• Lettre n° 7


                 [Lettre envoyée depuis Paris le 16 octobre 1960]
                 Très cher León Ostrov,
                 J’espère que vous avez bien reçu ma lettre précédente, concernant « Télévision et travail ». J’ai le regret de vous annoncer que pour ce  qui est de la télévision les choses ne se sont pas bien passées, mais en revanche cela m’a été utile pour entrer en contact avec la revue Cuadernos, où je travaille à présent (et où je vole des feuilles, bien évidemment). J’y travaille depuis lundi. Aujourd’hui c’est mon quatrième jour, je suis à la fois contente et pas contente, j’ai des horaires d’employée de bureau, de 9 à 12 et de 14 à 18. Le salaire est très bon et me permet de vivre tranquillement dans cette ville qui est déjà en moi et que, selon tous mes désirs, je ne suis pas prête d’abandonner. Mais je vous écris tout ça parce que je me sens un peu désorientée par un fait nouveau : que mon désir de rester ici soit en train de se réaliser (même si je pèche un peu par optimisme car les trois premiers mois d’un emploi à Paris sont une période d’essai, et vous et moi savons que je suis loin d’être l’employée efficace et indispensable. Bref…). Le grand et énorme problème est, comme nous le disions hier, ma mère. Elle sait que j’ai un billet de retour valable jusqu’en mars (mon désir secret serait de me le faire rembourser et de m’acheter une voiture d’occasion). J’ai donc besoin de toutes les forces du monde pour ne pas jouer la fille prodigue, pour ne pas rentrer et pleurer et promettre d’être gentille et demander pardon d’être née. Tous ces mois de solitude, de changements de domicile, à rechercher un emploi, m’ont quelque peu renforcée. Pour vous donner une idée de ce qu’est ma vie ici, j’ai quitté la maison de mon oncle en août et je me suis installée à la cité universitaire d’Antony (à vingt minutes de Paris) où j’ai passé deux mois avant de me lasser de son confort, de son ambiance universitaire, de son manque de lien avec Paris, etc. La semaine dernière j’ai trouvé une chambre au sixième étage Place Clichy (dans le cœur de Clichy, plein de prostituées et compagnie). Le fait que je puisse habiter seule une chambre de bonne dans une rue douteuse de Montmartre, moi qui suis peureuse de naissance et trouillarde comme si j’avais été maudite par je ne sais qui, n’est pas anodin dans l’historiographie alexandrine. La chambre est très belle puisqu’il n’y a pas de souris ni de peaux galeuses de vieilles folles, mais en revanche il n’y a pas d’eau courante et les toilettes (un trou derrière la porte) se trouvent à environ soixante mètres, et pour y aller, il n’y a pas de lumière la nuit !!!!! cela veut dire qu’il faut craquer une allumette et longer les murs et les portes jusqu’à arriver à un trou infect presque toujours occupé par un vieillard sinistre qui te regarde, les yeux sur ton… Bon, j’exagère un peu, comme toujours. Et puisque nous parlons de couloirs obscurs et de trous, revenons au sujet « mère » : à ma peur de rentrer par peur de sa peur. De sa vengeance silencieuse. Bref, de tout ce qu’on peut trouver dans un manuel de psychanalyse. Mais j’aimerais vraiment rester plusieurs années, gagner ma vie plusieurs années, travailler comme n’importe quel adulte, écrire (je suis en train d’écrire), ne pas penser à être publiée mais écrire plusieurs années, sans urgence, lentement, tranquillement, etc. Et lire aussi, étudier, bref, vivre comme une adulte. Si j’arrive à garder ce travail (je travaille avec Edmundo Eichelbaum, enfin, dans le même bureau, il me semble que vous le connaissez ; en vérité c’est lui qui a parlé de moi à Gorkin et c’est grâce à lui que j’ai décroché cet emploi). Ce qui se passe c’est que je trouve dérisoire et surprenant de donner sept heures de ma journée, de les donner comme ça, sachant que la mort existe, et que beaucoup de choses merveilleuses existent, et plein de choses terribles, et travailler comme ça, comme s’il ne se passait rien, comme si on ne venait pas au monde pour un temps limité. Tout ceci m’étonne profondément, mais si l’on tient compte qu’il y a un mois je voulais me suicider, et que se fracasser la tête contre un mur était l’image de ma vie et qu’à présent, lorsque je sors d’ici, je n’ai soif que de belles choses. Si l’on tient compte de tout cela, il me semble que tout ira pour le mieux. Je vous laisse à présent. Je vous embrasse, ainsi qu’Aglae et Andrea,


                 Alejandra

    « Bach: Schafe können sicher weiden - Lucas & Arthur Jussen LES SCANDALES ... RÉVÉLATIONS ! »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :