• Lettre n° 5

    Le 15 juillet
                 Très cher León Ostrov,
                 Je vous ai récemment écrit une lettre depuis un très joli petit studio que je n’habite plus car je suis de nouveau avec ma famille, jusqu’à la fin du mois. Viendra ensuite le mois d’août et je ne sais pas ce que je ferai, il y a un vide en août, une distance faite d’un précipice, que je devrai sauter ou alors – et ce serait mieux – je changerai de chemin. Je vous ai dit que je vous raconterais mon rendez-vous avec S. de Beauvoir, mais il m’est douloureux de m’en souvenir. Comme la plupart du temps peut-être, je vois d’un regard lugubre des choses qui ne le sont pas objectivement. Ce fut probablement un rendez-vous comme n’importe quel autre rendez-vous du même genre : une journaliste qui pose des questions, et l’interviewée qui répond. Mais je ne me suis toujours pas remise de ce qu’il a été pour moi : une profonde expérience de la peur. Et rendue encore plus profonde par le caractère inattendu de cette peur. Cela a commencé le matin du rendez-vous : se réveiller et sentir son cœur battre la chamade. Horribles secousses. Tachycardie. Ça c’était nouveau. Il ne s’agissait pas de ma vieille peur « spirituelle » qu’il est possible de traduire en métaphores. Une nouvelle peur : corps et âme réunis pour la première fois, célébrant d’horribles noces. J’ai essayé de boire, mais la première goutte m’a obligée à rester étendue sur mon lit plusieurs minutes, assistant à quelque chose qui ressemblait à une révolution. Impossible de penser. Impossible de faire quoi que ce soit. Impossible aussi la lente agonie – la main posée sur mon cœur – de mon être se promenant jusqu’à ce que l’heure arrive et que j’entre aux Deux Magots en priant le ciel et en me priant moi-même que ma voix surgisse – puisque ma plus grande peur (celle des examens) est que ma gorge se ferme. Et lorsque Simone de Beauvoir est arrivée, je me suis un peu calmée parce qu’elle n’avait pas du tout l’air terrifiante. Je l’ai interrogée – avec un sérieux excessif, la voix étranglée, le cœur battant toujours à un rythme délirant – sur la femme et l’art et quelques autres idioties du style auxquelles elle a répondu avec des phrases du Deuxième sexe. Lorsque nous avons eu fini elle m’a à son tour questionnée sur moi et mes projets : et je lui ai parlé de mes poèmes, de mon souci des mots, de mon angoisse au sujet de mes derniers poèmes, etc., en exagérant un peu, évidemment, lorsque j’ai dit, par exemple, que « la seule chose qui m’intéressait sur cette planète était d’écrire des poèmes », ce qui l’a étonnée sans doute, elle m’a demandé mes livres. Je pense qu’elle contenait ou réprimait son intérêt pour moi, je ne sais pas pourquoi, mais sans doute à cause du peu de temps dont elle disposait. Quand nous nous sommes quittées, elle m’a laissé entendre qu’elle rentrerait du Brésil – elle y part avec Sartre maintenant – en octobre, et qu’elle serait donc « à ma disposition ». Je suis restée ensuite deux heures dans le café – après son départ – et je me suis soudainement bien sentie : « La peur est partie à présent », ai-je pensé. Comme lors des examens.
                 Inutile de vous dire qu’après, mon cœur ne m’a plus jamais gênée et que la suite ne fut que festivités exclusives liées au « rendez-vous » (titre d’une nouvelle que j’ai écrite sur ce que je viens de vous raconter). J’allais oublier de vous dire que S. de B. m’a demandé « pourquoi j’étais si timide et comment j’allais faire pour écrire mes articles avec une telle timidité ». Je me demande en effet comment je vais faire pour écrire un article avec les questions idiotes que je lui ai posées. Elle veut que je le lui envoie lorsqu’il sera publié. (Vous connaissez ce poème d’Eliot : « Comment, dès lors, me risquerais-je ? »)
                 Puisqu’on parle de poèmes, j’en ai écrit quelques-uns et ils ne sont pas mauvais. Je lis Góngora et les surréalistes et je me soucie du mot – pas seulement dans la phrase mais en soi, vraiment en soi. Je pense avoir un peu progressé dans mes derniers poèmes. Et j’ai découvert que l’on peut faire des poèmes sans idée derrière la tête, sans penser, sans ressentir, sans imaginer, à tout instant et à toute heure. En somme, « le poème se fait avec des mots… ». Et j’ajouterais avec l’envie de le faire.
