• L’ALLÈGRE ASSASSIN DE SIX MILLIARDS D’INDIVIDUS (2)

    Il est bien évident que je n’existe pas. La plupart des ennemis que j’ai rencontrés (car pour moi, tout individu qui n’est pas moi est un adversaire) m’ont toujours pris, avec raison, pour un fantôme. Il n’est pas possible qu’un type de ma sorte puisse vivre si loin des contingences sans être absolument mort.
     Je suis un malade de l’extérieur. Ce qui est laid ne me touche pas assez pour me détourner de ce que j’adore. Un connard lyrique de mon genre, ce n’est pas efficace, ça ne lutte pas, c’est détaché et inutile. J’ai une haine globale, indifférenciée qui seule me stimule à vivre avec le plus d’enthousiasme tragique possible tout ce qui m’émeut vraiment. Je n’y peux rien si une note de Lester Young me bouleverse plus que tous les carnages, les guerres, les politiciens, les stars, les meurtres, les idées, le ciné, les agitations en tout genre, bref tout ce Gulf Stream de l’Actualité, de ce qui se passe et qui me fait absolument chier parce que justement je trouve qu’il ne se passe pas grand-chose dans tout ce qui se passe.
     Toute vie, si elle est bien menée, c’est-à-dire dans le mauvais sens, est une lente destruction. L’évolution de l’homme aboutit à l’anéantissement de sa personne civilisée. Tout adulte qui ne se respecte pas doit se désaccomplir et, par le moyen de son choix, empêcher ce scandaleux état de fait. L’adulte, c’est un enfant désespéré. Toute mort naturelle ou accidentelle peut être interprétée comme le suicide de sa propre immortalité. Tout individu qui se meut avec aisance dans la vie est suspect aux yeux de son Délire. Triomphateurs d’examens et bohèmes débrouillards compris. Pour beaucoup, vivre c’est aller vers l’extérieur, sortir de soi, être indépendant, alors que je n’aspire moi qu’à rentrer, aller au bout de ma ruine, écouter mes organes pousser, serrer le fil et étouffer grâce à moi, sans autres vacances. S’il s’agit encore de perdre son temps à vivre, à avoir encore un beau rognon d’orgueil, de responsabilité pour se « démerder dans la vie », je dis non. Je suis bien incapable de me vivre moi-même, moi. Ce que je ressens par-dessus tout, c’est une surlassitude infinie de parvenir jusqu’à mon instinct de conservation. Mon accomplissement dépend de la splendeur de mon anéantissement. Tout est trop déçu, trop abîmé pour qu’autre chose que l’abandon de tout, la fuite, l’extase et la grâce de s’annuler méritent d’être accomplis.
     Peut-être est-ce là mon drame de tout précipiter, de me débarrasser de tout, tout de suite, de déverser comme une benne toute ma bordélique personnalité, avec autorité, exaltation et délire ? Cette projection extérieure totale de mon univers pour ne plus avoir à sortir de moi ensuite est une des plus grandes dégueulasseries de mon caractère. Je me propage sur des kilomètres carrés. Il faut toujours que je laisse une griffe quelque part, une morsure, une-trace de pas, un échantillon. Je suis un type qui met tout au grand jour, dès le premier instant, pour s’en dégager. Je ne suis même pas certain d’être dans le peu que je ne dis pas. Il s’agit peut-être d’un rien, un mot, un souffle à peine que je recherche depuis toujours, justement celui-là et qui, craché, me permettrait de vivre vraiment…
     C’est quand je me compromets à leur réalité que je deviens anormal. En moi, je suis certainement le type le plus équilibré, le plus fort psychiquement, le plus décontracté. Dans mon univers, au milieu de mes pirogues de nègres fous, de mes vibraphones, de mes gibbons bleus, parmi les musiques de Duke Ellington et les montres arrêtées, avec Harry Langdon ou Robert le Vigan, au cœur de mes forêts ardennaises, sur mon pont transbordeur, dans mes parcs zoologiques, sous mes sifflements d’anches de Charlie Parker, sur mes putes de la rue Blondel et autour de leurs hanches panduriformes, je suis très bien !… Ces choses sont à mon goût. Coleman Hawkins tout seul dans Picasso et Beato Angelico embourbé dans sa foi écœurante savent par où passe cette érection à blanc (pour du beurre) tanquée dans un pot de foutre et qu’il est clair que le bébé refuse d’absorber. Je n’ai pas besoin de m’hypnotiser moi-même ni de me laisser réveiller par les autres.
     Mon monde est celui de l’Art. Je n’en ai connu aucun autre de merde. Je n’ai jamais pu faire de différence entre les êtres qui m’ont ému sur le papier ou en dehors du papier. Ce ne sont tous que de lourdes et belles mouches qui se sont prises à ma plaquette adhésive. Fantômes passés. Fantômes à poindre. Certains nous croisent. D’autres nous touchent. Ils n’en sont pas moins réels.

    "Au régal des vermines" - Marc-Edouard Nabe

    « Pire hiver de l'histoire : 1709 | L'Histoire nous le dira # 137Idaaliur - To The Cold Sun Of Withering »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :