• II - PORTRAITS : Hemingway

    « Estival is the best, I bet you… » Le champ de courses d’Auteuil, à quatre heures ; assis dans la tribune vitrée du restaurant, en compagnie de deux dames, de son secrétaire, « Il Negro », et d’un jeune Canadien aux longs cils, Hemingway achève de déjeuner. Cinq couverts ; trois bouteilles : les dames n’ont pas dû boire. Pour le moment, je ne vois que sa nuque puissante, le col bleu de sa chemise, ses larges épaules, et lorsqu’il lève les bras pour porter les jumelles à ses yeux, sa veste marron à points noirs se tend sur son dos massif. Au loin, les chevaux tournent, lents et légers comme des chevaux de manège. Le haut-parleur bredouille. Hemingway se retourne.
     – Vous avez compris ce qu’il a dit ?
     Avec sa barbe très blanche, son front immense où retombe une petite mèche blanche, il évoque un bonhomme de neige à la tête carrée.
     – Estival est arrivé troisième, dis-je.
     – Alors, nous somme foutus. Il enlève ses lunettes, se tourne en souriant vers les dames. Je veux dire, fichus… Dans les courses de sept chevaux, vous savez, le troisième n’est pas placé.
     Il lève son verre, avec un clin d’œil naïf :
     – Buvons à notre échec, dit-il.
     
