•  L'amour chrétien

    Esprit, la « grande revue catholique » de notre temps, a consacré son numéro spécial de novembre à « la sexualité », qu’elle définit assez bien dans son avant-propos comme « le lieu de tous les tâtonnements ». J’imagine que les lecteurs d’Esprit, et bien d’autres cœurs honnêtes, épris de bonne foi, de science et de lumière, ont naïvement applaudi la merveilleuse audace : demander à des philosophes, des psychanalistes et des révérends pères leur opinion sur la contraception ou l’éducation sexuelle. J’entends d’ici les commentaires tout faits : « courage d’aborder… sujet brûlant… l’Église face aux réalités… assumer son corps… »
     Seuls quelques mauvais sujets, des lecteurs d’Esprit mal tournés, prêteront à Paul Ricœur des intentions gaillardes lorsqu’il annonce, dès le début de son article, qu’il va « passer par ce qui rend le sexe errant et aberrant ». Les mêmes polissons auront du plaisir à lire que « le sacré doit franchir le seuil de la personne. Ce seuil une fois franchi, l’homme devient responsable de donner la vie ». Et lorsqu’ils entendront parler de la sexualité comme « organe de reconnaissance mutuelle », ils ajouteront sans doute, emportés par leurs mauvais calembours, que ces messieurs d’Esprit donnent eux-mêmes des verges pour se faire fouetter. *
     Il serait injuste de reprocher à ces philosophes, ces psychiatres, ces révérends pères, leurs expressions malheureuses : ce ne sont pas des écrivains, mais des savants – avec leur langage spécialisé, imperméable aux néophytes : « … à la base de ce refus d’un sérieux non-sérieux, se trouve une attitude sérieuse, mais qui ne veut pas se reconnaître comme telle, et dans laquelle la désacralisation de la sexualité est utilisée à des fins iconoclastes » ; c’est également une explication scientifique que M. Ch. H. Nodet donne à la pédophilie d’un jeune prêtre : « Elle ne devait pas faire illusion, déclare-t-il. L’absence d’élan vers la femme témoignait déjà d’une peur fondamentale d’assumer l’affirmation virile. » Timide curé ! Pourquoi tant de scrupules ?
     Car tout vient de là. Des scrupules. Des complexes. Les amours qui se terminent mal ne sont pas des amours saines. Prenez Tristan et Iseult, le type même de l’amour œdipien, comme nous le rappelle Yvon Bres – et voyez où cela mène. Roméo et Juliette sont encore épargnés, mais le temps n’est pas loin où des philosophes, des psychiatres et des révérends pères nous apporteront la preuve qu’il s’agissait d’un cas flagrant de fétichisme du podex, mêlé d’hermaphrodisme psychique. *
     La science, Dieu merci, peut tout guérir. Et philosophes, psychiatres, révérends pères, enfants émerveillés devant leurs jouets neufs – la « réflexologie », l’« intersubjectivité », les « techniques endogènes » – ne craignent pas d’apporter à ces problèmes intimes qui les fascinent leurs rudes et miraculeuses solutions ; d’autant plus miraculeuses qu’elles ne se recommandent de nulle preuve, de nulle statistique. D’ailleurs, si l’on en croit l’abbé Marc Oraison, ou le révérend père de Lestapis, les obsessions sexuelles de notre époque sont un bon signe. Nous traversons une époque de « défoulement érotique » qui annonce « un nouvel humanisme ». *
     M. l’abbé, vous êtes sans doute aussi confesseur ; je vous le demande sérieusement : pourquoi pas un électrochoc plutôt qu’un Confiteor ? Ou plutôt, puisque vous êtes, paraît-il, psychanalyste, que faites-vous dans les Ordres ? Ou encore, puisque vous êtes, paraît-il, dans les Ordres, comment pouvez-vous accepter de collaborer à une revue qui se justifie de consacrer un numéro spécial « à la sexualité plutôt qu’à l’amour », en précisant que « la sexualité est le lieu de toutes les joies » ? Je me demande ce qu’Emmanuel Mounier, le fondateur d’Esprit, ou Albert Béguin, son dernier directeur, ou Pascal, leur maître à tous deux – et qui semble avoir éprouvé des joies différentes – pourraient penser de cette candide et diabolique profession de foi. Sans doute éclaireraient-ils, à la lumière de leur cœur, les déchirements du vôtre, car je ne peux pas croire qu’un homme d’Église ait totalement oublié l’existence de l’amour, et se contente sans remords d’un rôle de conseiller technique.
     Les serviteurs de l’Église, bien sûr, ont toujours été obsédés par les problèmes sexuels. Soumis par sa dure loi à combattre avant tout ce type de tentation, ils en ont fait le point stratégique du combat spirituel, et le repère grossier, hasardeux et superficiel de la qualité des âmes. C’est d’ailleurs ce que leur reprochent ces prêtres avancés qui semblent attendre du « défoulement érotique » une sorte de paradis terrestre, sans s’apercevoir qu’en fin de compte leur obsession reste la même. Ce qui a changé, c’est leur façon de la combattre : ils prétendent aujourd’hui guérir le mal par le mal. *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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