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    Les hommes qui en France préparèrent les esprits et formulèrent les principes de la révolution à venir sont devenus les philosophes* des Lumières. Mais ce titre de philosophes qu’ils revendiquaient était passablement trompeur; car leur impact sur l’histoire de la philosophie est négligeable, et leur contribution à l’histoire de la pensée politique n’égale pas l’originalité de leurs grands prédécesseurs du xvne et du début du xvme. Pourtant, dans le contexte de la révolution, leur importance est grande ; elle tient à ce qu’ils employaient le mot liberté en plaçant un accent inédit, quasi inconnu jusqu’alors, sur la liberté publique, signe qu’ils entendaient par liberté tout autre chose que le libre-arbitre ou la liberté de pensée dont débattaient les philosophes depuis saint Augustin. Ce qu’ils appelaient liberté publique n’était pas un espace intérieur où se mettre à volonté à l’abri des pressions du monde, ni le liberum arbitrium qui mène la volonté à choisir entre les termes d’une alternative. Pour eux, la liberté ne pouvait exister que dans la sphère publique ; c’était une réalité tangible, du monde, une création humaine dont l’humanité devait jouir, plutôt qu’un don ou une capacité ; c’était l’espace public créé par l’homme ou la place publique que l’Antiquité avait reconnue comme l’aire où la liberté apparaît et devient visible aux yeux de tous.

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    L'être humain ne doit jamais cesser de penser. C'est le seul rempart contre la barbarie. Action et parole sont les deux vecteurs de la liberté. S'il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare.

    Hannah Arendt *

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  • En outre, quel que fût l’«état» auquel les hommes de lettres appartenaient, ils étaient exempts du fardeau de la pauvreté. Insatisfaits de l’importance qu’avait pu leur octroyer l’état ou la société d'Ancien Régime*, quelle qu’elle fût, ils ressentaient leur loisir comme un fardeau et non comme un bienfait, comme un exil forcé hors du domaine de la vraie liberté et non comme la liberté hors de la politique, celle que les philosophes avaient réclamée pour eux-mêmes depuis l’Antiquité, afin de pouvoir se livrer à des activités plus nobles à leurs yeux que celles qui occupent les hommes dans les affaires publiques. En d’autres termes, leur loisir était Yotium latin et non pas la skholè grecque; c’était une inactivité forcée, un «état languissant dans une retraite oisive», où la philosophie était censée fournir quelque «remède à la peine» (une doloris medicinam1), et ils étaient encore tout à fait dans le style de Rome quand ils commencèrent à employer ce loisir par intérêt pour la res publica, la chose publique*, formule littéralement traduite du latin, au xvine siècle, pour désigner le domaine des affaires publiques. Ils se mirent donc à étudier les auteurs grecs et latins, non pas - l’essentiel est là - pour la sagesse éternelle et l’immortelle beauté qu’ils pouvaient puiser dans les livres eux-mêmes, mais presque exclusivement pour s’informer sur les institutions politiques dont ils portaient témoignage. C’est leur recherche de la liberté politique, non leur quête de la vérité, qui les ramena à l’Antiquité, et leurs lectures leur fournirent les éléments concrets dont ils avaient besoin pour penser à une telle liberté et en rêver. Pour citer Tocqueville, « chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie*». Si leur expérience de la réalité leur avait permis de savoir ce que représentait la liberté publique pour le citoyen, peut-être auraient-ils rejoint leurs homologues américains et parlé de «bonheur public»; car il suffit de se rappeler la définition américaine assez courante du bonheur public (comme celle qu’en donna Joseph Warren en 1772) - il dépend « d’un attachement vertueux et inébranlable à une Constitution libre» - pour voir combien le contenu réel des deux formules apparemment différentes devait en fait être très voisin. La liberté publique ou politique et le bonheur public ou politique furent les principes qui inspirèrent et préparèrent les esprits de ceux qui firent alors ce qu’ils ne s’étaient jamais attendus à faire et qui furent bien souvent forcés de commettre des actes pour lesquels ils ne s’étaient sentis jusque-là aucune inclination.

