• Dans quelle mesure le caractère ambigu des révolutions naquit d’une équivoque dans l’esprit des hommes qui en furent les acteurs, la meilleure illustration de cette question se trouve peut-être dans les «Principes du gouvernement révolutionnaire» étonnamment contradictoires, énoncés par Robespierre. Il commençait par définir l’objectif d’un gouvernement constitutionnel comme la préservation de la république que le gouvernement révolutionnaire avait fondée dans le but d’instaurer la liberté publique. Pourtant, à peine avait-il défini l’objectif principal du gouvernement constitutionnel comme la «préservation de la liberté publique »qu’il faisait pour ainsi dire volte-face et rectifiait de lui-même : «Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique (1). » Dans cette seconde phrase, le pouvoir est encore public et aux mains du gouvernement, mais l’individu, devenu impuissant, doit en être protégé. D’autre part, la liberté a changé de lieu ; elle ne réside plus dans l’espace public mais dans la vie privée des citoyens et doit donc être défendue contre le public et sa puissance. La liberté et le pouvoir se sont scindés, et ce fut le début de l’identification fatale du pouvoir à la violence, du politique au gouvernement et du gouvernement à un mal nécessaire.
    Nous aurions pu tirer des illustrations similaires, encore que moins succinctes, des auteurs américains, et cela revient évidemment à dire que la question sociale interféra avec le cours de la Révolution américaine d’une façon tout aussi aiguë, mais moins dramatique, qu’avec celui de la Révolution française. Pourtant, la différence reste profonde. Étant donné que le pays ne fut jamais submergé par la pauvreté, ce fut moins le besoin que «la passion fatale pour les richesses soudaines» qui se dressa sur le chemin des fondateurs de la république. Et cette quête particulière du bonheur qui, selon le juge Pendleton, a toujours eu tendance «à éteindre tout sens du devoir politique et moral (2)», put être maintenue en suspens au moins le temps de poser les fondations et de construire le nouvel édifice, mais pas assez longtemps pour changer les mentalités de ceux qui devaient l’habiter. Au rebours de ce qui s’est passé en Europe, de ce fait, les notions révolutionnaires de bonheur public et de liberté politique n’ont jamais complètement disparu de la scène américaine ; elles sont devenues partie intégrante de la structure même du corps politique de la république. Cette structure possède-t-elle un socle de granit capable de résister aux futilités bouffonnes d’une société plongée dans l’opulence et la consommation, ou cédera-t-elle sous la pression de la richesse comme les communautés européennes ont cédé sous la pression de la misère et de l’infortune? L’avenir le dira. Il existe aujourd’hui autant de signes justifiant l’espoir que de signes instillant la crainte.

    A suivre

    __________________

    1. Voir son rapport à la Convention sur les «Principes du gouvernement révolutionnaire », in Œuvres,
    op. cit., éd. Laponneraye, 1840, vol. III, p. 513.

    2. Dans Hezekiah Niles, Principles andAc.ts ofthe Révolution, Baltimore, 1822, p.404.
     

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    En 1956 le philosophe juif Allemand Günther Anders écrivit cette réflexion prémonitoire :

    "Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut surtout pas s’y prendre de manière violente.
    Les méthodes archaïques comme celles d’Hitler sont nettement dépassées.
    Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.
    L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées...
    Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique le niveau & la qualité de l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle.
    Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations matérielles, médiocres, moins il peut se révolter.
    Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste..… que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie.
    Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements abrutissant, flattant toujours l’émotionnel, l’instinctif.
    On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon avec un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de s'interroger, penser, réfléchir.
    On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains.
    Comme anesthésiant social, il n’y a rien de mieux. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité, de la consommation deviennent le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté.
    Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur (qu’il faudra entretenir) sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions matérielles nécessaires au bonheur.
    L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un produit, un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau.
    Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité, son esprit critique est bon socialement, ce qui risquerait de l’éveiller doit être combattu, ridiculisé, étouffé...
    Toute doctrine remettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels"

    Günther Anders
    « l’obsolescence de l’homme » 1956" 

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    Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : “ Je n’obéis plus ”, et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie – ce mouvement me paraît irréductible. Parce qu’aucun pouvoir n’est capable de le rendre absolument impossible : Varsovie aura toujours son ghetto révolté et ses égouts peuplés d’insurgés. Et parce que l’homme qui se lève est finalement sans explication ; il faut un arrachement qui interrompt le fil de l’histoire, et ses longues chaînes de raisons, pour qu’un homme puisse, “ réellement ”, préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir.