     Hemingway m’a accordé la permission de le rejoindre dans la soirée. À six heures, nous sommes au « petit bar » du Ritz.
     – « Papa », lui demande le barman, je vous fais chambrer votre thé-tilleul ? Quatorze degrés, comme d’habitude ?
     Il nous apporte aussitôt un rosé-cassis glacé.
     – « Papa » ne boit que du rosé ou du whisky, m’explique le jeune Canadien aux longs cils, fils d’un vieil ami de Hemingway.
     – Les autres alcools ne sont pas… sains, dit « Papa ». Lorsqu’il sourit, sa bouche s’entrouvre sur des dents très petites, le long desquelles serpentent des lèvres roses et lisses. Excusez-moi, ajoute-t-il, je ne peux pas bien parler français en ce moment. Je reviens d’Espagne. Je ne suis pas encore bien adapté.
     – Vous écrivez en ce moment un livre sur Ordonez, je crois. Avez-vous assisté à toutes ses corridas ?
     – Toutes. Je l’ai suivi dans toute l’Espagne. Nous avons même été à Nîmes ensemble. À Nîmes, j’ai dû le quitter.
     Son sourire s’éteint, il lève un regard d’enfant blessé :
     – Il torée à Lima, en ce moment.
     Antonio Ordonez est le fils du célèbre torero Nino de la Palma. Quand Hemingway frôla la mort en Afrique, il y a cinq ans, au cours d’un accident d’avion, il reçut d’Antonio un message si émouvant qu’une amitié naquit tout à coup, à cinq mille kilomètres, par un télégramme. Lorsqu’il vit enfin Ordonez, sans doute crut-il revivre cette scène où il l’avait rêvé sans le connaître, bien des années auparavant :
     « Le jeune homme était debout, très droit, très sérieux dans son costume de torero. Ses cheveux noirs brillaient sous la lumière électrique. Il portait une chemise de toile fine et son assistant, ayant achevé de le ceindre, se releva et recula. Pedro Romero fit un signe de tête et nous serra la main, très distant et très digne… » (Le soleil se lève aussi).
     Le « petit bar » du Ritz est maintenant plein. Accoudés au comptoir, trois Américains s’offrent tour à tour des babies et des Rose. Une vieille lady aux cheveux blancs, une Pall Mall tremblante entre les lèvres, regarde ses ongles vernis. Le grelot du shaker couvre un moment la voix d’Hemingway « … prises pendant l’été ». Il me passe des photos, qu’il commente l’une après l’autre.
     – Ça, c’est à Malaga ; le jour de la mano a mano entre Ordonez et Dominguin, la plus belle course de la saison. Ça, c’est Pampelune. Nous avions rencontré deux « prisonnières »… très charmantes… Des Américaines, d’ailleurs.
     – Des prisonnières ?
     – « Papa » appelle toutes les femmes des « prisonnières », m’explique le jeune Canadien.
     – Nous prenions notre breakfast vers dix heures, poursuit Hemingway, Sandwiches et vin rosé. Et puis, on se promenait, on prenait un verre ou deux et, après le déjeuner, j’allais voir la course d’Antonio.
     Je regarde, sur la photo, le jeune visage aux cheveux noirs et luisants, les joues pâles, la bouche crispée, et je l’imagine seul au milieu de l’arène, dans son habit blanc et or, juste avant que le soir ne tombe – à l’heure où le moindre mouvement de l’épée scintille dans une lumière grise, où les dorures brillent plus fort – beau, audacieux, échappé d’un roman de Hemingway. Et, quelque part dans la foule, le cœur battant, le romancier qui suit des yeux son héros – un héros dont il n’est plus le maître, un héros vivant qui joue sans lui sa vie.
     La dernière photo est celle des adieux. Hemingway serre Ordonez dans ses bras, mais il ne le regarde pas, il semble déjà fixer, de son œil bleu, lointain, plein d’une douceur lumineuse, l’image qu’il gardera de lui dans sa mémoire, et avec laquelle un simple faux pas d’Antonio peut le laisser seul pour jamais.
     – Barman, rendez-moi un peu de thé. Hemingway rit de nouveau. La vie est trop sérieuse pour qu’on la prenne au sérieux. Il faut blaguer. Quand quelque chose est trop chaud, il faut dire que c’est frais. Voilà ma mystique.
     C’était aussi la mystique de Robert Jordan, le héros de Pour qui sonne le glas, quand, couché sur des aiguilles de pin, seul et la jambe brisée, il regardait monter la colonne ennemie qui allait l’achever. « Tu as eu beaucoup de chance, se dit-il à lui-même, d’avoir une aussi bonne vie… Mourir n’est moche que quand ça prend longtemps et que ça fait si mal qu’on en est humilié. Voilà où tu as toute la chance, tu vois ? Rien de ce genre avec toi. »
     – Blaguer, répète Hemingway. Il baisse les yeux dans un rire silencieux, les ferme presque. Mais Paris a bien changé… Est-ce qu’on dit encore Paname ?
     – De moins en moins.
     – Oui… mais c’est de moins en moins Paname.
     – Vous le regrettez ?
     – J’essaie de ne rien regretter.
     – Que pensez-vous du voyage de Khrouchtchev ? Du « réchauffement politique » ?
     – Je n’aime pas parler de la politique, vous savez, ni chaude ni froide. Mais enfin cela me semble bon, non ? À qui cela ne semblerait-il pas bon ? Il réfléchit un instant, ses yeux se fendent, brillent d’une malice candide. Si… Il y a peut-être des jeunes gens qui sont déçus… qui comptaient sur la bombe atomique pour résoudre le problème de leur avenir. Ils s’aperçoivent qu’il faut travailler. Comme nous. Rien à faire. La bombe atomique, je n’y connais rien. Je sais seulement qu’aux États-Unis c’est notre spécialité. Il vaut mieux que vous en parliez à Peter, ajoute-t-il en désignant le Canadien : il est ingénieur-chimiste.
     – Oh ! je ne fais que de la chimie organique.
     – Ah ! c’est juste, dit Hemingway en riant. De la chimie organique. Pas de chimie désorganisée.
     À cet instant entre un jeune homme harnaché de courroies de cuir, d’instruments d’acier, et jetant autour de lui des éclairs électriques. C’est le photographe de Arts. Hemingway se penche vers son chauffeur-secrétaire-homme de confiance-surveillant général-gouvernante, son « Il Negro », et lui dit très vite, comme s’il s’excusait : « Oui, oui, je vous assure. Ils m’ont demandé la permission de faire des photos. » Gêné, il se lève et se rassied. Chaque fois qu’une personne s’est jointe à notre groupe, il s’est ainsi levé, attendant avec une timidité, un respect émouvants, qu’elle se soit assise pour se rasseoir à son tour.
     
