•  

    La machine pense contre l’homme parce qu’elle pense à sa place, elle le dépossède non pas seulement de sa propre opinion, mais de la faculté d’en avoir une. Il ne pourra jamais dire ce qu’il pense, pour la raison qu’il ne saura plus ce qu’il pense. La Machinerie le saura pour lui. Le jour n’est pas loin, en effet, où tous les moyens de diffusion des idées se trouveront réunis en quelque organisation monstrueuse, qui d’ailleurs en viendra vite à substituer aux idées, d’un emploi difficile et parfois dangereux, des images simples et violentes, comparables à celles qu’utilise avec une maîtrise grandissante la publicité américaine. Non, ce jour n’est pas loin ! Les imbéciles peuvent encore se faire illusion, car la Machinerie à penser compte encore — pour combien de temps ? — deux centrales colossales, l’une à New York, l’autre à Moscou. Les slogans paraissent différents ou même contradictoires, mais qu’importe ! Le slogan des slogans, le super-slogan reste le même pour les deux. Il s’agit toujours de convaincre l’humanité, au nom du Progrès fatal et indéfini, de monter sur le billard pour se faire ouvrir le ventre par la Technique, en vue de l’expérience décisive, manquée jadis au paradis terrestre, qui fera de l’homme un dieu.

    Que ceux de mes lecteurs tentés de blâmer en moi quelque dureté de langage veuillent bien comprendre que le temps nous est mesuré.

    La machine pense contre l’homme 17 avril 1948

    Français, si vous saviez... de Georges Bernanos

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Obéir ... Qu'y a-t-il de spirituel à céder? Pourquoi la foi exigerait-elle une soumission totale?
    N'est-il pas plus beau, parfois, d'enfreindre? Si Dieu pousse au crime, l'homme doit le repousser. Quand Dieu ne se comporte pas à la hauteur de Dieu, signalons-le-lui et tournons-lui le dos. Voilà ce que j'aspire à penser ... Mes mes convictions ont subi une déroute. Cette nuit, un nouveau personnage est entré dans ma vie : Dieu. Je ne l'appelais pas, je ne révérais pas. Il appartenait à ce conglomérat de termes qui ne correspondent à aucune réalité - fée, néant, trou noir, enfer, paradis, purgatoire -, le groupe des mots inoffensifs. Quelle erreur! A cause de Poitrenot, il vient de surgir sur ma scène, glaive en man, l'insulte à la bouche, le regard furibond
    Tous a changé, hélas. Il m'effraie. Il me sidère. Il m'écrase de son acharnement, non de sa sagesse. Sous lui, j'étouffe.
    Avec horreur, je me rends compte qu'il prospérait, là, depuis toujours. Oh, il ne se terrait pas dans 'ombre, s'exposait en pleine lumière, dans les villes sous forme d'églises, de temples, de synagogues ou de moquées, dans les noms, dans les actes, dans les phrases, dans les opinions, dans les doctrines. Il gouvernait tout, indifférent à mon aveuglement ou à ma surdité, sûr de lui.
    Cette révélation m'accable; elle m'a expulsé de mon univers et j'en frissonne. Je regrette le Dieu de mon athéisme. Le Dieu auquel je ne croyais pas, bon, généreux, affectueux, incarnait le meilleur de l'homme. Le Dieu auquel les convulsions de la réalité me contraignent à prêter attention est injuste, partial, agressif. Qu'ai-je gagné à le rencontrer? Rien. Sauf si la malaise, la prostration, l'effarement, l'oppression, l’angoisse constituent des progrès.
    Je n'espérais pas ce Dieu-là.
    Dans un monde idéal, Dieu se montrait aimable; dans le nôtre, il s'avère odieux. Dans un monde idéal, je l'aurais respecté; dans le nôtre, je le crains.

     

    "L'homme qui voyait à travers les visages" Eric-Emmanuel Schmitt

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Il convient au contraire d'admettre qu'au creux de l'être, là où est le berceau ou le gouffre, l'âme assume toutes les conditions tragiques du destin humain.Instruite par l'expérience de la souffrance et de la mort, elle est capable d'ouverture et de dépassement; en élevant l'être qu'elle habite jusqu'au règne du divin. Mais elle peut aussi connaître déviations ou perversions, céder aux diverses pulsions destructrices. Consciente ou inconsciente, libre ou contrainte, elle est en pouvoir de nouer des liens complexes avec le Mal.  

