• II - PORTRAITS : Henri Guillemin

    Henri Guillemin vient de fondre sur une nouvelle proie : Benjamin Constant. Inquiet, il cherche à devancer les critiques : « Il ne s’agit pas, écrit-il dans son avant-propos, de partis pris idéologiques. Il s’agit de ces réflexes que l’on a, viscéralement, devant les êtres… Qu’ils pensent comme moi, ou pas, ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est ce qu’ils sont. » Ces protestations ressemblent à celles que Bernanos, dans L’Imposture, prête au blême Pernichon : « Ne me condamnez pas ! Comprenez-moi ! Je n’ai aucune haine contre M. Catani, pas l’ombre. Mais enfin, voyons ! Je défends ma situation, mes moyens d’existence, ma vie. » Et Mgr Espelette, en lissant ses petites mains blanches, lançait innocemment ce trait : « Vous criez avant qu’on ne vous écorche, mon enfant. »
     Pauvre Pernichon… L’Église le chasse, la presse lui supprime ses chroniques, le « riche établissement » dont il rêvait échoue. Henri Guillemin est son jumeau heureux. Il réussit ce que l’autre a raté. Il est célèbre. Dans le ciel de la critique catholique, il est l’ange exterminateur. Du Bellay, Vigny, Flaubert, Thiers, Gide, Benjamin Constant… il a déjà tué plus de dix morts. Vivants, des bras vengeurs se sont levés ; ils accusent ses biographies haineuses, ses méthodes policières. Il faut le comprendre. Il suffit même de le voir. Dans ce visage gris, ce visage dont on se souvient mal, il n’y a pas de haine. De la rancœur, peut-être ; une sorte de charme triste, qui trahit on ne sait quelle blessure, ou quel remords…
     Sainte-Beuve était né bourreau, Henri Guillemin est né bon élève ; il l’est resté longtemps. « Je suis un amateur de bonne volonté », écrit-il encore aujourd’hui. Consciencieux, appliqué, normalien, il fut d’abord le spécialiste de Lamartine. Il publia sur Jocelyn, en 1936, une thèse remarquable : elle fut peu remarquée. Il faisait des conférences honnêtes : on les jugeait ternes. La Sorbonne était loin de la faculté de Bordeaux. Il y eut sûrement, dans la vie d’Henri Guillemin, un soir cruel où il sentit qu’il ne faisait pas le poids. Il lui fallait, coûte que coûte, s’inventer un personnage passionné. Le drame est là : comme Pernichon, c’est un simple, et comme lui il brigue un destin compliqué. Une ambition creuse les dévore. Ils appartiennent tous deux à la race douloureuse des gourmands sans appétit.
     Le sort et le public, qui n’avaient pas rendu justice au vrai, à l’honnête Guillemin, encouragèrent le comédien. Lors d’une conférence à Alger, il arracha sa cravate par mégarde. On l’applaudit. Il recommença ailleurs : on l’applaudissait toujours. Il attaque la vie privée de Du Bellay, Racine et Bossuet : Charles Maurras proteste. C’est un succès. Il frappe Montalembert.
     Il a trouvé son style : les gens qui se fabriquent un personnage le choisissent volontiers antipathique ; ils croient que cela fait plus vrai. Il sera le Fouquier-Tinville de la critique historique, le procureur Mornet de l’histoire littéraire. Pendant quelques années il se fait les dents, mordille au hasard les têtes couronnées. Il accumule les inédits : ceux qui les détiennent se laissent séduire : la souffrance charme. Et Guillemin souffre. Il se faufile dans les familles illustres, avec des ruses de renard à l’affût du fromage. La clé du grenier tombe enfin du bec des héritiers. Là-haut, c’est la malle au trésor, ce que Mauriac appelle « le gibier des chasseurs de l’espèce Guillemin : correspondances privées, carnets intimes, notes de toutes sortes ». Un rai de lumière oblique, où dansent des grains de poussière, tombe d’une lucarne. Elle éclaire les secrets honteux de Victor Hugo, que deux mains fiévreuses déshabillent.
     
