• Lettre n° 6


                 [Lettre envoyée depuis Paris le 7 septembre 1960]
                 Très cher León Ostrov,
                 Je pensais vous écrire plus tard, lorsque serait arrivé ce que j’attendais et qui était probable mais que je n’attends plus comme avant, comme hier. On m’avait proposé d’écrire le scénario d’un film sur Vallejo pour la télévision de plusieurs pays sud-américains. J’avais accepté, heureuse. Cette proposition coïncidait avec ma bonne forme psychologique, j’étais beaucoup sortie. J’avais caressé l’espoir de rester à Paris très longtemps, indéfiniment, espoir qui s’était même transformé en certitude grâce à cette proposition. Je l’avais acceptée avec toutes les meilleures intentions de faire pour une fois quelque chose pour moi, quelque chose de bon et qui me rende heureuse, qui puisse me libérer. Cela s’est passé il y a environ quinze jours. J’ai passé deux semaines sans rien voir, sans voir personne, mais très fortement poussée par quelque chose ou par quelqu’un et je me disais : « travaille, si tu travailles tu vas t’en sortir ». Je me suis torturée à la Bibliothèque nationale où il n’y a rien sur la vie de Vallejo. Il n’y avait même pas ses poèmes, qui sont épuisés et que j’ai pu trouver grâce à Jonquières. Je suis allée à l’Unesco pour parler avec tous les Péruviens possibles et imaginables. Grâce à l’ami de l’ami d’un ami de quelqu’un j’ai appris l’existence d’une vieille danseuse péruvienne, veuve de Ernesto More, un grand ami de Vallejo. Avant-hier je suis donc allée chez une vieille comtesse russe fanatiquement marxiste, qui vit dans « sa » rue Visconti. Comme nous avions rendez-vous très tard je suis passée au café Old Navy qui était plein d’Argentins et je ne sais pas comment mais j’ai mis le grappin sur un Italien qui m’a ensuite accompagnée. J’arrive et je tombe sur le Péruvien (ami d’un ami… etc.), la danseuse, la comtesse, une vieille bouquiniste qui m’a vendu une fois le Kâma-Sûtra près des bords de Seine et un jeune homme espagnol qui est livreur d’eau gazeuse l’été et qui, l’hiver, aide un philologue à traduire Le Cid en français. C’était très intéressant mais frustrant par rapport à Vallejo. La vieille danseuse se donnait l’air important et mentait ouvertement. Avant finalement de me montrer comment dansait Vallejo quand il était ivre. Je suis partie assez tard et l’Italien ne pouvait pas rentrer chez lui car le métro ne fonctionnait plus à cette heure-là. Il est donc rentré par la fenêtre de ma petite chambre (je vis provisoirement à la résidence universitaire d’Antony : « Les visites masculines sont interdites »). Et nous avons bien entendu fait l’amour – expression infidèle en l’occurrence. Et tout s’est passé d’une façon très intéressante mais ce serait très long et laborieux de le raconter maintenant. Ce n’est pas tout : Hier j’ai vu la bonne de Jonquières, qui possédait une revue péruvienne ; j’ai vu Ricardo Paseyro, gendre de feu Supervielle ; hier j’ai vu Jorge Carrera Andrade, qui me regardait avec méfiance au début et qui a fini par m’acheter des cigarettes et avec qui nous avons prévu de nous revoir, etc. En somme : Je n’ai pratiquement rien pour ce film. Parce qu’on a besoin de choses vivantes et on n’a que des poèmes et des interprétations métaphysiques. En plus, avec mon intelligence morte, avec mon imagination absurde, avec mes visions chaque jour plus hallucinées, quelle structure pourrai-je donner à ce film de façon à ce qu’il soit accepté par des gens qui pensent à l’intérêt commercial et la réception du public ? Et le pire c’est que j’ai extrêmement envie de le faire. Et j’aimerais qu’ils me confient les autres films qu’ils veulent faire : sur Darío, Gómez Carrillo, Supervielle, etc. J’aime profondément gagner de l’argent de cette façon, et je suis intensément intéressée par l’apprentissage de l’écriture pour la télévision.
