• MERCREDI 25 JANVIER 1956

     


    Les notes de mon roman s’accumulent et me dépassent, parce que je n’ai pas assez de temps à moi pour les ordonner et les discipliner. N’importe, j’ai la vie devant moi ! D’ailleurs, je ne suis moi-même, en ce moment, ni discipliné, ni ordonné : l’idée de partir pour Cervinia samedi m’excite. Ah, que j’aime l’aventure ! Que j’ai peur de l’aventure et que j’aime l’aventure !
    – Aventure ? dira-t-on. De tranquilles vacances aux sports d’hiver, vous appelez cela une aventure ? Laissez-moi rire...
    – Eh bien, riez. Pour moi, c’est une aventure. Pour moi, toute journée est une aventure, mais surtout lorsqu’un changement de lieu vient aider, appuyer le changement d’habitudes.
    – Quoi, dit M. “On”, vos journées, vous appelez cela des aventures ? Vous vous levez (tard), vous travaillez, vous déjeunez, vous allez à Sciences-Po, vous prenez un verre, vous dînez, vous écrivez, vous allez au cinéma, et tout ça, selon vous, c’est une aventure. Ah non, laissez-moi rire...
    – Je ne vois pas ce que vous pourriez faire d’autre, impossible, pauvre et piètre monsieur “On”, étant incapable de rien prendre au sérieux, par terreur et par étroitesse d’âme (ce qui revient au même : la grandeur, c’est le courage). Je suppose en effet qu’il faut bien que vous riiez, à défaut d’autre chose. Et pourtant, je veux vous expliquer. Je sais que je ne vous convaincrai pas, mais je vais tout de même vous expliquer.
    « Dimanche dernier, j’étais invité à déjeuner chez ma sœur, ma mère n’étant pas là. J’ai refusé. J’ai eu à vaincre bien des insistances et presque des menaces, j’ai dû entendre maints reproches d’ingratitude, d’idiotie et d’égoïsme. Mais j’ai tenu bon. Je n’ai pas cédé. J’ai dit non, non et non, jusqu’à ce que, de guerre lasse, on me laisse tranquille...
    – Ah, vous déjeuniez avec des amis...
    – Non, monsieur “On” ; je savais bien que vous ne comprendriez pas. Tant pis, je continue.
    « J’ai déjeuné tout seul. Je suis parti de chez moi sans but précis, si ce n’est celui de m’aventurer seul dans Paris. J’ai d’abord été marcher le long de la Seine, en me concentrant au maximum pour être dans la peau de mon héros (le héros de mon roman, monsieur). J’ai fini par voir la Seine, la péniche qui passait en faisant de petites vagues qui venaient se briser en secousses clapotantes et désespérées sur la berge, les cheminées de l’usine Citroën sur l’autre rive, noires dans le ciel gris, au loin les bois de Saint-Cloud noyés dans la brume, j’ai fini par voir tout cela à travers les yeux de Philippe. Et quand j’y suis parvenu, j’ai noté non pas ce que je voyais, mais ce qu’il voyait. Moi,
    j’étais content, le paysage me semblait agréable, j’avais une bonne journée devant moi, et pourtant tout ce que j’ai noté était triste et hargneux. Car Philippe l’était.
    « Puis j’ai pris le métro et je me suis promené le long du Luxembourg. J’ai bu un verre en prenant des notes sur tout ce que Philippe avait autour de lui, dans ce café, dans la rue. J’ai déjeuné seul dans un self-service. A côté de moi il y avait un couple affreux, un monsieur aux lèvres minces, un peu tordues, aux yeux petits, ternes et vaguement méchants, mais surtout butés, obtus. Et une femme vulgaire et épaisse qui lui parlait. Je regardais le monsieur avec dégoût, tout en mangeant une tranche de pâté, et lui, de
    temps en temps, me dévisageait de son regard obtus, fermé, cloué à lui-même. Il portait un costume bleu des dimanches et mangeait en ouvrant la bouche, si bien qu’à chaque mastication j’entendais un claquement mouillé et gras. J’ai vite terminé mon repas et je suis parti. J’ai été boire un café aux Deux Magots et j’ai encore rempli quatre pleines pages de notes.
    « J’ai vu, entendu, senti bien d’autres choses encore, que j’ai presque toutes notées. Bien des choses étranges et pourtant apparemment banales et quotidiennes. Les choses étranges qui crèvent les yeux ne sont pas vraiment étranges. Les choses étranges, remarquables, sont toujours secrètes et dissimulées sous une épaisse couche d’apparence bonasse et familière. J’ai gratté la couche ; j’ai soulevé le drap. Et j’ai découvert le fond, la véritable source des apparences : c’est cela l’aventure, piètre monsieur “On”, et non pas des découvertes spectaculaires et périlleuses. Ce n’est pas d’aller loin qui est aventureux. C’est seulement aventurier. Il ne faut pas confondre. Être
    aventureux c’est aller profond. Ce n’est pas s’étendre, c’est s’enfoncer.
    – Oui, oui, je vois. Vous allez vous enfoncer dans la neige, maintenant.
    – C’est ça, monsieur “On” ; bonsoir, bonsoir monsieur “On”.
    – Vous dissimulez la petitesse quotidienne de votre vie, vous l’excusez avec des phrases, c’est tout ! Partez au Kenya, et vous verrez ce que c’est l’aventure !
    – Mais oui. Il est fort possible que j’y aille un jour. Cela n’exclut pas l’aventure.
    Bonsoir monsieur.
    – Phraseur !
    – Bonsoir monsieur.

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