     « Dans le jardin des morts où nous dormirons tous,
     L’aube jette un regard plus calme et plus céleste. »
     
     Victor Hugo n’avait pas prévu le regard d’un Henri Guillemin. Ceux qui pieusement avaient fait la toilette du mort n’avaient pas prévu son passage.
     1954 : avec Hugo et la sexualité, le premier grand scandale éclate. C’est l’art d’être gaillard. « Atroces indiscrétions », écrit François Mauriac dans Le Figaro littéraire. Entre Les Châtiments et Les Contemplations, le romantique se rue sur les chambrières. Guillemin le suit dans toutes les alcôves, sans hargne, avec un sourire complaisant. Il aime sincèrement Hugo. Il est fait pour le comprendre, qui sait ? Il se doute peut-être à peine qu’il le salit, épagneul trop affectueux qui saute sur son maître au retour de la chasse. Sa phrase est souple, mordante. Il sait faire vivre une histoire, des personnages, et s’il avait assez de cœur pour les inventer, il ferait un honnête romancier. Le livre a du succès. Le scandale paie. Guillemin s’enhardit. Décidément, rien ne vaut l’inédit. Pourquoi approfondir une œuvre, pourquoi chercher à renouveler la critique ? Il entre dans l’histoire avec l’âcre désinvolture d’un reporter de Confidential. Justement, il vient de déterrer l’os à moelle : il a de quoi déshonorer « l’homme de l’honneur » : Monsieur de Vigny, l’homme d’ordre et poète paraît en 1955.
     Vigny ne court pas les femmes de chambre. Il se contente d’aimer une jeune Américaine, Guillemin juge cet amour coupable. Pire, Vigny est un délateur. Il dénonce un complot tramé par des soldats contre Napoléon III. Pire encore, il est vénal. On l’a payé. Vigny trouve aussitôt des défenseurs. Émile Henriot rappelle que les archives de la police impériale ont brûlé en 1870 ; il n’y a pas de preuves. M. Baldensperger, spécialiste de Vigny, proteste : l’auteur du Mont des Oliviers n’était pas un Judas. Il aimait l’ordre. Il était l’ami de l’empereur. Pourquoi l’aurait-il laissé assassiner sans rien dire ? Il n’a sûrement pas touché d’argent.
     Dans Le Figaro littéraire, Henri Guillemin contre-attaque. « Verlaine peut avoir été hideux, écrit-il. C’était tout de même un être pur. Vigny peut avoir écrit quelques très beaux vers, c’était tout de même un être petit et rance. » Pourquoi ? « La vérité, ajoute-t-il en se donnant l’illusion du courage, c’est que j’ai touché à un tabou. Les Henri Heine, les Verlaine, les Rimbaud, peu importe ce qu’on apprend sur leur compte. Avec eux, petites gens, tout est permis, et bon, et juste. Mais M. de Vigny est “du monde”. M. de Vigny avait des terres. M. de Vigny a droit à des égards. » On croirait entendre le pauvre Bitos. D’où vous vient, Henri Guillemin, ce mélange de dédain et d’envie, ces cris d’orgueil blessé ? Les morts que vous écorchez ne se défendent pas : pourquoi reste-t-il toujours, auprès de leurs corps meurtris, un peu de votre sang mêlé au leur ? Quelle est cette plaie qui ne se ferme jamais ?
     L’aristocratie, la fortune de Vigny l’irritent. S’il avait pu jeter sur l’auteur des Destinées un plus tendre regard, il eût été ébloui par sa profonde, son adorable pauvreté. Sa pauvreté d’homme seul. D’homme malade et maladroit. D’homme trahi. Ce qu’Henri Guillemin n’a pu tolérer, au fond, c’est moins la noblesse d’argent que la noblesse de cœur. On dirait que la fierté de Vigny, son mépris, lui sont des insultes personnelles. Le plus étrange est qu’il ait créé, pour mieux le détruire, un Vigny qui lui ressemble : le policier des Lettres dénonce le « policier de l’Empereur ».
     
     Aujourd’hui, voilà Benjamin Constant barbouillé, défiguré à son tour. C’est un muscadin, un arriviste, un menteur, un hypocrite. S’il est libéral, c’est pour profiter de ses biens mal acquis. Maître dans l’art de couper les citations au bon endroit, Guillemin prouve tout. Il répète par exemple cette phrase de Constant : « La Constitution de 1795 était pour moi un rempart contre les partisans de l’Ancien Régime… », et il commente aussitôt : « le rempart dont avaient besoin les acquéreurs de biens nationaux ». Truquage adroit, qui indignerait un historien honnête. Dans l’interview qu’il nous a accordée, M. Jean Mistler montre d’ailleurs la sincérité et la permanence du libéralisme chez Constant.
     Certes, Benjamin aimait le jeu, les femmes, la fortune. Il fit un mariage d’argent. Pourquoi ces « vices » inquiètent-ils tant Henri Guillemin ? Pourquoi ne dessine-t-il que les ombres ? La valeur historique de son livre en souffre. Mauriac l’avait prévu : Benjamin Constant va être « livré sans défense à un esprit aussi clair et aussi simple que celui de Guillemin, et aussi pesamment armé, et aussi incapable de comprendre… (on pourrait arrêter la citation ici, “façon Guillemin”) […] donc l’absoudre, cette bassesse lucide, cette faiblesse qui donne le change à soi-même et au monde ».
     Benjamin Constant muscadin n’apprend rien sur Adolphe ou Cécile. L’histoire littéraire, telle qu’Henri Guillemin la conçoit, n’a plus cours. Deux tendances nouvelles se la disputent aujourd’hui : l’objectivité, l’exigence raffinée de l’historien, avec Jean Pommier ; la recherche purement stylistique, avec Nadal et Blin. À cet égard, Henri Guillemin est en marge, en retard, en Suisse. Il tombe dans les pièges que Lanson a évités.
     