                 J’ai passé deux semaines dans un état d’anxiété heureuse : Tout ce que je vous ai dit que j’aimerais faire me semblait possible. Et je vous avoue que j’ai pensé avec joie à la possibilité de gagner beaucoup d’argent, d’écrire sur ce qui existe et pas sur ce qui est absent, c’est-à-dire écrire des œuvres qui seraient des articles de consommation (pour la télévision) et j’ai pensé avec joie à ne plus jamais écrire de poèmes. Je me suis dit que j’étais « sauvée ». Mais je me suis rendu compte que j’avais exagéré : j’ai couru et j’ai beaucoup marché et je me suis horriblement fatiguée de sorte que tout le monde me demandait si j’étais malade. Mais je me mentais à moi-même, parce qu’au fond de moi je ne faisais pas ce scénario, je n’y pensais pas, au fond de moi je n’avais que l’espoir de me sauver. Et quand hier j’ai reçu une lettre assez froide de maman, probablement motivée par un commentaire désapprobateur de mon oncle à mon sujet (je me suis complètement éloignée de ma maudite famille) me demandant quand je reviendrai, (c’est la première fois qu’elle me le demande) et elle me disait des choses sans aucune importance, tellement dégoûtantes, tellement frustrantes chez ces petites familles, que je me suis jurée de travailler jusqu’à en mourir et de ne jamais rentrer, ou si c’était le cas, de rentrer forte et libre. Mais aujourd’hui je commence ce scénario et je suis désespérée. Alors je vous écris, comme si je vous demandais de l’aide pour lutter contre ce qui en moi veut aller vers la chute, cette chose en moi qui aime la misère, la pauvreté, le mal-être, l’abandon, la mort. J’ai même pensé ceci au sujet du scénario : Ou bien tu le fais et tu travailles comme une adulte ou tu vas te jeter dans la Seine. Mais ce n’est pas si simple. Aujourd’hui, comme je n’ai rien fait, j’ai été prise d’angoisse et soudain tout s’est mis en marche : j’ai écrit ou se sont écrits cinq ou six poèmes, absolument incompréhensibles mais pas trop mauvais. Cela m’a rendue joyeuse. Qu’ils soient les bienvenus. Je finis de les écrire et l’espoir de mon salut grâce à une profession rémunérée s’en va. Je ne veux pas aller vivre avec ma famille à Buenos Aires. Mais je n’arrive pas à penser à ce scénario. Je ne suis ni très angoissée ni très triste mais je n’arrive pas à penser aux choses concrètes. Elles ne m’intéressent pas. Une fille qui travaille pour le cinéma et la télévision m’a également demandé de collaborer avec elle sur un court-métrage qui parle d’une rupture amoureuse. Je lui ai donné de bonnes idées. Mais il m’est impossible d’écrire des dialogues. Je ne sais pas parler comme tout le monde. Mes mots sont bizarres et viennent de loin, d’un endroit où personne ne se rencontre. Quels articles de consommation pourrais-je fabriquer avec mon langage d’éternelle mélancolique ? (À propos de moi : Connaissez-vous Les Nuits blanches de Dostoïevski ? Je n’ai jamais eu aussi peur qu’en les lisant.) Bon, j’ai cru qu’il me serait si facile de changer comme s’il s’agissait de changer de vêtements. Je me suis même mise à lire les journaux ces deux dernières semaines. Et je me suis intéressée à la politique. Aujourd’hui j’ai écrit mes poèmes, j’ai aussi besoin de vous écrire et je médite sur la mort et sur les choses habituelles. Je suis absolument convaincue que la vie est invivable. Exemple : Nous sommes morts. Ensuite, je voudrais travailler, lire, écrire, gagner de l’argent, ne plus jamais voir ma famille et être seule sans pour autant m’en sentir coupable. Une vie tranquille, laborieuse, celle que je me promets tout le temps. Jusqu’à ce que j’envoie tout balader et que je m’enivre et que je fornique pendant une nuit qui n’est pas une nuit mais un rite obscur pour rétablir l’ennui, le calme et l’attente absurde de toujours. Je vous écrirai bientôt, je vous raconterai comment avancent les choses, mal probablement (je dis ça en référence à Proust : pour que cela n’arrive pas, par le simple fait d’y avoir pensé). Je suis navrée pour ce que vous m’avez raconté concernant l’université et votre « collègue ». Je ne comprends pas pourquoi les gens sont aussi bêtes. Vous avez un grand bonjour de la part de Jonquières et de sa famille. Hier j’ai vu N. Gerstein et elle m’a dit à quel point Andrea était magnifique.
                 Je vous embrasse donc ainsi qu’Andrea et Aglae,
                 Alejandra
                 Désolée pour l’excès de pronoms à la première personne J’ai mis ça au pluriel : la semaine dernière j’ai enfin eu une expérience nervalienne : je sors de chez moi, j’arrive dans un parc, je regarde mon énorme fenêtre et qui ai-je vu pendant un centième de seconde ? Moi. J’ai eu peur et je me suis sentie heureuse. J’ai toujours été fascinée par l’expérience du double. C’est curieux mais je ne me suis pas accusée d’être schizophrène. Autrement dit, je me suis sentie reconnaissante.

    « Un dinosaure alerte l'humanité dans un discours à l'ONUConserver l'argent liquide c'est conserver sa liberté CNT CH 24 02 2023 »
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