    François Cheng *

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • La légèreté, elle est partout, dans l’insolente fraîcheur des pluies d’été, sur les ailes d’un livre abandonné au bas d’un lit, dans la rumeur des cloches d’un monastère à l’heure des offices, une rumeur enfantine et vibrante, dans un prénom mille et mille fois murmuré comme on mâche un brin d'herbe, dans la fée d’une lumière au détour d’un virage sur les routes serpentines du Jura, dans la pauvreté tâtonnante des sonates de Schubert, dans la cérémonie de fermer lentement les volets le soir, dans une fine touche de bleu, bleu pale, bleu-violet, sur les paupières d’un nouveau-né, dans la douceur d’ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l’instant de la lire, dans le bruit des châtaignes explosant au sol et dans la maladresse d’un chien glissant sur un étang gelé, j’arrête là, la légèreté, vous voyez bien, elle est partout donnée.

    "La Folle allure"  Christian Bobin *

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Cet homme n'avait pas cessé de croire en Dieu. Il n'en était pas arrivé non plus à une conception moderne de Dieu. Il y avait Dieu et il y avait le monde. Il savait que le monde l'oublierait mais que Dieu ne le pouvait pas.Et c'était bien cela pourtant qu'il souhaitait.

    Il est facile de comprendre que seul le chagrin pourrait amener un homme à une telle vision des choses. Et pourtant un chagrin pour lequel il ne peut y avoir de  secours n'est pas un chagrin. C'est une soeur éplorée qui voyage dans des  vêtements de deuil. Les hommes ne se détournent pas si facilement de Dieu, vois-tu. Pas si facilement.Tout homme sait au fond de lui que quelque chose est averti de son existence. Quelque chose en est averti, dont on ne peut ni fuir ni se cacher. Imaginer qu'il peut en être autrement c'est imaginer l'innommable. Le problème n'a jamais été que cet homme a cessé de croire en Dieu. Non. C'est plutôt qu'il en était venu à croire des choses terrible au sujet de Dieu.

    Donc il est maintenant à la retraire à Mexico. Il n'a pas d'amis. Dans la journée il va s'assoir dans le parc. Le sol sous ses pieds est engraissé du sang des ancêtres. Il observe les passants. Il est maintenant convaincu que les buts et les significations dons ils s'imaginent que sont investis leurs mouvements ne sont en réalité qu'un moyen de les décrire. Il est persuadé que leurs gestes sont subordonnés à des mouvements plus vastes dans des configurations qui leur sont inconnues et ceux-là à leur tour à d'autres. Ces réflexions ne lui apportent aucun réconfort, je peux te le dire. Il voit que l'univers se dérobe. Tout autour de lui un énorme vide sans écho. C'est à ce moment-là qu'il a commencé à prier. Sans doute pas avec un motif très pur. Mais finalement à quoi ce motif pourrait-il ressembler? Est-ce que Dieu peut être séduit? Peut-on plaider auprès de Lui ou Lui demander de voir le bien-fondé de nos arguments? Une créature issue de Sa main pourrait-elle rien faire d'autre pour Lui plaire davantage eût-elle agi autrement? Peut-on Le surprendre? Dans son coeur cet homme avait déjà commencé à conspirer contre Dieu mais il ne le savait pas encore. Il n'en a rien su jusqu'au moment où il a commencé à rêver de Lui.

    Qui peut rêver de Dieu? Cet homme en a rêvé. Dans ses rêves Dieu était très occupé. Quand on Lui parlait Il ne répondait pas. Quand on L'appelait Il n'entendait pas. L'homme Le voyait penché sur son ouvrage. Comme à travers une vitre. Assis dans l'unique lumière de Sa présence. En train de tisser le monde. Entre Ses mains le monde sortait du néant et entre Ses mains le monde  retournait au néant. Interminablement. Interminablement. Voilà. Il y avait maintenant un Dieu à méditer. Un Dieu qui semblait asservi aux tâches mêmes qu'il S'était assignées. Un Dieu qui semblait doté du pouvoir insondable du soumettre toute chose à une impénétrable finalité. Le chaos lui-même ne sortait pas du cadre de cette matrice. Et quelque part dans cette tapisserie qu'était le monde en train de se faire et de se défaire il y avait un fil et ce fil c'était lui et il s'est réveillé en pleurant.

    "Le grand passage" Cormac McCarthy

    Partager via Gmail

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique