• Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoir deviné la tendance malfaisante d’un système qui poursuit, avec le knout du respect, l’unité dans la platitude. L’enfant a l’orgueil de sa personnalité et le fier entêtement de ce qu’on appelle ses mauvais instincts. L’ironie n’est pas rare chez lui ; et il se venge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche à peser sur lui. Mais la raillerie n’est pas assez forte pour la lutte. De là ce mélange de douceur et d’amertume, de patience et de méchanceté, de confiance large et de doute pénible que je remarque chez plusieurs de mes camarades — toujours enfants très heureux ou très malheureux dans leurs familles — et qui se résout dans une tristesse noire et une inquiétude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n’est pas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se débarrasser de la liane qui l’étouffe ; il faut une hache pour couper la plante meurtrière, et cette hache, c’est la Nécessité qui la tient. C’est elle qui m’a délivré. Il y a une chose que je sais et qu’aucun de mes camarades ne sait encore : je sais qu’il faut vivre.

    Je sais qu’il faut avoir une volonté, pour vivre, une volonté qui soit à soi — qui ne demande ni conseil avant, ni pardon après. — Je sais que les années que je dois encore passer au collège seront des années perdues pour moi. Je sais que les avis qu’on me donnera seront mauvais, parce qu’on ne me connaît point et que je ne suis pas un être abstrait. Je sais que ce  qu’on m’enseignera ne me servira pas à grand’chose ; qu’en tous cas j’aurais pu l’apprendre tout seul, en quelques mois, si j’en avais eu besoin ; et qu’il n’y a, en résumé, qu’une seule chose qu’il faille savoir. « Nul n’est censé ignorer la loi. » Est-ce que c’est classique, ça, ou simplement péremptoire ?

    Non pas que je pense du mal de l’enseignement classique. Loin de là. J’ai pris le parti de ne penser du mal de rien ou, du moins, de ne point médire. Je m’abstiens donc de vilipender ces auteurs défunts qui m’engagent à vivre.

    Integer vitæ, scelerisque purus.
     
    Geirges Darien "Le voleur"
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  • Mais ce n’est pas mon oncle que je méprise ; je continue à le haïr. Je le hais même davantage — parce que je commence à pénétrer les choses — parce que je sens qu’un homme qui cherche à conquérir sa vie, si exécrables que soient ses moyens, ne peut pas être méprisable. Ce que je méprise, c’est l’existence que je mène, moi ; que je suis condamné à mener pendant des années encore. Instruction ; éducation. On m’élève. Oh ! l’ironie de ce mot-là !…

    Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?… On m’incite à  suivre les bons exemples ; parce qu’il n’y a que les mauvais qui vous décident à agir. On m’apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m’inocule la raison — ils appellent ça comme ça — juste à la place du cœur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m’enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérite d’avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Le crâne déprimé par le casque d’airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J’aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. J’aurai peur. Car il n’y a qu’une chose qu’on m’apprenne ici, je le sais ! On m’apprend à avoir peur.

    Pour que j’aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour que je sois un lieu-commun articulé par la résignation et un automate de la souffrance imbécile, il faut que mon être moral primitif, le moi que je suis né, disparaisse. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri, enseveli. Si j’en ai besoin plus tard, de mon caractère — pour me défendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre — il faudra que je l’exhume. Il revivra tout à coup, le vieil homme qui sera mort en moi — et tant pis pour moi si c’est un épouvantail qui gisait sous la dalle ; et tant pis pour les autres si c’est un revenant dont le suaire ligotait les poings crispés, et qui a pleuré dans la tombe !

    Et souvent, il n’y a plus rien derrière la pierre du sépulcre. La bière est vide, la bière qu’on ouvre avec angoisse. Et quelquefois, c’est plus lugubre encore.

    Georges Darien "Le voleur"

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  • Restaurant :
    Attention

    Ce restaurant, où je vais à peu près une fois par mois, possède d’immuables clients, des gens bien élevés et hostiles, des officiers en bourgeois, des membres du Parlement, des bureaucrates.

    Tout en chipotant la sauce au gratin d’une redoutable sole, je regardais ces habitués qui m’entouraient et je les trouvais singulièrement changés depuis ma dernière visite. Ils avaient maigri ou s’étaient boursouflés ; les yeux étaient cernés de violet et creux ou pochés en dessous de besaces roses ; les gens gras avaient jauni ; les maigres devenaient verts.

    Plus sûrs que les bénéfices oubliés des Exils, les terribles mixtures de cette maison empoisonnaient lentement sa clientèle.

    Cela m’intéressait, comme vous pouvez croire ; je me faisais à moi-même un cours de toxicologie et je découvrais, en m’étudiant à manger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût des poissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan, des viandes fardées par des marinades, peintes avec des sauces couleur d’égout, des vins colorés par les fuchsines, parfumés par les furfurals, alourdis par les mélasses et les plâtres !

    Je me suis bien promis de revenir, chaque mois, pour surveiller le dépérissement de tous ces gens...

    "La-bas" Joris-Karl Huysmans *

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