     Sa critique historique est aussi désuète que sa critique littéraire ; elle est aussi hargneuse, aussi caricaturale. Peu d’étudiants en histoire oseraient s’en recommander dans leur diplôme. Elle aurait fait rire Madelin, comme elle fait rire les historiens marxistes. Dans Le Coup du deux-décembre et Cette curieuse guerre de 70, Henri Guillemin se borne à faire le récit d’un complot. Une demi-douzaine d’hommes conspirent pour renverser la République ou pour trahir la France. Et, à eux six, ces trublions installent l’Empire. À eux six, ils perdent la guerre. À notre époque, cette absence d’arrière-plan social, économique et idéologique est frappante. Dans Le Coup du deux-décembre il ne parle presque jamais du monde ouvrier ni du monde paysan – sauf pour rappeler que les conspirateurs les méprisent, et les assurer rétrospectivement de sa compassion. Il méconnaît précisément qu’ouvriers et paysans étaient en majorité favorables à l’Empire. En 1870, sans Thiers, Trochu et Bazaine, nous aurions refoulé les Allemands en Pologne. C’est pure méchanceté de leur part. Quant à l’armée prussienne, bien supérieure à la nôtre, Guillemin semble ignorer son existence. Comme Victor Hugo, il « souffle dessus ».
     Henri Guillemin a jeté sur l’Histoire le regard que poserait sur Paris, le jour de son arrivée, un provincial ambitieux. Tout se passe dans les salons. Tous les salons sont mal fréquentés. Les Puissants sont méchants. Ils n’aiment pas le peuple. Ils vont à la messe, mais ils ne croient pas en Dieu. Ils chantent La Marseillaise – mais faux. À l’occasion, ils caressent les petites filles. Les Bons, heureusement, les surveillent. Ils sont gaillards, simples et patriotes. Mine de rien, ils veulent le bonheur de tous.
     D’une voix confidentielle, voluptueuse, Henri Guillemin décrit leurs luttes d’enfer ; c’est l’Histoire chuchotée entre deux portes, entre deux lèvres prudes et glacées ; c’est l’Histoire de France racontée aux chaisières.
     Il ne faut pas condamner Henri Guillemin. Comme tous les êtres contradictoires, c’est un être malheureux. Que de remords, sans doute, chez ce naïf qui ruse, cet humilié qui humilie, ce catholique qui damne ! Quels réveils il a dû avoir, certains dimanches blancs de printemps, quand les églises sonnent, et que l’enfance resurgit tout à coup, avec les phrases douces et terribles de l’Évangile : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » « Je n’ai pas l’art encore, je l’avoue, de considérer en souriant l’imposture. » Certes, quand elle dresse en face de lui sa propre image, il ne doit pas avoir envie de sourire, non ! C’est là qu’il peut nous émouvoir. Dans cette soif, pour autrui, d’une justice qu’il n’a pas le courage de se rendre à soi-même.
    Mais il doit savoir se rassurer : il a le rôle cruel du justicier, il faut le jouer jusqu’au bout ; il est marqué du signe de Zorro, ce n’est pas sa faute. À force de jouer la passion, il est presque convaincu qu’il l’éprouve. Et il nomme, peut-être sincèrement, « réflexes viscéraux » les calculs d’une pauvre tête froide, d’un cerveau glacé comme l’envie. Et puis, avouons-le, toute cette boue réconforte. Quel petit homme ne s’est senti réchauffé par les vices des grands ? Les forts croient naïvement donner l’exemple. Ils n’imaginent jamais que ce sont leurs faux pas, leurs erreurs, leurs faiblesses qui rendent l’espoir aux médiocres et achèvent de les perdre.

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