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    Depuis la fin de l’Antiquité, il était courant, en matière de théorie politique, de distinguer gouvernement conforme à la loi et tyrannie, cette dernière désignant la forme de gouvernement où le gouvernant gouverne selon son bon plaisir et ses intérêts propres, à l’encontre du bien-être privé et des droits, légitimes et civils, des gouvernés. En aucun cas on ne pourrait assimiler la monarchie en tant que telle, le règne d’un seul, à la tyrannie ; c’est pourtant précisément à cette assimilation que devaient être rapidement amenées les révolutions. La tyrannie, telle que les révolutions finirent par la percevoir, était une forme de gouvernement où le gouvernant, même s’il gouvernait conformément aux lois du royaume, avait monopolisé pour lui-même le droit à l’action, avait banni les citoyens de l’espace public pour les confiner à l’intimité de leurs foyers et exiger qu’ils s’occupent seulement de leurs affaires privées. En d’autres termes, la tyrannie dépouillait les citoyens du bonheur public, mais pas nécessairement du bien-être privé, tandis qu’une république accordait à chaque citoyen le droit de devenir «un participant au gouvernement des affaires», le droit d’exister dans l’action, de manière publique et visible. Certes, le mot «république» n’apparaît pas encore ; c’est seulement après la Révolution qu’on perçut tous les gouvernements non républicains comme des despotismes. Mais le principe qui présida finalement à la fondation de la république était déjà bien présent dans le « serment mutuel » de vie, de fortune et d’honneur sacré, toutes choses que, dans une monarchie, les sujets ne se promettaient pas mutuellement mais qu’ils promettaient seulement à la Couronne, qui représentait le royaume dans son ensemble. Il y a sans aucun doute de la grandeur dans la Déclaration d’indépendance, mais cette grandeur ne réside pas dans sa philosophie et pas davantage dans le fait qu’elle soit «un argument au service d’une action», la façon parfaite, pour une action, de se manifester par des mots. (Jefferson le vit fort bien lui-même : «Ne visant à aucune originalité de principe ou de sentiment, n’étant la reprise d’aucun écrit particulier et antérieur, elle entendait être une expression de l’esprit américain et donner à cette expression le ton et l’esprit adéquats que l’occasion requérait(1). ») Et puisque nous nous occupons ici des mots que l’on écrit et non pas des paroles que l’on prononce, nous sommes face à l’un des rares moments dans l’Histoire où le pouvoir de l’action est assez grand pour ériger son propre monument.

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    1. Voir la lettre, déjà citée, de Jefferson à Henry Lee du 8 mai 1825.

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    Les réflexions et les exhortations de ce genre sont très courantes dans les écrits des Pères fondateurs et cependant, je pense qu’elles sont ici de peu de poids - que ce soit chez Jefferson et plus encore chez John Adams(1). Si nous devions sonder les expériences authentiques que recouvre le lieu commun des affaires publiques conçues comme un fardeau, ou au mieux comme « un service... exigible de tout individu» à l’égard de ses concitoyens, nous ferions mieux de nous tourner vers la Grèce des Ve et ive siècles avant Jésus-Christ plutôt que vers le xvème siècle de notre ère. En ce qui concerne Jefferson et les hommes de la Révolution américaine - de nouveau, à l’exception peut-être de John Adams -, c’était rarement lorsqu’ils émettaient des généralités que se manifestait la véracité de leur expérience. Certains, il est vrai, vitupéraient contre «les absurdités de Platon», mais cela n’empêchait pas leur pensée, chaque fois qu’ils tentaient de s’exprimer en employant un langage conceptuel, d’être prédéterminée par «l’esprit brumeux» du même Platon plutôt que par leurs propres expériences(2). Toutefois, il est plus d’un exemple où leurs actions et leurs pensées profondément révolutionnaires brisèrent la carapace d’un héritage qui avait dégénéré en platitudes, où leurs paroles se révélèrent à la hauteur des circonstances et de la nouveauté de leurs actes. Parmi ces exemples, la Déclaration d’indépendance, dont la grandeur ne doit rien à sa philosophie de la loi naturelle - sans quoi elle manquerait vraiment « de profondeur et de subtilité(3)» -, mais qui réside plutôt dans le «respect de l’opinion de l’humanité», dans «l’appel adressé au tribunal du monde [...] pour notre justification(4)» qui inspira la rédaction même du document, et cette grandeur se manifeste lorsque la liste des griefs très précis formulés contre un roi en particulier évolue progressivement jusqu’au rejet, par principe, de la monarchie et de la royauté en général(5). Car ce rejet, contrairement aux autres théories qui sous-tendent le document, était totalement nouveau, et l’antagonisme profond, et même violent, entre monarchistes et républicains, tel qu’il se développa au cours des deux Révolutions, américaine et française, était quasi inconnu avant qu’elles n’éclatent.

