• II - PORTRAITS : Julien Gracq (2/2)

    – Je crois que cette angoisse, un peu fascinée, vient aussi du sentiment de l’écart désormais insondable, sidéral, entre l’action individuelle et le résultat collectif. La conduite individuelle dans ses rapports avec le destin de l’espèce est vraiment à l’étape de la nuit obscure, cette avant-dernière étape dont parlent les mystiques. C’est peut-être pourquoi la jeune littérature, si brillante et si sèche, ressemble aux marivaudages qui précédèrent la révolution. « Hâtons-nous d’en rire… »
     – Ne trouvez-vous pas que certains romans de ces deux dernières années réagissent déjà contre cette influence ? Je pense à Butor, Claude Simon. Robbe-Grillet…
     – J’ai aimé La Modification et Le Voyeur dont l’érotisme glaçant m’a frappé. Je n’ai pas encore lu Le Vent. Il y a sûrement dans ces ouvrages une grande recherche d’inventions techniques. Mais ce n’est pas de technique que le roman manque. C’est de cœur et de tempérament. Le roman est une sorte de matériau plastique, de fourre-tout ; les techniques sont licites. Il ne saurait y avoir, en matière romanesque, de technique révolutionnaire. Mais il faut dire que le public français n’encourage pas les romanciers. Le cinéma, la radio, la télévision ont de plus en plus d’emprise sur le public et sans doute que le roman, pour l’attirer, a besoin d’annoncer de temps en temps lui aussi qu’il passe au technicolor ou à l’écran panoramique. Les écrivains, pour lui plaire, doivent devenir des vedettes. À cet égard, la position que j’ai prise dans La Littérature à l’estomac n’a pas changé.
     – Quelle sorte de révolution pourrait animer le roman moderne ?
     – Il me semble que nous assisterons, dans quelques années, à un retour au romantisme. Rousseau reviendra pleurer tout ce dont Beaumarchais a ri. Le romantisme du XIXe siècle était une réaction contre un cataclysme historique. On ne pense jamais que Chateaubriand, Musset, Vigny, Lamartine, étaient tous des nobles ; leur famille avait entendu en tremblant La Carmagnole, avait parfois connu la misère et l’exil. D’où cette nostalgie du passé – ce sentiment d’une résurrection fragile, menacée –, cette mystique des ruines et de la mort, ce parfum d’automne.
     Julien Gracq a voulu me faire goûter aux spécialités du pays : le beurre blanc et le muscadet. Les rares pensionnaires se sont réfugiés dans le même coin de la salle à manger ; ils parlent peu, et les chocs de verres et de couteaux, dans le silence, ressemblent à des bruits de clinique. La chance a ainsi voulu me faire retrouver l’auteur d’Un beau ténébreux dans un cadre dont il doit sentir, mieux que personne, la fascinante détresse : les hôtels de septembre. Je lui raconte les souvenirs que j’ai gardés de son cours, son étonnante ponctualité, cette manie qu’il avait de pousser de temps en temps le carnet où il inscrivait nos notes – une petite bête bleue, sournoise, dont il ne trouvait jamais la place exacte.
     Ces souvenirs amusent Julien Gracq. Lorsqu’il sourit, son visage aux traits minces, aux cheveux coupés ras, s’éclaire tout à coup d’une lumière plus tendre, presque enfantine. Nous reparlons de la Révolution.
     – Et Saint-Just ?
     – Ce qui me frappe chez Saint-Just, c’est la proximité des bancs du collège ; Saint-Just a été projeté du collège dans le terrorisme abstrait, et son jumeau littéraire serait peut-être Rimbaud. Il y a là une espèce de sécheresse coupante, la Garoute.
     – Vous trouvez Rimbaud sec ?
     – Oui, la sécheresse de la décharge électrique. Le dernier poète humain, c’est Baudelaire. Il n’y a plus de grand poète français depuis Baudelaire.
     – Dans votre recueil de poèmes, Liberté grande, on sent en effet une certaine parenté avec Baudelaire.
     – Vous trouvez ? Breton me l’a déjà dit. Mais je ne vois pas du tout en quoi.
     – Pensez-vous que la poésie moderne traverse une « crise » comme le roman ?
     – On ne peut pas parler toujours de « crise ». Ce qui est certain, c’est que le public des poètes est devenu à la fois plus rare et plus exigeant. Pourquoi s’en plaindre ? Songez aux vers des poètes modernes, à René Char par exemple, et songez à ceux de Victor Hugo. La poésie a rompu avec une équivoque et ce n’est pas un mal. Tant pis pour les tirages.
     
     Julien Gracq me ramène chez lui goûter au vieux marc que son père fabriquait lui-même. Il m’apprend qu’il prépare un autre roman, dont une grande partie avait été écrite avant Un balcon en forêt. Un balcon a été pour lui une détente, qui lui a pris deux « saisons » – car il ne travaille que pendant les vacances. Dans son prochain roman, nous retrouverons l’irréel.
     De nouveau je descends le petit escalier blanc qui mène au jardin. Saint-Florent-le-Vieil dort déjà. Julien Gracq s’inquiète des trois cent cinquante kilomètres et de la nuit qui me séparent de Paris. Il n’a jamais cherché la célébrité, croit ne la devoir qu’au hasard et ne comprend pas que l’on vienne de si loin pour lui. Je monte en voiture et fais demi-tour. Il recule jusqu’au mur pour me laisser passer. J’aperçois une dernière fois, au pied de son ombre, la mince silhouette de cet écrivain du mystère, dans la lumière fantastique des phares.

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