     Nous dinâmes à L’Espadon. Je lui appris que les différentes enquêtes menées auprès de la jeunesse française, voici deux ans par plusieurs hebdomadaires, témoignaient toutes de son prestige : il se plaçait généralement entre la cinquième et la huitième place. Il est vrai qu’il incarne, à l’époque de la spécialisation, le mythe de l’homme complet : boxeur, chasseur, pêcheur, soldat, révolutionnaire, aficionado, il répond à tous les rêves, et surtout à la toute moderne, toute-puissante nostalgie de la virilité.
     – Qui était le premier ?
     – Dostoïevski.
     – Et Shakespeare ?
     – Environ dixième.
     – Oh ! dit-il. Dixième, vraiment ? Il paraissait désolé. Shakespeare est bien meilleur que Dostoïevski. Shakespeare est le meilleur de tous.
     – Que pensez-vous des jeunes romanciers français ? Butor, Robbe-Grillet ?
     – Ce sont de bons écrivains. Mais… il hésita un moment, me regardant de biais d’un œil fixe, inquiet, comme partagé entre la méfiance et la douleur de devoir se méfier. Je m’excuse : le travail des autres est trop sérieux pour qu’on puisse en parler si vite, à la légère. On peut parler de son propre travail à la légère ; pas de celui des autres.
     Hemingway travaille le matin de six heures à midi. Il écrit entre 450 et 1 250 mots. Mais il n’aime pas beaucoup parler – même à la légère – de son propre travail.
     – Un écrivain doit lire, observer et se taire. De toute façon, à mesure qu’il vieillit, le dialogue devient pour lui de plus en plus difficile.
     – Vous préparez un roman actuellement ?
    – Oui. J’y travaille depuis deux ans et demi. Je crois que c’est bon, je suis content. Je lui en ai montré des passages, ajouta-t-il en se tournant vers « Il Negro », qui opina aussitôt, flegmatique. Il trouve que c’est bon.
     – Quand le publierez-vous ?
     – Je ne sais pas. De toute façon c’est toujours mauvais de publier. On est trop flatté ou trop découragé. Et puis c’est une question de chance ; j’ai eu de la chance pour presque tous mes livres, voilà tout. Maintenant je vais retourner à Cuba, je vais retrouver ma femme. Ordonez m’y rejoindra avec la sienne. Nous allons mener là-bas une vie bien sage.
     
     « Vous savez ce que c’est, à La Havane, de bonne heure le matin, avec les clochards encore endormis le long des murs des édifices, avant même que ne s’amènent les voitures des glaciers avec la glace pour les bars ? » (En avoir ou pas).
     
     – En hiver, ajouta Hemingway, nous irons tous skier à Sun Valley.
     Il se tut, vida son verre, me regarda deux ou trois fois, très vite ; il semblait attendre quelque chose.
     – Puis-je vous être encore utile ? dit-il enfin.
     Je me rappelai soudain, avec remords, qu’il n’aimait guère les interviews, que je l’importunais depuis quatre heures, et que seules la lumière et la bonté naturelles de son visage m’avaient donné l’illusion que notre entretien lui faisait plaisir.
     Il m’accompagna jusqu’à la porte tournante. Là, comme je l’avais vu faire aux personnes qui l’avaient quitté, il laissa tomber sur mon épaule un lourd, un affectueux coup de patte. Une seconde, imperceptiblement, sa main se crispa. Il ne regrettait sûrement pas mon départ. Mais à l’instant de toute séparation, même avec le premier venu, ses yeux prennent toujours cette fixité déchirante – comme si le premier venu s’était changé tout à coup en un ami précieux qui le quittait pour jamais. Il me serra la main ; le chasseur fit tourner la porte : quand je me retournai il avait disparu.
     Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, Hemingway se couche toujours à minuit ; il n’était que dix heures. Resterait-il à L’Espadon ? Ferait-il un pèlerinage à Montparnasse ? Je m’y rendis, y errai longtemps, dans l’espoir de l’apercevoir encore…
     Mais le Montparnasse qu’il avait tant aimé était désert, Le Select et La Coupole, vides ; Le Dôme, fermé. Et à L’Épi Club il n’y avait que Françoise Sagan.

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