•  

    La substitution de termes opérée par Jefferson a ceci de révélateur qu’il n’employa pas l’expression «bonheur public» que l’on rencontre si souvent dans la littérature politique de l’époque, et qui représentait probablement une variante américaine non négligeable du vocabulaire conventionnel des proclamations royales dans lesquelles « le bien-être et le bonheur de notre peuple» désignaient très explicitement le bien-être privé des sujets du roi et leur bonheur privé(1). Ainsi Jefferson lui-même, dans un discours prononcé devant la Convention de Virginie de 1774, préfigurant par bien des aspects la Déclaration d’indépendance - déclarait que «nos ancêtres», quand ils quittèrent les «dominions britanniques d’Europe», exercèrent «un droit que la nature a octroyé à tous les hommes, [...] celui de fonder des sociétés nouvelles et de les soumettre aux lois et règles qui leur paraîtront devoir assurer le mieux le bonheur public(2)». Si Jefferson avait raison et si ce fut vraiment pour chercher le «bonheur public» que les «libres habitants des dominions britanniques» émigrèrent en Amérique, les colonies du Nouveau Monde devaient alors être une pépinière de révolutionnaires dès le début. De surcroît, ils durent aussi être poussés par une certaine insatisfaction face aux droits et aux libertés des Anglais, poussés par le désir d’un peu de liberté dont ne jouissaient pas les « libres habitants » de la mère patrie(3). Cette liberté qu’ils appelèrent plus tard «bonheur public», après y avoir goûté, et qui consistait dans le droit du citoyen à accéder à la sphère publique, à prendre part à l’exercice de la puissance publique - selon la formule de Jefferson, à devenir «un participant au gouvernement des affaires(4)» -, par opposition aux droits généralement reconnus qu’ont les sujets d’être protégés par le gouvernement, et au besoin contre la puissance publique, dans leur quête du bonheur privé, par opposition aux droits que seul un pouvoir tyrannique pourrait abolir. Le fait même qu’on ait choisi d’invoquer le «bonheur» pour réclamer une participation à l’exercice du pouvoir indique bien qu’existait dans le pays, avant la révolution, une notion similaire au «bonheur public» et que les hommes savaient qu’ils ne pouvaient pas être totalement « heureux » s’ils ne jouissaient que d’un bonheur circonscrit à leur seule vie privée.
    ________________________________

    1.  Le «bonheur» des sujets présupposait un roi qui prendrait soin de son royaume comme un père ferait de sa famille ; en tant que tel, il découlait en dernier ressort, selon Blackstone, d’un « créateur [qui] a bien voulu réduire la règle d’obéissance à ce seul précepte paternel “que l’homme devrait chercher son propre bonheur”». Cité d’après Howard Mumford Jones, The Pursuit of Happiness, Harvard, 1953. Il est clair que ce droit garanti par un père terrestre n’aurait pu survivre à la transformation du corps politique en république. [William Blackstone (1723-1780), auteur d’une édition de la Magna Carta en 1759, juriste anglais réputé en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord. Ses Commentaires sur les lois anglaises furent traduits en français (1774-1776).]

    2. Voir A Summary View of the Rights of British America, 1774, in The Life and Selected Writings, éd. Modem Library, p. 293 et suiv.

    3. Intéressant à cet égard est le philosophe Adam Ferguson [historien et philosophe écossais, 1723-1816] (dans son Essay on the History of Civil Society [1739], 3e éd. 1768) dont les écrits sur le bon ordre dans une société résonnent tout à fait comme John Adams. La notion d’ordre, remarque-t-il, «tirée de l’analogie avec des sujets inanimés, morts, est fréquemment fausse. [...] Le bon ordonnancement des pierres d’un mur est d’être correctement fixé à l’emplacement pour lequel elles ont été taillées. Viennent-elles à bouger, l’édifice ne peut que s’écrouler: mais le bon ordonnancement des hommes en société consiste à les placer là où ils sont vraiment qualifiés pour agir. [...] Quand en société nous recherchons l’ordre dû à la simple inaction et à la tranquillité, nous oublions la nature de notre sujet et trouvons un ordre d’esclaves et non d’hommes libres». Cité d’après Wolfgang H. Kraus, «Démocratie Community and Publicity», art. cit. (c’est moi qui souligne).
    4. Dans la lettre importante sur «les républiques locales» adressée à Joseph C. Cabell, 2 février 1816, in The Life and Selected Writings, op. cit.. p. 661.