    Toutes les formes de liberté acquises ou réclamées, tous les droits qu’on fait valoir, même à propos des choses apparemment les moins importantes, ont sans doute là un point dernier d’ancrage, plus solide et plus proche que les “ droits naturels ”. Si les sociétés tiennent et vivent, c’est-à-dire si les pouvoirs n’y sont pas “ absolument absolus ”, c’est que, derrière toutes les acceptations et les coercitions, au-delà des menaces, des violences et des persuasions, il y a la possiblité de ce moment où la vie ne s’échange plus, où les pouvoirs ne peuvent plus rien et où, devant les gibets et les mitrailleuses, les hommes se soulèvent. ”

    Michel Foucault : “ Inutile de se soulever ? ”, Le Monde, 11-12 mai 1979 *

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  • Pour comprendre ce qui s’est passé en Amérique, il suffit peut-être de se rappeler la fureur de Crèvecoeur, ce grand amoureux de l’égalité et de la prospérité américaines prérévolutionnaires, quand il fut privé de son bonheur de cultivateur par le déclenchement de la guerre et de la révolution : des «démons», selon lui, avaient été «lâchés contre nous» par «ces grands personnages qui planent si haut au-dessus du commun des mortels » qu’ils se souciaient plus de l’indépendance et de la fondation de la république que des intérêts des cultivateurs et des chefs de famille(1). Ce conflit entre intérêts privés et affaires publiques joua un rôle immense dans les deux révolutions, et, d’une façon générale, on peut dire que les hommes des révolutions furent ceux qui, du fait de leur amour authentique de la liberté et du bonheur publics plutôt que de je ne sais quel esprit de sacrifice idéaliste, pensèrent et agirent invariablement en fonction des affaires publiques. En Amérique où, au début, l’existence du pays avait été mise en jeu sur une question de principes, et où le peuple s’était révolté contre des mesures dont l’importance économique était insignifiante, la Constitution fut ratifiée par ceux qui, débiteurs de marchands britanniques auxquels la Constitution ouvrirait les cours fédérales pour que ces dernières les poursuivent, avaient beaucoup à perdre au plan de leurs intérêts privés, ce qui indique que les fondateurs eurent la majorité du peuple de leur côté, du moins tout au long de la guerre et de la révolution(2). Pourtant, même durant cette période, on voit clairement, du début à la fin, l’énergie déployée par Jefferson pour qu’on réservât un espace au bonheur public et l’amour passionné de John Adams pour l’«émulation» - son spectemur agendo, « qu’on nous voie en action », qu’il y ait un espace où nous sommes vus, où nous pouvons agir - entrèrent en conflit avec les désirs farouches et foncièrement antipolitiques de se débarrasser de toutes les obligations et de tous les devoirs publics ; d’instituer un mécanisme d’administration gouvernementale grâce auquel les hommes pourraient contrôler leurs dirigeants et jouir encore des avantages d’un gouvernement monarchique, d’être « gouvernés sans avoir à intervenir» et de n’avoir pas à «consacrer du temps à superviser ou à choisir les agents publics, ou [à veiller à] l’application des lois», de façon à pouvoir «s’occuper exclusivement de leurs intérêts personnels(3)». L’issue de la Révolution américaine, différente des intentions qui l’inaugurèrent, a toujours été ambiguë, et la question de savoir si le but du gouvernement devait être la prospérité ou la liberté n’a jamais été réglée. Aux côtés de ceux qui arrivaient sur le continent américain par goût pour un monde nouveau, ou plutôt par désir de construire un monde nouveau sur un continent récemment découvert, il y avait toujours eu ceux qui n’espéraient rien d’autre qu’un nouveau « style de vie ». Il n’est pas surprenant que ceux-ci aient été plus nombreux que ceux-là ; s’agissant du xvme siècle, le facteur décisif a peut-être bien été qu’« après la Glorieuse Révolution, l’émigration d’importants éléments anglais se tarit(4) ». Pour les fondateurs, restait à savoir si « le but suprême à atteindre » était le « bien-être réel de la grande masse du peuple(5) », le plus grand bonheur pour le plus grand n ombre, ou si c’était plutôt «le but principal d’un gouvernement que de réguler [la passion d’exceller et d’être vu] qui à son tour devient un principe de gouvernement(6) ». Cette alternative entre liberté et prospérité, telle que nous la voyons aujourd’hui, n’était en aucune façon un problème clairement circonscrit dans l’esprit des fondateurs américains comme des révolutionnaires français, mais il ne s’ensuit pas qu’elle n’était pas présente. Il y a toujours eu non seulement une différence mais un antagonisme, entre ceux, comme le dit Tocqueville, qui semblent «aimer la liberté [... et ne font] que haïr le maître» et ceux qui savent: « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir*(7). »

    A suivre

    ________________

    1. Voir la lettre XII «Détresse d’un homme de la frontière», dans Letters frorn an American Farmer (1782), édition de poche, Dutton, 1957.
    2. Le non-respect des lois, la violence, l’anarchie sévissaient autant en Amérique que dans les autres pays colonisés. John Adams raconte dans son autobiographie (OEuvres, vol. II, p.420-421) une histoire devenue célèbre. Il rencontra un homme, «un jockey qui avait sans cesse affaire à la loi, et avait été poursuivi devant presque tous les tribunaux. Aussitôt qu’il me vit, il vint à moi et me salua en ces termes: “Ah! Mr Adams, quelles grandes choses vous avez faites pour nous, vous et vos collègues ! Jamais nous ne pourrons assez vous en remercier. Maintenant, il n’y a pas de tribunaux par ici, et j’espère qu’il n’y en aura plus jamais.” [...] “Est-ce pour cela que je me suis battu? me dis-je. [...] Est-ce là ce que les gens pensent, et combien sont-ils dans le pays? La moitié de la nation, pour autant que je sache; car la moitié sont des débiteurs, et ces sentiments sont toujours et partout ceux des débiteurs. Si le pouvoir devait tomber en de telles mains, et cela risque fort d’arriver, alors à quoi bon avoir sacrifié notre temps, notre santé et tout le reste? Assurément, il faut nous prémunir contre cet état d’esprit et ces principes, sinon nous risquons de nous en repentir.” » Cela se passait en 1775 ; il convient de voir que cet état d’esprit et ces principes disparurent dès que la guerre et la révolution éclatèrent comme le prouve la ratification de la Constitution par les débiteurs.
    3. Voir James Fenimore Cooper, « Des avantages de la monarchie», in The American Democrat (1838).
    4. Edward S. Corvin, in Harvard Law Review, vol. 42, p. 395.
    5. Cf. Madison dans The Federalist, n° 45.
    6. Pour reprendre les termes de John Adams, dans Discourses on üavila, in Works, op. cit., 1851, vol. VI, p.233.
    7.Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, livre III, chap.m [éd. citée, Gallimard, Bibliothèque
    de la Pléiade, 2004, p. 195].

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    En fait, les débuts plutôt modestes des deux révolutions suggèrent qu’à l’origine, les révolutionnaires ne visaient que des réformes tendant à la création de monarchies constitutionnelles, même si les expériences du peuple américain en matière de «bonheur public» durent être considérables, bien avant le conflit avec l’Angleterre. Ce qui importe, cependant, c’est que la Révolution française et la Révolution américaine furent très vite amenées à insister sur l’instauration de gouvernements républicains, et cette insistance, allant de pair avec le nouvel antagonisme violent entre monarchistes et républicains, provenait directement des révolutions elles-mêmes. En tout cas, les hommes des révolutions avaient fait connaissance avec le «bonheur public», et l’impact de cette expérience avait été suffisamment profond pour leur faire préférer, en toutes circonstances ou presque - si, par malheur, l’alternative leur avait été présentée en ces termes -, la liberté publique aux libertés civiles, ou le bonheur public au bien-être privé. Derrière les théories de Robespierre, qui préfigurent la Révolution que l’on décréta permanente, on peut discerner la question difficile, inquiète et inquiétante, qui devait troubler après lui tous les révolutionnaires dignes de ce nom ou presque : si la fin de la révolution et l’instauration d’un gouvernement constitutionnel signifiaient la fin de la liberté publique, était-il alors souhaitable de mettre fin à la révolution ?
    Si Robespierre avait vécu assez longtemps pour observer l’évolution du nouveau gouvernement des États-Unis, où la Révolution n’avait jamais sérieusement restreint les droits civils et, pour cette raison peut-être, avait réussi précisément là où la Révolution française échoua - dans sa tâche de fondation -, où - autre aspect plus important encore dans ce contexte -, les fondateurs étaient devenus gouvernants, de sorte que la fin de la révolution ne signifiait nullement la fin de leur « bonheur public », ses doutes auraient encore pu se voir confirmés. Car l’accent se déplaça presque aussitôt du contenu de la Constitution - la création et la séparation des pouvoirs et l’apparition d’un nouveau domaine où, comme le déclarait Madison, «l’ambition serait freinée par l’ambition(1)», l’ambition, naturellement, de se distinguer et d’exercer une influence significative, et non pas de faire carrière -, à la Déclaration des droits, énonçant les entraves constitutionnelles qu’il fallait imposer au gouvernement; en d’autres termes, il se déplaça de la liberté publique à la liberté civile, ou d’une participation aux affaires en vue du bonheur public à la garantie que la quête du bonheur privé serait protégée et encouragée par les pouvoirs publics. La nouvelle formule employée par Jefferson - de prime abord si étrangement équivoque et qui rappelait à la fois les assurances des proclamations royales et l’accent que celles-ci mettaient sur le bien-être privé du peuple (signifiant par là son exclusion des affaires publiques), et l’emploi prérévolutionnaire courant de l’expression « bonheur public» - fut presque immédiatement privée de son double sens et comprise comme le droit des citoyens à rechercher leurs intérêts propres et donc à agir selon les règles égoïstes de l’intérêt personnel. Et ces règles, qu’elles soient dictées par les noirs désirs du coeur ou par les nécessités obscures du foyer, n’ont jamais été particulièrement «éclairées».

     A suivre

     

    ________________

    1. Ces propos semblent faire écho à la conscience qu’avait John Adams du rôle que doit jouer dans un corps politique «la passion de se distinguer», ce n’est pourtant rien de plus qu’une indication de l’unanimité qui régnait entre les Pères fondateurs dans bien des domaines.

     

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