• Le bâtiment du tribunal

     

    J'ai bien connu à un certain moment le bâtiment du tribunal au beau milieu de l'île de la Cité. Dans certaines salles, on jugeait des petits délinquants, des concierges bagarreurs ou un matelot qui avait balancé une bouteille dans un réverbère; dans d'autres se déroulaient des procès civils compliqués; ailleurs des jurés décidaient du sort de meurtriers qui risquaient la guillotine.
    Tous se déroule selon un rite "officiel", impersonnel et éternel, réglé comme l’horaire immuable d'un train, au milieu d'un décor de robes rouges, de moustaches, de lunettes, de bottes, de revolvers. On s'ennuie à mourir, puis soudai c'est l'horreur : que va-t-on faire de cet homme ou de cette femme? Le destin d'un être humain se décide et nous assistons à cette chose terrible, assis sur les bancs réservés à la presse! Les avocats volettent comme des papillons, en se lançant des mots d'esprit, tandis que les avocates aux yeux vifs et au sourire charmeur et pensif ressemblent à des libellules. Tout cela n'est qu'une mise en scène plaisante, une comédie ennuyeuse et immuable ... jusqu'au verdict et au frisson glacé du dernier acte d'Oedipe.
    On dirait que chacun joue un rôle, même le criminel, et que tout cela est irréel, sans doute parce que les règles du jeu sont fixées. D'avance rien n'est spontané, les billets du public sont contrôlés à l'entrée, ceux qui n'en ont pas sont refoulés derrière une balustrade comme au "poulailler". On sait quand un tel doit prendre la parole, quand tel autre doit élever l voix, quand tel autre ne pourra plus se retenir et se déchaînera. Là-bas, au loin, sur le banc de chêne du box des accusés est assis un hystérique qui a poignardé sa maîtresse à coup de ciseaux. Il a fait ses classes dans le corps des Cadets de Novotcherkask, à l'école de cavalerie, et ses papiers sont en ordre. Il est chauffeur de taxi, la nuit, et attend à présent que se décide son sort. Il n'a plus qu'à écouter le verdict des jurés. Une autre fois, c'est une femme bouffie, avec des plaques rouges sur la peau et des cheveux jaunes, qui est assise sur le même banc de chêne et qui regarde droit vers moi. Elle a tué son amant d'une balle de revolver. Je la connais. Quand elle avait seize ans, on l'habillait encore comme fillette. Elle avait tellement importuné son amant qu'il avait décidé sans doute de la laisser tomber... La voici assise maintenant, immobile, tenant parfaitement son rôle dans la pièce qui se joue devant le public, se levant au bon moment, parlant quand on le lui demande, tandis que dans la salle des propos de tout genre vont bon train comme au théâtre...
    Durant l’interruption de séance, je cours au café du sous-sol où résonnent les voix des avocats et des journalistes. On dirait un restaurant de gare. Des boiseries à l'ancienne recouvrent les murs, l'endroit est inconfortable et mal entretenu. On échange quelque propos rapides sur "l'affaire" du moment.
    Un célèbre avocat français, un bel homme svelte, aux cheveux grisonnants, écrivain, ami de ministres et d'ambassadeurs, se tient à l'écart et, d'un air dégoûté, mange un gâteau avec de la crème fouettée. Tout à coup, le voilà entouré et assailli de questions : "Que pensez-vous, maître, quelle est votre opinion?"
    Il donne son avis tout en avalant la crème fouettée.
    Je quitte le tribunal. Sur la berge, les réverbère sont allumés et les arbres, nus et noirs, se penchent au-dessus de l'eau. Les bouquinistes ferment leurs boîtes. Une lumières rouge clignote au loin sur la tour Eiffel. Les avions qui arrivent de  Londres ou de Rome l'aperçoivent, mais ils ne me voient pas. Personne ne me connaît.

    "C'est moi qui souligne" Nina Berberova

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