    A suivre

     

     

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

    Nous sommes toujours aujourd’hui sous l’influence de cette évolution historique et c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre que la révolution d’une part, la constitution et la fondation de l’autre, sont des notions conjointes et corrélatives. Aux yeux des hommes du xvme siècle, en revanche, il allait encore de soi qu’il fallait une constitution pour tracer les frontières du nouveau domaine politique, en définir les règles, et qu’ils devaient fonder et édifier un nouvel espace politique à l’intérieur duquel la «passion de la liberté publique» ou la «quête du bonheur public» pourraient se donner libre cours au bénéfice des générations à venir, assurant ainsi la survie de leur esprit «révolutionnaire» après la fin réelle de la révolution. Cependant, même en Amérique où la fondation d’un nouveau corps phobique fut couronnée de succès et où, en un sens, la Révolution atteignit sa fin réelle, cette seconde mission de la révolution, assurer la survivance de l’esprit d’où est né l’acte de fondation, faire du principe qui l’inspira une réalité - mission que Jefferson, en particulier, nous le verrons, jugeait d’une importance suprême pour la survie même du nouveau corps politique - fut condamnée presque d’emblée. Et on trouvera un indice susceptible de désigner les forces qui causèrent cet échec dans l’expression même de «quête du bonheur», que Jefferson en personne, dans la Déclaration d’indépendance, avait substituée au terme de «propriété», dans la vieille formule «vie, liberté et propriété» qui définissait généralement les droits civils et les distinguait des droits politiques.

    A suivre

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

    Dans les conditions modernes, l’acte de fondation est semblable à l’élaboration d’une constitution, et la convocation d’assemblées constituantes est devenue, à juste titre, la marque de la révolution depuis le jour où la Déclaration d’indépendance s’engagea dans la rédaction des constitutions de chacun des États américains, processus préalable qui conduisit à la Constitution de l’Union et à la fondation des États-Unis. Il est probable que ce précédent américain inspira le célèbre Serment du Jeu de paume par lequel le tiers état jura de ne pas se séparer avant qu’une constitution ait été rédigée et que le pouvoir royal l’ait dûment acceptée. Mais ce qui est aussi resté une marque distinctive des révolutions, c’est le sort tragique qui attendait la première constitution française; ni acceptée par le roi, ni soumise, ni ratifiée par la nation - sauf à considérer les sifflets ou les applaudissements des tribunes d’où l’on assistait aux débats de l’Assemblée nationale comme l’expression validant le pouvoir constituant voire le consentement du peuple -, la Constitution de 1791 demeura un morceau de papier plus digne d’intérêt pour les savants et les spécialistes que pour le peuple. Son autorité fut mise en pièces avant même son entrée en vigueur; une constitution lui succéda rapidement, puis une autre, jusqu’à ce qu’en une avalanche qui sévissait encore à une date tardive de ce siècle, la notion même de constitution se désintégrât au point d’en être méconnaissable. Les députés de l’Assemblée française qui avaient déclaré former un corps permanent puis, au lieu de soumettre au peuple leurs résolutions et délibérations, laissèrent eux-mêmes leurs pouvoirs constituants se déliter, ne devinrent ni des fondateurs ni des Pères fondateurs, mais furent sans aucun doute les ancêtres de ces générations d’experts et d’hommes politiques qui devaient faire de l’élaboration d’une constitution leur passe-temps favori, justement parce qu’ils ne détenaient aucun pouvoir et n’étaient jamais partie prenante aux événements. C’est à travers ce processus que l’acte consistant à élaborer une constitution perdit sa signification et que la notion même de constitution finit par être associée à un manque de réalité et de réalisme, à une trop grande importance accordée au légalisme et aux procédures.

    A suivre

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

     

    En effet, la philosophie trouve son sens dans la présence. Nous n'avons qu'une seule réalité, ici et maintenant. Tout ce que nous esquivons par lâcheté ne se présentera plus ; mais si nous nous prodiguons à la légère, nous perdons l'être aussi. Chaque jour est précieux : un instant peut décider de tout.
    Nous nous dérobons à notre tâche lorsque nous nous absorbons dans le passé ou l'avenir. L'éternel ne nous est accessible qu'à travers la réalité présente. C'est seulement en empoignant le temps que nous atteignons le lieu où le temps s'éteint.

    "Introduction à la philosophie"  Karl Jaspers *

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

     

    Lorsqu'on mutile la liberté de l'homme, cette liberté que Dieu a créée et qui se rapporte à lui, on mutile précisément ce par quoi Dieu, indirectement, s'annonce. Dans la lutte contre la liberté, dans ce combat mené contre les lumières, se déploie en fait une révolte contre Dieu lui-même au profit de dogmes, de commandements et de défenses prétendus divins, mais inventés par des hommes, d'organisations et de règles de conduite instaurées par des hommes, dans lesquelles, comme dans toutes les choses humaines, la folie et la sagesse se mêlent inextricablement. Lorsque tout cela ne doit plus être mis en question, c'est qu'on exige de l'homme qu'il déserte sa tâche propre. Car rejeter les lumières, c'est comme une trahison envers l'homme.

    "Introduction à la philosophie"  Karl Jaspers *

    Partager via Gmail

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique