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    Je n'ai aucun souvenir  ni des endroits par où je suis passé, ni de la manière dont j'y suis allé. Je me rappelle assez nettement les paysages, les odeurs ou les sons, mais pas du tout les noms de lieux. Ni l'ordre dans lequel je les ai visité. Je me déplaçais de ville en ville, en prenant le train, l'autobus, ou encore en camion, assis à côté du chauffeur, dormant dans les terrains vagues, les gares, les parcs, sur les berges des fleuves ou le rivage du bord de mer, partout où je pouvais étendre mon sac de couchage. Il m'est arrivé de passer l nuit au poste de police, ou en bordure d'un cimetière. Je me moquais de l'endroit, pourvu qu'il me fût possible d'y dormir tranquillement, sans gêner les gens. J'enroulais mon corps fatigué dans mon sac, buvais de grandes lampées d'un whisky bon marché et plongeais aussitôt dans le soleil. Dans les ville accueillantes, les gens m'offraient à manger ou me prêtaient de l'encens pour éloigner les moustiques, mais, dans celles qui ne l'étaient pas, ils appelaient la police pour me chasser des jardins publics. De toute façon, je m'en moquais éperdument. La seul chose que je recherchais, c'était un sommeil de plomb dans une ville inconnue.

    Quand je n'avais plus d'argent, je travaillais dur trois ou quatre jours pour gagner de quoi satisfaire mes besoins immédiats. Il y avait toujours du travail quelque part. Je voyageais de ville en ville, au hasard. Le monde était vaste et peuplé de gens étranges et curieux. Je téléphonai une fois à Midori. C'était parce que j'vais trop envie d'entendre sa voix.

    "La ballade de l'impossible" Haruki Murakami *

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  • La Disparition doit, en partie sa célébrité à son spectaculaire originalité comme exercice d'écriture extrême: 7800 mots distribués sur 320 pages sans utiliser une seule fois la voyelle le plus fréquente du français: le E - la difficulté de la prouesse lipogrammatique étant à la fois liée à la fréquence de la lettre supprimée et à la longueur du texte écrit.

     

     

    "Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l'ouvrit, il lut; mais il n'y saisissait qu'un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.
    Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo; il mouilla un gant qu'il passa sur son front, sur son cou.
    Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu'un glas, plus sourd qu'un tocsin, plus profond qu'un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.
    Sur l'abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l'aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s'avançait, traînant un brin d'alfa. Il s'approcha, voulant l'aplatir d'un coup vif, mais l'animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu'il ait pu l'assaillir."


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    On a parfois l’impression d’être en train de déambuler sans but dans une ville. On se promène dans une rue, on tourne au hasard dans une autre, on s’arrête pour admirer la corniche d’un immeuble, on se penche pour inspecter sur le trottoir une tache de goudron qui fait penser à certains tableaux que l’on a admirés, on regarde les visages des gens que l’on croise en essayant d’imaginer les vies qu’ils trimbalent en eux, on va déjeuner dans un petit restaurant pas cher, on ressort, on continue vers le fleuve (si cette ville possède un fleuve) pour regarder passer les grands bateaux, ou les gros navires à quai dans le port, on chantonne peut-être en marchant, ou on sifflote, ou on cherche à se souvenir d’une chose oubliée. On a parfois l’impression, à se balader ainsi dans la ville, de n’aller nulle part, de ne chercher qu’à passer le temps, et que seule la fatigue nous dira où et quand nous arrêter. (…) en réalité, ce qu’on fait quand on marche dans une ville, c’est penser, et on pense de telle façon que nos réflexions composent un parcours, parcours qui n’est ni plus ni moins que les pas accomplis, si bien qu’à la fin on pourrait sans risque affirmer avoir voyagé et, même si l’on ne quitte pas sa chambre, il s’agit bien d’un voyage, on pourrait sans risque affirmer avoir été quelque part, même si on ne sait pas où.
     
