Alejandra
                 Désolée pour l’excès de pronoms à la première personne J’ai mis ça au pluriel : la semaine dernière j’ai enfin eu une expérience nervalienne : je sors de chez moi, j’arrive dans un parc, je regarde mon énorme fenêtre et qui ai-je vu pendant un centième de seconde ? Moi. J’ai eu peur et je me suis sentie heureuse. J’ai toujours été fascinée par l’expérience du double. C’est curieux mais je ne me suis pas accusée d’être schizophrène. Autrement dit, je me suis sentie reconnaissante.

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  •  


                 Buenos Aires, le 18 août 1960
                 Chère Alejandra,
                 J’ai pensé à vous écrire ces derniers temps, mais j’ai été contraint de le remettre à plus tard parce que j’étais préoccupé et indigné par la trahison d’un collègue de l’université qui dirigeait (il a démissionné il y a quelques jours) le département de psychologie. Il s’agissait tout simplement de m’éliminer. J’ai été tellement surpris par tout ça ! J’ai heureusement pu faire échouer sa manœuvre. Maintenant que ce problème est réglé je reviens vers vous.
                 Savez-vous que Silvina Bulrich a écrit un article dans La Nación sur Simone de Beauvoir ? Je l’ai trouvé assez médiocre et j’ai regretté qu’il soit publié avant le vôtre. Je ne sais pas s’ils voudront en publier un autre, au cas où vous me l’enverriez. Mais j’ai pleinement confiance dans la nouvelle que vous avez écrite.
                 Alejandra, je ne pense pas être le meilleur psychanalyste de Buenos Aires. Je pense qu’un autre analyste pourrait éventuellement vous sortir de vos peurs et de vos problèmes. Pour x raisons vous vous heurtez à des difficultés qui, en définitive, traduisent votre difficulté à vous accepter. Qu’importe si « demain je n’écris pas ou si je traîne le même livre pendant des mois ». Tout ceci n’est pas pour vous une perte de temps, c’est du « travail », de l’élaboration, de la création, même si cela n’en a pas l’air. Vous faites partie de ces êtres qui travaillent tout le temps, parce que l’intimité ne se repose jamais. Et si vos peurs et vos misères se transforment, par la suite, en jolis mots, alors réjouissez-vous, parce que les jolis mots surgissent lorsqu’une chose en nous, merveilleuse ou terrible, les pousse. Laissez tomber les examens : Vous travaillez et vous progressez lorsque vous lisez Góngora pour vous-même, et je dirais presque que vous perdez votre temps lorsque vous le lisez pour préparer un examen.
                 Je suis heureux de votre amitié avec Octavio Paz. Je sais à quel point vous l’admirez et prenez conscience que ce qui compte, en définitive, c’est de savoir qu’il y a quelques personnes qui vous aiment et qui savent ce dont vous êtes capable à en juger par ce que vous avez déjà fait.
                 Je vous embrasse fort ainsi qu’Aglae et Andrea,

    Léon Ostrov

     

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  • Le 15 juillet
                 Très cher León Ostrov,
                 Je vous ai récemment écrit une lettre depuis un très joli petit studio que je n’habite plus car je suis de nouveau avec ma famille, jusqu’à la fin du mois. Viendra ensuite le mois d’août et je ne sais pas ce que je ferai, il y a un vide en août, une distance faite d’un précipice, que je devrai sauter ou alors – et ce serait mieux – je changerai de chemin. Je vous ai dit que je vous raconterais mon rendez-vous avec S. de Beauvoir, mais il m’est douloureux de m’en souvenir. Comme la plupart du temps peut-être, je vois d’un regard lugubre des choses qui ne le sont pas objectivement. Ce fut probablement un rendez-vous comme n’importe quel autre rendez-vous du même genre : une journaliste qui pose des questions, et l’interviewée qui répond. Mais je ne me suis toujours pas remise de ce qu’il a été pour moi : une profonde expérience de la peur. Et rendue encore plus profonde par le caractère inattendu de cette peur. Cela a commencé le matin du rendez-vous : se réveiller et sentir son cœur battre la chamade. Horribles secousses. Tachycardie. Ça c’était nouveau. Il ne s’agissait pas de ma vieille peur « spirituelle » qu’il est possible de traduire en métaphores. Une nouvelle peur : corps et âme réunis pour la première fois, célébrant d’horribles noces. J’ai essayé de boire, mais la première goutte m’a obligée à rester étendue sur mon lit plusieurs minutes, assistant à quelque chose qui ressemblait à une révolution. Impossible de penser. Impossible de faire quoi que ce soit. Impossible aussi la lente agonie – la main posée sur mon cœur – de mon être se promenant jusqu’à ce que l’heure arrive et que j’entre aux Deux Magots en priant le ciel et en me priant moi-même que ma voix surgisse – puisque ma plus grande peur (celle des examens) est que ma gorge se ferme. Et lorsque Simone de Beauvoir est arrivée, je me suis un peu calmée parce qu’elle n’avait pas du tout l’air terrifiante. Je l’ai interrogée – avec un sérieux excessif, la voix étranglée, le cœur battant toujours à un rythme délirant – sur la femme et l’art et quelques autres idioties du style auxquelles elle a répondu avec des phrases du Deuxième sexe. Lorsque nous avons eu fini elle m’a à son tour questionnée sur moi et mes projets : et je lui ai parlé de mes poèmes, de mon souci des mots, de mon angoisse au sujet de mes derniers poèmes, etc., en exagérant un peu, évidemment, lorsque j’ai dit, par exemple, que « la seule chose qui m’intéressait sur cette planète était d’écrire des poèmes », ce qui l’a étonnée sans doute, elle m’a demandé mes livres. Je pense qu’elle contenait ou réprimait son intérêt pour moi, je ne sais pas pourquoi, mais sans doute à cause du peu de temps dont elle disposait. Quand nous nous sommes quittées, elle m’a laissé entendre qu’elle rentrerait du Brésil – elle y part avec Sartre maintenant – en octobre, et qu’elle serait donc « à ma disposition ». Je suis restée ensuite deux heures dans le café – après son départ – et je me suis soudainement bien sentie : « La peur est partie à présent », ai-je pensé. Comme lors des examens.
                 Inutile de vous dire qu’après, mon cœur ne m’a plus jamais gênée et que la suite ne fut que festivités exclusives liées au « rendez-vous » (titre d’une nouvelle que j’ai écrite sur ce que je viens de vous raconter). J’allais oublier de vous dire que S. de B. m’a demandé « pourquoi j’étais si timide et comment j’allais faire pour écrire mes articles avec une telle timidité ». Je me demande en effet comment je vais faire pour écrire un article avec les questions idiotes que je lui ai posées. Elle veut que je le lui envoie lorsqu’il sera publié. (Vous connaissez ce poème d’Eliot : « Comment, dès lors, me risquerais-je ? »)
                 Puisqu’on parle de poèmes, j’en ai écrit quelques-uns et ils ne sont pas mauvais. Je lis Góngora et les surréalistes et je me soucie du mot – pas seulement dans la phrase mais en soi, vraiment en soi. Je pense avoir un peu progressé dans mes derniers poèmes. Et j’ai découvert que l’on peut faire des poèmes sans idée derrière la tête, sans penser, sans ressentir, sans imaginer, à tout instant et à toute heure. En somme, « le poème se fait avec des mots… ». Et j’ajouterais avec l’envie de le faire.
    Tout ceci peut-être, pour justifier ma déclaration passionnée à S. de B. au sujet de ma vocation poétique – dont je ne me sens pas sûre, comme tout le reste.
                 Je dessine également. J’ai montré mes dessins à Octavio Paz et ça lui plaît beaucoup. J’ai une relation bizarre avec Paz. Il y a quelque chose de mystérieux – rien de sexuel – qui nous unit et nous oblige à une familiarité qui est immédiatement apparue lorsque nous nous sommes rencontrés.
                 Pour revenir à mon rendez-vous, j’en suis sortie abasourdie. Je fais toujours allusion à la peur incompréhensible que j’ai ressentie et que je ressens encore lorsque j’y repense. « La peur collée à mon visage comme un masque de cire ». Que n’oserais-je faire à présent pour démentir mon effroi, ma lâcheté. Aller au feu, à l’eau, au naufrage, au supplice, oui, mais c’est si facile ; ce que je ne pourrai pas faire c’est une autre interview. Et c’est comique. Ou pas.
                 L’interview a eu lieu mardi. Depuis ce jour jusqu’à aujourd’hui, vendredi, je ne suis pas sortie de cette maison – de ma chambre sombre et pas très jolie. Il a merveilleusement plu et j’ai manqué d’envie et de motivation pour me mettre en mouvement. J’ai lu plusieurs livres, j’ai écrit quelques poèmes, je n’ai parlé à personne – juste les salutations conventionnelles de rigueur – et j’ai découvert que je me sentais – j’ose à peine le dire – « presque heureuse ». À l’exception des fois où je me « souvenais ». « Tu es à Paris ; tu dois sortir, tu dois voir ». Et alors l’angoisse. « Demain, je le jure ; demain je sortirai ». Mais un nouveau livre, mais peut-être un nouveau poème. Et le silence intérieur si agréable après avoir passé des heures à lire, après avoir écrit. Ce silence telle une main de velours. Peut-être un peu de lassitude mais, cependant, une sensation presque de bonheur, une tristesse si douce qu’elle en devient joyeuse. Un oubli absolu de la réalité, de son horreur. « Mais tu ne peux pas passer ta vie enfermée à lire et à écrire des poèmes comme Calipso la tortue-électronique-poétesse ». Ah bon ? C’est interdit ? Pourquoi donc ? Pourquoi y a-t-il des gens qui travaillent dix ou quinze heures par jour à ce qu’ils aiment sans ressentir que « c’est interdit » ? Mais « c’est interdit ». C’est dit. Il faut travailler à des choses sérieuses et gagner sa vie. Par ailleurs, ma concentration actuelle sur la lecture et la poésie ne peut pas durer bien longtemps. Demain ou après-demain je retournerai à ma nébuleuse mentale et je traînerai durant des mois avec un seul livre sur lequel je n’écrirai pas une seule ligne. Je ressens néanmoins le besoin de lire, j’en ai besoin pour survivre ; je suis absolument convaincue d’avoir besoin d’aliments poétiques pour ma poésie. Ce qu’on appelle la technique poétique – même si elle n’existe pas – mais il y a autre chose que l’on désigne de ce mot équivoque. Et j’en ai besoin. Je dois rendre mes rêveries, mes visions belles. Sinon je ne pourrais pas vivre. Je dois transformer, je dois donner des visions illuminées de mes misères et de mes impossibilités. Je ne sais pas si je suis bien claire. Voilà pourquoi, aujourd’hui par exemple, je me suis appliquée à lire Góngora plusieurs heures. Une lecture un peu laborieuse la première fois. Et lui cependant « savait ». Il se rendait compte des mots, de chacun d’eux.
                 Je ne suis toujours pas fixée sur mon avenir – je fais référence à la « réalité ». Si je veux rester ici je dois penser à comment gagner ma vie. Quand j’y pense je me dis qu’il ne s’agit pas seulement de remettre à plus tard les problèmes qui me paraissent urgents : lire, écrire, etc. Revenons aux choses sérieuses : les deux choses sont possibles. Oui. Mais mon rêve, mon aspiration la plus grande rejoint mon signe astrologique : le Taureau – comme Balzac – signe associé à la fécondité, à la force de travail dont je me suis détournée à cause d’une aberration mais tout en gémissant d’envie de rejoindre ses fidèles : je ne serai heureuse que lorsque j’écrirai d’innombrables volumes, lorsque j’écrirai sans me retenir durant des jours et des mois et des années. Mais qu’ai-je envie d’écrire ou sur quel sujet, je me le demande, puisqu’en moi il n’y a que silence et que je n’arrive pas à me convaincre. Et la vieille aspiration continue, frustrée et persistante.
                 Une autre vieille frustration – et cette lettre devient une chronique – ce sont mes études. Savoir que j’en ai besoin pour mes poèmes, j’en ai besoin pour me justifier (je ne sais pas auprès de qui mais je suis toujours atterrée de constater que, d’un point de vue social, si je lis Góngora pour moi, je suis en train de « perdre mon temps » alors que si je le lisais pour un examen, je serais en train de « travailler » et de mettre cette lecture « à profit »). En plus tant que je n’aurai pas terminé mes études je serai toujours une vagabonde. Mais comment continuer si « la peur se fixe sur mon visage comme un masque de cire » lorsque je pense aux examens, ou à parler en public. La première solution qui me vient à l’esprit est la psychanalyse. Cela pourrait peut-être m’aider à prendre la parole sans peur. Mais si je n’ai pas pu guérir grâce à votre aide, pourquoi cela serait-il possible avec l’aide d’un autre ? Y a-t-il quelqu’un de meilleur que vous à Buenos Aires ? Il n’y a pas que mon incapacité à parler qui m’amène à penser à ce traitement : il y a aussi le passé qui s’est réveillé ici, qui resurgit telle une vague, et qui me gêne comme s’il s’agissait d’une invasion de mouches vénéneuses. Je me débats, je les tue, mais il en arrive sans cesse d’autres. Jusqu’à ce que je sombre et alors vient le silence.
                 Tout ce que je vous raconte là m’arrive aujourd’hui. Demain je me réveillerai peut-être en souriant avec un certain mépris pour mon obsession de la veille, pour mes projets « bourgeois », pour mon besoin de sécurité. Ma névrose est peut-être d’ailleurs essentiellement un besoin de sécurité. C’est-à-dire le fait de savoir qu’elle n’existe pas (ce que j’ai découvert durant ce voyage). Et même si demain, elle m’apparaît autre, et après-demain autre encore, ma vision du bonheur est toujours la même. Je me demande s’il existe une possibilité de guérison lorsque quelqu’un n’en est pas capable. S’il ne peut pas travailler c’est parce qu’il ne le veut pas, il n’a pas de chose qu’il aime. Quelqu’un comme ça est-il malade ? J’aimerais tellement converser avec vous à propos de tout cela.
                 J’ai eu Verdevoye au téléphone et nous allons sûrement nous voir la semaine prochaine. Veuillez excuser ma lenteur à chercher vos revues : je vais m’y mettre « demain ». Veuillez excuser aussi cette lettre ennuyeuse et excessive.
                 Je vous embrasse ainsi qu’Aglae,
                 Alejandra

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