    Tout ceci peut-être, pour justifier ma déclaration passionnée à S. de B. au sujet de ma vocation poétique – dont je ne me sens pas sûre, comme tout le reste.
                 Je dessine également. J’ai montré mes dessins à Octavio Paz et ça lui plaît beaucoup. J’ai une relation bizarre avec Paz. Il y a quelque chose de mystérieux – rien de sexuel – qui nous unit et nous oblige à une familiarité qui est immédiatement apparue lorsque nous nous sommes rencontrés.
                 Pour revenir à mon rendez-vous, j’en suis sortie abasourdie. Je fais toujours allusion à la peur incompréhensible que j’ai ressentie et que je ressens encore lorsque j’y repense. « La peur collée à mon visage comme un masque de cire ». Que n’oserais-je faire à présent pour démentir mon effroi, ma lâcheté. Aller au feu, à l’eau, au naufrage, au supplice, oui, mais c’est si facile ; ce que je ne pourrai pas faire c’est une autre interview. Et c’est comique. Ou pas.
                 L’interview a eu lieu mardi. Depuis ce jour jusqu’à aujourd’hui, vendredi, je ne suis pas sortie de cette maison – de ma chambre sombre et pas très jolie. Il a merveilleusement plu et j’ai manqué d’envie et de motivation pour me mettre en mouvement. J’ai lu plusieurs livres, j’ai écrit quelques poèmes, je n’ai parlé à personne – juste les salutations conventionnelles de rigueur – et j’ai découvert que je me sentais – j’ose à peine le dire – « presque heureuse ». À l’exception des fois où je me « souvenais ». « Tu es à Paris ; tu dois sortir, tu dois voir ». Et alors l’angoisse. « Demain, je le jure ; demain je sortirai ». Mais un nouveau livre, mais peut-être un nouveau poème. Et le silence intérieur si agréable après avoir passé des heures à lire, après avoir écrit. Ce silence telle une main de velours. Peut-être un peu de lassitude mais, cependant, une sensation presque de bonheur, une tristesse si douce qu’elle en devient joyeuse. Un oubli absolu de la réalité, de son horreur. « Mais tu ne peux pas passer ta vie enfermée à lire et à écrire des poèmes comme Calipso la tortue-électronique-poétesse ». Ah bon ? C’est interdit ? Pourquoi donc ? Pourquoi y a-t-il des gens qui travaillent dix ou quinze heures par jour à ce qu’ils aiment sans ressentir que « c’est interdit » ? Mais « c’est interdit ». C’est dit. Il faut travailler à des choses sérieuses et gagner sa vie. Par ailleurs, ma concentration actuelle sur la lecture et la poésie ne peut pas durer bien longtemps. Demain ou après-demain je retournerai à ma nébuleuse mentale et je traînerai durant des mois avec un seul livre sur lequel je n’écrirai pas une seule ligne. Je ressens néanmoins le besoin de lire, j’en ai besoin pour survivre ; je suis absolument convaincue d’avoir besoin d’aliments poétiques pour ma poésie. Ce qu’on appelle la technique poétique – même si elle n’existe pas – mais il y a autre chose que l’on désigne de ce mot équivoque. Et j’en ai besoin. Je dois rendre mes rêveries, mes visions belles. Sinon je ne pourrais pas vivre. Je dois transformer, je dois donner des visions illuminées de mes misères et de mes impossibilités. Je ne sais pas si je suis bien claire. Voilà pourquoi, aujourd’hui par exemple, je me suis appliquée à lire Góngora plusieurs heures. Une lecture un peu laborieuse la première fois. Et lui cependant « savait ». Il se rendait compte des mots, de chacun d’eux.
