• Je me suis mise à pleurer...

     

    Je me suis mise à pleurer. Sans doute avais-je des excuses, la guerre, la solitude, le changement de vie, la dimension granitique des êtres, sur ces terres siomoises, si belles, si étrangères, si noires sous leur aspect riant, pensais-je, dans l'ombre des hêtres qui surplombaient la balustrade, en me disant que cet adjectif, riant, avait quelque chose de suranné, de mensonger même; car un paysage ne peut pas rire, n'est-ce pas, et le rire des autres, surtout des femmes, est souvent obscène. Mes larmes aussi étaient indignes; en tout cas elles m'auraient humiliée devant Mme Razel, comme devant les enfants - ma soeur m'ayant interdit de pleurer devant eux, elle qui m'avait tant fait pleurer, autrefois, lorsqu'elle me battait, puis me donnait de l'argent pour arrêter mes larmes. Je pleurait comme une enfant et je n'avait pas eu d'enfance, moi qui avait été élevée, après la mort de nos parents, par ma soeur, qui a quinze ans de plus que moi, et par notre tante maternelle, si bien que j'ai toujours été seule, d'une certaine façon, et que je le resterais sans doute, à en croire Hanane, ma soeur, qui ne savait pas très bien si j'étais sa petite soeur ou la soeur aînée de ses enfants. L'idée de n'être rien n'est pas tout à fait déplaisante, surtout quand on n'a jamais été quoi que ce soit, sinon le fruit de ce qu'on appelle un accident - une enfant non désirée, la soeur ultime, et une femme que nul ne désire.Je n'ai pas eu de vie. Mon enfance a été aussi ennuyeuse qu'une eau qui tombe dans le vide, et je n'ai jamais aimé, ni été aimée par personne, pas même par ma soeur ou par ses enfants, lesquels ne voient guère de différence entre leur tante et les bonnes à leur service.


    [...] Pourtant, je ne suis pas une mauvaise fille et je ne me résignais pas à ce qu'on ne voie en moi qu'une bouche d'ombre: n'ai-je pas, comme les autres, le droit d'exister, me disais-je sur ce belvédère où l'on semblait m'avoir oubliée parmi les ombres qui commençaient à s'allonger. Je ne voulais pas être partagée entre la nuit et le jour; le ciel était encore d'un très beau bleu : il me semblait que je pouvais vivre, choir dans le ciel, mordre la poussière, oui, me réveillant dans l'herbe, m'étant probablement évanouie, ou endormie, épuisée par tout ce que j'avais subi, ces jours derniers, le soir étant là, avec ses bruits, chiens, oiseaux, moteurs, cris, appels, loin, de l'autre côté du lac, comme si Le Rat se trouvait dans un retranchement du temps, où rien ne bougeait, ne bruissait, n'était vivant, la maison soudain fermée sur elle-même, avec, à l'étage, ses deux fenêtres que le soleil couchant a fait rougeoyer et qui posaient sur moi un regard semblable à celui qu'un aveugle pose sur une femme dont il sent le parfum, entend le rire, la voix, la démarche : quelque chose de méchant, une fureur contenue à grand-peine, surtout si cette femme possède un beau visage et qu'il se met à frémir, ce qui n'est pas le cas du mien, il s'en faut. J'étais pourtant, ce soir-là, l'objet d'une attention qui me troublait, n'en ayant pas l'habitude, même de la part des ouvriers syriens travaillant sur les chantiers de Beyrouth et qui paraissent n'avoir jamais vu de femme de leur vie.

    "Le sommeil sur les cendres" Richard Millet

     Une jeune Libanaise, chassée de son pays par la guerre de juillet 2006, se retrouve au Rat, près de Siom, dans le haut Limousin, avec son neveu et sa nièce, également exilés. Les étranges événements qui se dérouleront au Rat relèvent-ils de la peur, de la frustration sexuelle, ou de la folie ? Ne faut-il pas plutôt croire que nous sommes tous, un jour ou l'autre, confrontés à de vrais fantômes ?

     

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