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    1. Ainsi John Adams fait-il une curieuse entorse à l’ancienne hiérarchie quand il écrit à sa femme depuis Paris, en 1780: «Il me faut étudier la politique et la guerre pour que mes fils puissent, en toute liberté, étudier les mathématiques et la philosophie. Mes fils devraient étudier les mathématiques et la philosophie, la géographie, l’histoire naturelle et l’architecture navale, la navigation, le commerce et l’agriculture, pour donner à leurs enfants le droit d’étudier la peinture, la poésie, la musique, l’architecture, la statuaire, la tapisserie et la porcelaine» (Works, op. cit., vol. II, p. 68). George Mason, auteur de la Déclaration des droits de Virginie, paraît plus convaincant quand il exhorte ses fils, dans son testament, « à préférer le bonheur d’une vie privée aux ennuis et difficultés des affaires publiques », bien qu’il soit difficile d’en être tout à fait certain, étant donné le poids énorme de la tradition et des conventions qui suspectaient l’«immixtion» dans les affaires publiques, l’ambition et l’amour de la gloire. Il fallait probablement toute la hardiesse d’esprit et de caractère d’un John Adams pour mettre en pièces les clichés relatifs aux «bienfaits d’une vie privée» et pour avouer l’expérience toute différente qu’on avait de la chose. Pour George Mason, voir Rate Mason Rowland, The L(fe of George Mason, 1725-1792, New York-Londres, Putnam, 1892, vol. I, p. 166.
    2. Voir la lettre de Jefferson à John Adams du 5 juillet 1814, dans The Adams-Jefferson Letters, Lester J. Cappon éd., Chapel Hill, 1959,2 vol. [rééd. 1988],
    3. Voir Cari L. Becker, introduction à la seconde édition de son livre The Déclaration of Indépendance, New York, 1942.
    4. Voir la lettre de Jefferson à Henry Lee du 8 mai 1825.
    5. Ce n’était pas joué d’avance que les révolutions aboutissent à l’établissement de républiques ; ainsi, même en 1776, un correspondant de Samuel Adams pouvait encore écrire : « Nous avons maintenant une belle occasion de choisir la forme de gouvernement que nous jugeons convenable, et de traiter avec le pays qu’il nous plaira pour qu’un roi règne sur nous.» Voir William S. Carpenter, The Development of American Political Thought, Princeton, 1930, p. 35 [rééd. New York, H. Fertig, 1968].

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    Le totalitarisme est davantage qu'un régime politique. Dans Le système totalitaire, Hannah Arendt pose ainsi que les similitudes entre fascisme et communisme sont plus importantes que leurs différences : tous deux peuvent être rangés dans une catégorie unique, le totalitarisme. La philosophe considère essentiellement deux cas, l'Allemagne nazie et l'URSS stalinienne.
    Le totalitarisme est un phénomène de « masses ». Hannah Arendt définit celles-ci comme des groupes déstructurés, amorphes, et en cela prêts à toutes les transformations et à toutes les aventures. C'est le capitalisme qui a rendu possible la transformation du peuple en masse en détruisant les solidarités traditionnelles.

    Appartiennent aux masses les gens qui ne peuvent plus s'intégrer dans une organisation fondée sur un intérêt défini :

    « le terme de masses, écrit Hannah Arendt, s'applique seulement à des gens qui, soit du fait de leur seul nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'intégrer dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun, qu'il s'agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d'organisations professionnelles ou de syndicats » (Le système totalitaire).