     

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    1. Cicéron, De natura deorum, I, 7, et Academica, 1,11

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    On est perdu dans sa vie, dans ce qu’on écrit, dans un film que l’on fait lorsque, précisément, on veut s’interroger sur la nature de l’identité de quelque chose. Alors là, c’est « loupé », car on entre dans les classifications. Le problème, c’est de créer justement quelque chose qui se passe entre les idées et auquel il faut faire en sorte qu’il soit impossible de donner un nom et c’est donc, à chaque instant, d’essayer de lui donner une coloration, une forme et une intensité qui ne dit jamais ce qu’elle est. C’est ça l’art de vivre ! L’art de vivre, c’est de tuer la psychologie, de créer avec soi–même et avec les autres des individualités, des êtres, des relations, des qualités qui soient innomées.

    Michel Foucault *

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    Au xvme siècle, les hommes préparés à l’exercice du pouvoir et désireux, entre autres, de mettre en pratique ce qu’ils avaient appris par l’étude et la réflexion s’appelaient des hommes de lettres*, et cela reste une expression qui les désigne bien mieux que notre terme d’«intellectuels», sous lequel nous rangeons d’habitude une classe de scribes professionnels et d’écrivains dont le travail répond à des besoins nés du développement constant de la bureaucratie dans le gouvernement et l’administration modernes, ainsi que de la croissance presque aussi rapide du besoin de divertissement dans une société de masse. À l’époque moderne, l’expansion de cette classe était inévitable et automatique ; elle se serait produite dans n’importe quelles circonstances, et l’on pourrait soutenir - si l’on tient compte des conditions de son expansion qui existent dans les tyrannies politiques de l’Est, demeurées inégalées - que ses chances étaient encore plus grandes sous le règne du despotisme et de l’absolutisme que sous le régime constitutionnel des pays libres. La distinction entre hommes de lettres* et intellectuels ne repose nullement sur une différence de qualité évidente ; dans le contexte qui nous occupe, les attitudes fondamentalement différentes adoptées par ces deux groupes, depuis le xvme siècle, à l’égard de la société, c’est-à-dire à l’égard de cet étrange domaine, un peu hybride, que l’époque moderne a inséré entre les domaines plus anciens et plus naturels du public ou du politique d’un côté, et du privé de l’autre, sont encore plus importantes. À dire vrai, les intellectuels ont et ont toujours fait partie intégrante de la société à laquelle, en tant que groupe, ils devaient même leur existence et leur importance ; au xvme siècle, tous les gouvernements européens antérieurs à la Révolution en eurent besoin et les utilisèrent «pour édifier un corpus de connaissances spécialisées et de procédures indispensables à l’extension de leur gouvernement à tous les niveaux, processus qui souligne le caractère ésotérique des activités gouvernementales(1)». A contrario, les hommes de lettres avaient commencé leur carrière en refusant ce genre d’engagement au service du gouvernement et en se retirant de la société, de la Cour d’abord et de la vie de courtisan, et plus tard des salons. Ils s’instruisaient et se cultivaient dans un isolement librement choisi et se plaçaient ainsi à une distance calculée du social comme du politique, dont ils étaient de toute façon exclus, de manière à les étudier tous deux en perspective. C’est seulement plus ou moins à partir du milieu du xvme siècle que nous les voyons en rébellion ouverte contre la société et ses préjugés, et ce défi prérévolutionnaire avait été précédé par une attitude plus posée, mais non moins pénétrante, réfléchie, et par un mépris délibéré envers la société, qui était la source même de la sagesse de Montaigne, qui accentua même la profondeur des Pensées de Pascal et laissa encore ses traces dans bien des pages de Montesquieu. Ceci ne vise évidemment pas à nier l’immense différence d’humeur et de style qui sépare le dégoût méprisant de l’aristocrate et la haine doublée de rancune des plébéiens qui devait s’ensuivre ; mais l’objet de ce mépris et de cette haine, il faut s’en souvenir, était plus ou moins le même.

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    1. Voir Wolfgang U. Kraus, «Démocratie Community and Publicity», Nomos, 1959, vol. II.

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