                 Je ne suis toujours pas fixée sur mon avenir – je fais référence à la « réalité ». Si je veux rester ici je dois penser à comment gagner ma vie. Quand j’y pense je me dis qu’il ne s’agit pas seulement de remettre à plus tard les problèmes qui me paraissent urgents : lire, écrire, etc. Revenons aux choses sérieuses : les deux choses sont possibles. Oui. Mais mon rêve, mon aspiration la plus grande rejoint mon signe astrologique : le Taureau – comme Balzac – signe associé à la fécondité, à la force de travail dont je me suis détournée à cause d’une aberration mais tout en gémissant d’envie de rejoindre ses fidèles : je ne serai heureuse que lorsque j’écrirai d’innombrables volumes, lorsque j’écrirai sans me retenir durant des jours et des mois et des années. Mais qu’ai-je envie d’écrire ou sur quel sujet, je me le demande, puisqu’en moi il n’y a que silence et que je n’arrive pas à me convaincre. Et la vieille aspiration continue, frustrée et persistante.
                 Une autre vieille frustration – et cette lettre devient une chronique – ce sont mes études. Savoir que j’en ai besoin pour mes poèmes, j’en ai besoin pour me justifier (je ne sais pas auprès de qui mais je suis toujours atterrée de constater que, d’un point de vue social, si je lis Góngora pour moi, je suis en train de « perdre mon temps » alors que si je le lisais pour un examen, je serais en train de « travailler » et de mettre cette lecture « à profit »). En plus tant que je n’aurai pas terminé mes études je serai toujours une vagabonde. Mais comment continuer si « la peur se fixe sur mon visage comme un masque de cire » lorsque je pense aux examens, ou à parler en public. La première solution qui me vient à l’esprit est la psychanalyse. Cela pourrait peut-être m’aider à prendre la parole sans peur. Mais si je n’ai pas pu guérir grâce à votre aide, pourquoi cela serait-il possible avec l’aide d’un autre ? Y a-t-il quelqu’un de meilleur que vous à Buenos Aires ? Il n’y a pas que mon incapacité à parler qui m’amène à penser à ce traitement : il y a aussi le passé qui s’est réveillé ici, qui resurgit telle une vague, et qui me gêne comme s’il s’agissait d’une invasion de mouches vénéneuses. Je me débats, je les tue, mais il en arrive sans cesse d’autres. Jusqu’à ce que je sombre et alors vient le silence.
                 Tout ce que je vous raconte là m’arrive aujourd’hui. Demain je me réveillerai peut-être en souriant avec un certain mépris pour mon obsession de la veille, pour mes projets « bourgeois », pour mon besoin de sécurité. Ma névrose est peut-être d’ailleurs essentiellement un besoin de sécurité. C’est-à-dire le fait de savoir qu’elle n’existe pas (ce que j’ai découvert durant ce voyage). Et même si demain, elle m’apparaît autre, et après-demain autre encore, ma vision du bonheur est toujours la même. Je me demande s’il existe une possibilité de guérison lorsque quelqu’un n’en est pas capable. S’il ne peut pas travailler c’est parce qu’il ne le veut pas, il n’a pas de chose qu’il aime. Quelqu’un comme ça est-il malade ? J’aimerais tellement converser avec vous à propos de tout cela.
                 J’ai eu Verdevoye au téléphone et nous allons sûrement nous voir la semaine prochaine. Veuillez excuser ma lenteur à chercher vos revues : je vais m’y mettre « demain ». Veuillez excuser aussi cette lettre ennuyeuse et excessive.
                 Je vous embrasse ainsi qu’Aglae,
                 Alejandra

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