    En effet, les masses sont « désintéressées » et confuses mentalement, d'où leur grande capacité à accepter l'idéologie et à la mettre en pratique. Le maintien de cet état de désintéressement passe par l'interdiction de tout groupe autonome qui pourrait fournir une structuration de substitution. Ainsi, la période d'essor du totalitarisme est caractérisée par le nihilisme, le goût du chaos et de la ruine en tant que telle. Le nationalisme est lui valorisé pour son appel à la violence, qui plaît profondément au peuple. Fascinée par ce nihilisme synonyme de vérité brutale, l'élite noue alors une alliance avec la populace.

    Hannah Arendt caractérise le totalitarisme par la dilution de l'individu

    Le totalitarisme assure la prédominance d'un parti. Les partis totalitaires sont caractérisés par une idéologie et une structure sectaire. D'une part, ils véhiculent un discours fataliste qui ressemble, par certains traits, aux mythes des sociétés primitives. L'adhésion populaire (jusqu'à 90% de sympathisants) repose sur une folie collective entretenue par de grands rites collectifs, et non pas sur une conviction personnelle et rationnelle.

    Pour le membre du parti, le parti est tout, si bien qu'il n'existe que dans la mesure où il lui appartient :

    « on ne peut attendre une telle loyauté, écrit Hannah Arendt, que de l'être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti » (Le système totalitaire)

    . Les partis favorisés par le totalitarisme forment d'autre part une communauté organisée spécifiquement, par degrés d'initiation, à tel point qu'ils sont pour Hannah Arendt des « sociétés secrètes établies au grand jour ». Le chef y possède un statut particulier : sa responsabilité est totale, son groupe est soudé par une communauté de complicité à son égard. La suppression de l'espace public et la fin du gouvernement par la loi sont les symptômes de la dissolution de l'État dans le parti.

    Le totalitarisme trouve son essence dans la « désolation ». Hannah Arendt définit ce concept comme la situation collective caractérisée par la conjonction de la terreur, de l'idéologie et des masses.

    La terreur correspond tout d'abord la suppression de la liberté extérieure, à l'absence de sujet de droit libre apte à déterminer les buts de son action. Ensuite, l'idéologie totalitaire supprime la liberté intérieure : avec ses prétentions omni explicatives et ésotériques, elle s'affranchit de la confrontation des idées et de l'expérience que requiert la recherche de la vérité. Indispensable au parti pour gagner les masses, elle se caractérise à la fois par la priorité donnée à la cohérence de son message (en dépit des faits) et par la justification de l'action présente par un prétendu sens de l'Histoire :

    « la scientificité de la propagande totalitaire se caractérise, décrit Hannah Arendt, par l'accent qu'elle met presque exclusivement sur la prophétie scientifique, par opposition à la référence plus traditionnelle au passé » (Le système totalitaire).

    En pratique, l'idéologie totalitaire condamne des catégories d'hommes, lesquels sont les « ennemis objectifs » du régime. Pour Hannah Arendt, cette double fermeture des espaces extérieur et intérieur a une incidence métaphysique : elle déshumanise l'homme. En le privant de la liberté appartenant à son essence, le totalitarisme instaure la mort de l'humain au sein de la vie elle-même.

