• I - CONTRE L’INDIFFÉRENCE (3) 3/3

    L’homme, cet objet

    Indifférents, inconscients, sans volonté, ces êtres ne sont pas encore tout à fait des objets : tout est perdu s’ils parlent. Aussi parlent-ils le moins possible, sauf dans les romans de Claude Simon où – indiscipline ? ascendance méridionale ? – ils sont volontiers bavards. Aussi Claude Simon, sacrifiant tirets et guillemets, prend-il le soin de fondre les dialogues dans le récit, au point de les faire passer, avec beaucoup d’art, presque inaperçus. *
     Ils ne parlent pas. Soit. Mais s’ils allaient bouger ? Est-ce qu’un objet bouge ? Comme il est d’autre part impossible de les laisser debout à la même place durant tout le récit, l’habileté du Nouveau Roman consistera à étouffer, par la monotonie du mouvement ou la répétition du même paysage, la sensation de mobilité. Le Voyeur (A. Robbe-Grillet) tourne en rond dans une île dont tous les rochers se ressemblent, sont tous blanchis par le même océan, selon le même rythme continu des vagues. Le héros de La Route des Flandres est tantôt à cheval, tantôt couché sur un lit. Plus sage encore, celui de La Modification reste assis dans un compartiment de chemin de fer où il évoque des voyages analogues, sur la même ligne, dans un compartiment semblable. *
     Voilà donc l’homme privé de tous les avantages qui le distinguaient de l’objet. Reste un avantage que l’objet garde sur lui : l’objet dure. Il serait délicat et peu scientifique d’inventer des hommes immortels, mais l’on peut, à défaut, supprimer les sensations de temps. Il suffit d’abolir la notion de causalité, ou encore ce que Kant appelait « l’ordre de succession » des phénomènes. Le temps, dans le Nouveau Roman, n’est plus qu’une série d’instants juxtaposés, dont la succession dans le récit ne dépend pas de la chronologie, mais de l’arbitraire – ou plutôt de l’esthétique du narrateur. Parfois certaines scènes, certaines phrases reparaissent à plusieurs pages d’intervalle, rigoureusement identiques. Robbe-Grillet excelle dans cette technique, d’où il tire une singulière harmonie. *
     Il s’agit là d’une méthode. Non d’une métaphysique. « Le monde n’est ni signifiant ni absurde ; il est. » Cette profession de foi d’Alain Robbe-Grillet constitue tout au plus une esthétique littéraire – n’en déplaise à quelques jeunes intellectuels qu’éblouissent aussi les déclarations de Roland Barthes sur l’insignifiance du monde ; ils trouveraient une nourriture plus substantielle en lisant Nietzsche, pour qui, un siècle plus tôt, ces conclusions servaient tout juste de prémisses.
     Non, le Nouveau Roman n’a pas de prétentions métaphysiques ; c’est d’ailleurs ce qui le définit le mieux, et dont il se fait une étrange gloire. « L’écrivain est celui qui n’a rien à dire » confiait Robbe-Grillet à L’Express. Et Claude Simon : « Je n’ai jamais pu rien inventer. » Ces déclarations ne vont pas sans quelque coquetterie, et le talent de leurs auteurs les contredit. *
     Il faut reconnaître que les efforts de Malraux et de Saint-Exupéry, puis de Sartre et de Camus pour reposer l’éternelle question du « pourquoi » et lui chercher quelque réponse nouvelle justifient le découragement de leurs successeurs littéraires. Les héros de Malraux sont des aventuriers déguisés derrière des passions politiques dont l’inconstance et la précarité ne sauraient plus nous abuser. L’humanisme de Saint-Exupéry est touchant, mais limité à l’usage des aviateurs et des jeunes filles. Sartre et Camus ont eu le mérite d’aller plus loin et la douleur de tomber plus bas : l’absurde ; nous ne sortons pas de là. Que faire ? S’entêter dans le positivisme, le scientisme universel, et prolonger en littérature les traces du Nouveau Roman sur une neige déserte, où ne s’inscrira jamais la moindre empreinte humaine ? Ou retrouver le temps perdu, choisir de s’émouvoir, inventer secrètement quelque Dieu ? « Au fond, disait Nietzsche, seul le Dieu moral est réfuté. » Le XXe siècle, dans son indigence spirituelle, a été jusqu’ici incapable de poursuivre : quel est ce Dieu qui demeure ? *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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