    "Invention de la solitude"  Paul Auster *
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    J'ai bien connu à un certain moment le bâtiment du tribunal au beau milieu de l'île de la Cité. Dans certaines salles, on jugeait des petits délinquants, des concierges bagarreurs ou un matelot qui avait balancé une bouteille dans un réverbère; dans d'autres se déroulaient des procès civils compliqués; ailleurs des jurés décidaient du sort de meurtriers qui risquaient la guillotine.
    Tous se déroule selon un rite "officiel", impersonnel et éternel, réglé comme l’horaire immuable d'un train, au milieu d'un décor de robes rouges, de moustaches, de lunettes, de bottes, de revolvers. On s'ennuie à mourir, puis soudai c'est l'horreur : que va-t-on faire de cet homme ou de cette femme? Le destin d'un être humain se décide et nous assistons à cette chose terrible, assis sur les bancs réservés à la presse! Les avocats volettent comme des papillons, en se lançant des mots d'esprit, tandis que les avocates aux yeux vifs et au sourire charmeur et pensif ressemblent à des libellules. Tout cela n'est qu'une mise en scène plaisante, une comédie ennuyeuse et immuable ... jusqu'au verdict et au frisson glacé du dernier acte d'Oedipe.
    On dirait que chacun joue un rôle, même le criminel, et que tout cela est irréel, sans doute parce que les règles du jeu sont fixées. D'avance rien n'est spontané, les billets du public sont contrôlés à l'entrée, ceux qui n'en ont pas sont refoulés derrière une balustrade comme au "poulailler". On sait quand un tel doit prendre la parole, quand tel autre doit élever l voix, quand tel autre ne pourra plus se retenir et se déchaînera. Là-bas, au loin, sur le banc de chêne du box des accusés est assis un hystérique qui a poignardé sa maîtresse à coup de ciseaux. Il a fait ses classes dans le corps des Cadets de Novotcherkask, à l'école de cavalerie, et ses papiers sont en ordre. Il est chauffeur de taxi, la nuit, et attend à présent que se décide son sort. Il n'a plus qu'à écouter le verdict des jurés. Une autre fois, c'est une femme bouffie, avec des plaques rouges sur la peau et des cheveux jaunes, qui est assise sur le même banc de chêne et qui regarde droit vers moi. Elle a tué son amant d'une balle de revolver. Je la connais. Quand elle avait seize ans, on l'habillait encore comme fillette. Elle avait tellement importuné son amant qu'il avait décidé sans doute de la laisser tomber... La voici assise maintenant, immobile, tenant parfaitement son rôle dans la pièce qui se joue devant le public, se levant au bon moment, parlant quand on le lui demande, tandis que dans la salle des propos de tout genre vont bon train comme au théâtre...
    Durant l’interruption de séance, je cours au café du sous-sol où résonnent les voix des avocats et des journalistes. On dirait un restaurant de gare. Des boiseries à l'ancienne recouvrent les murs, l'endroit est inconfortable et mal entretenu. On échange quelque propos rapides sur "l'affaire" du moment.
    Un célèbre avocat français, un bel homme svelte, aux cheveux grisonnants, écrivain, ami de ministres et d'ambassadeurs, se tient à l'écart et, d'un air dégoûté, mange un gâteau avec de la crème fouettée. Tout à coup, le voilà entouré et assailli de questions : "Que pensez-vous, maître, quelle est votre opinion?"
    Il donne son avis tout en avalant la crème fouettée.
    Je quitte le tribunal. Sur la berge, les réverbère sont allumés et les arbres, nus et noirs, se penchent au-dessus de l'eau. Les bouquinistes ferment leurs boîtes. Une lumières rouge clignote au loin sur la tour Eiffel. Les avions qui arrivent de  Londres ou de Rome l'aperçoivent, mais ils ne me voient pas. Personne ne me connaît.

    "C'est moi qui souligne" Nina Berberova

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    Depuis les débuts de l'histoire humaine, la guerre a toujours été perçue comme le plus grand mal. Or nous, nous avions inventé quelque chose à côté de quoi la guerre en venait à sembler propre et pure, quelque chose à quoi beaucoup cherchaient à échapper en se réfugiant dans les certitudes de la guerre et du front. Même les boucheries démentielles de la Grande Guerre, qu'avaient vécue nos père ou certains de nos officiers plus âgés, paraissaient presque propres et justes à côté de ce que nous avions amené au monde. Je trouvais cela extraordinaire.

    "Les bienveillantes" Jonathan Littell

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