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    Au xviiième siècle, nous l’avons vu, le terme était relativement familier et, en l’absence d’un adjectif qui le qualifie, chacune des générations suivantes eut toute liberté de lui prêter le sens qui lui convenait. Et pourtant, on courait le danger de confondre bonheur public et bien-être privé, encore que l’on puisse supposer que les délégués à l’Assemblée s’en tenaient à la conviction de la plupart des «publicistes coloniaux qui croyaient qu'il y a un lien irréfragable entre vertu publique et bonheur public” et que la liberté [est] l’essence du bonheur(1)». Car Jefferson, comme tous les autres, à l’exception peut-être de John Adams, n’avait aucune conscience de la contradiction flagrante entre l’idée neuve et révolutionnaire de bonheur public et les notions conventionnelles de bon gouvernement qui, à l’époque déjà, paraissaient «rebattues» (John Adams) ou ne représenter rien d’autre que «le sens commun du sujet» (Jefferson) ; selon ces conventions, les «participants au gouvernement des affaires» n’étaient pas censés être heureux, mais oeuvrer sous le poids d’un fardeau, le bonheur n’avait pas de place dans la sphère publique, que le xvème siècle identifiait au domaine du gouvernement, et le gouvernement était considéré comme un moyen de promouvoir le bonheur de la société, le «seul objet légitime d’un bon gouvernement(2)», de sorte que l’on ne pouvait attribuer l’éventuel bonheur qu’éprouveraient les «participants» qu’à une «passion immodérée pour le pouvoir», et que le désir de participation, du côté des gouvernés, ne pouvait se justifier que par la nécessité de freiner et de contrôler ces tendances «injustifiables» de la nature humaine(3). Le bonheur, Jefferson y insistait lui aussi, est extérieur à l’espace public, il existe «dans le giron affectueux de ma famille, dans la compagnie de mes voisins et de mes livres, dans la saine occupation que me procurent mes fermes et mes affaires(4)», bref dans l’intimité d’un foyer sur la vie duquel le public n’a aucun droit.

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    1. Clinton Rossiter, The First American Révolution [version revue de la première partie de Seedtime of the Republic publiée en 1953], New York, Harcourt Brace, 1956, p.229-230.
    2. Selon Vernon L. Parrington [1871-1929], le «principe fondamental de la philosophie politique» de Jefferson était que «le premier objet d’un bon gouvernement et le seul légitime est de prendre soin de la vie et du bonheur humains, non de les détruire» (Main Currents in American Thought, New York, Harcourt Brace, vol. 1, 1954, p. 354).
    3. Pour reprendre les termes de John Dickinson. D’une façon générale et sur le plan théorique, les hommes de la Révolution américaine étaient unanimes sur ce point. Ainsi, John Adams soutenait que «le bonheur de la société est le but du gouvernement de même que le bonheur individuel est le but de l’homme» («Thoughts on Government», Works, 1851, vol. IV, p. 193), et tous auraient approuvé la célèbre formule de Madison : «Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si des anges gouvernaient les hommes, aucun contrôle, externe ou interne, n’aurait besoin d’être exercé sur le gouvernement» (The Federalist, n° 51).
    4. Dans une lettre à Madison, 9 juin 1793, The Life and Selected Writings, op. cit., p. 523.

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    Toutefois, le fait historique est que la Déclaration d’indépendance évoque une « quête du bonheur», et non celle du bonheur public, et il est probable que Jefferson lui-même ne savait pas de façon très précise quelle sorte de bonheur il désignait en faisant de cette quête l’un des droits inaliénables de l’homme. Son célèbre «bonheur d’expression» estompa la distinction entre «droits privés et bonheur public(1)», si bien qu’au cours des débats de l’Assemblée, personne ne remarqua l’importance de la modification qu’il y avait apportée. Bien entendu, aucun des délégués n’aurait pu soupçonner l’étonnante carrière de cette formule de la «quête du bonheur», qui devait contribuer plus que toute autre à une idéologie spécifiquement américaine, au terrible malentendu qui, comme le dit Howard Mumford Jones, donne aux hommes le droit au « sinistre privilège de poursuivre un fantôme et d’embrasser une ombre(2) ».

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    1. Voir James Madison dans The Federalist, n° 14. Ce « droit » nouvellement découvert par Jefferson finit par être inclus «dans les deux tiers ou peu s’en faut des Constitutions des États entre 1776 et 1902», en dépit du fait qu’à l’époque comme maintenant, «il était bien difficile de savoir ce que Jefferson ou le comité entendaient par quête du bonheur». On est tenté de conclure avec Howard Mumford Jones que je cite ici, que «le droit au bonheur en Amérique avait émergé sans y penser».
    2. Howard Mumford Jones, The Pursuit of Happiness, op. cit., p. 16.

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