• Aimer quelqu'un

     Mais qu'est-ce que ça veut dire au juste "aimer quelqu'un"? J'ai cru longtemps que c'était connaître l'autre "pleinement', connaître chacun des réflexes de son corps, toutes les vibrations de son âme ... voilà, connaître, c'est peut-être aimer. Mais non, tout cela n'est que de la théorie. Jusqu'à quel point peut-on connaître quelqu'un? Jusqu'où peut-on suivre une âme étrangère? Jusque dans ses rêves? Et  après? Je ne puis pénétrer l'inconscient de ses organes. Je n'ai même pas besoin d'attendre qu'elle ferme les yeux et qu'elle se retire dans son espace nocturne, en me souhaitant bonne nuit ... car je sais désormais qu'il existe deux univers, et qu'en dehors des espaces connus dans lesquels nous vivons, chacun de nous possède son espace privé où nous visons plus authentiquement que dans l'espace et le temps réels... D'ailleurs, Anna  aussi sa façon diurne de se séparer de moi. Il lui suffit d'un simple regard pendant le déjeuner : je suis en train de lui parler et, tout à coup, je m’aperçois qu'elle n'est plus là. Alors, je la rappelle à moi, avec énergie, car il me semble que j'en ai le droit. Oui, j'ai le droit de croire en elle. Il existe entre nous une sorte de pacte. Pas de compromis, pas de marchandages. Naturellement, nous dormons dans la même chambre. C’est moi qui l’exige, je ne tolère pas qu'on fasse chambre à part. Moi, je n'ai pas besoin d'aventures, de territoires séparés, non, non, il me faut deux lits contigus avec deux tables de nuit, comme on en voit encore parfois das certains magasins de meubles des faubourgs.  Et,si possible, que la bénédiction domestique flotte sur nos deux lits. Et qu'Anna reste dans l'autre lit, et, après notre mort, qu'elle demeure dans sa tombe à côté de la mienne. Je sens qu'on ne peut plus faire marche arrière. Un homme vit avec une femme dans le bonheur, en apparence du moins, et en tout cas, selon la loi humaine et divine. Un homme aime une femme, et il a droit à cette vie qui lui est étrangère. Certes, je ne sais toujours pas ce que ça veut dire : "aimer" ... mais peut-on le savoir? Et à quoi bon? Cela n'a rien à voir avec la raison. Sans doute l'amour dépasse-t-il la connaissance. Connaître, c'est bien peu de chose. Il existe toujours une limite ... Aimer, c'est peut-être vivre au même rythme. Un hasard extraordinaire, comme la rencontre, dans l'univers, de deux planètes composées de la même matière, évoluant sur l même orbite, possédant la même atmosphère. Un hasard sur lequel on ne peut pas compter. Peut-être n'existe-t-il même pas... Ai-je jamais vu quelque chose de semblable? Oui,^peut-être ...très rarement ... et je n''en suis pas sûr. Vivre, aimer au même rythme, aimer les mêmes plats, la même musique, marcher d'un même pas dans la rue, se chercher au même rythme dans un lit ... oui, c'est cela ... peut-être ...Comme cela doit être rare! Un vrai phénomène... Il y a, je crois, quelque chose de mystique dans de telles rencontres. Mais la vie réelle ne peut pas compter sur une telle chance. Même sécrétion - simultanée - des glandes, mêmes réflexions, exprimées avec les mêmes mots, sur le moindre phénomène ... voilà ce que j'entends par rythme commun. Eh bien, cela n'existe pas. Les uns sont plus lents, les autres plus rapides, les uns sont timides, les autres audacieux, les uns sont brûlants, les autres tièdes. C'est ça, la vie, c'est ça, les rencontres ... c'est ainsi, dans cette imperfection même, qu'il faut saisir le bonheur. Après tout, je ne suis pas un rêveur somnambule - je suis médecin. Mon cabinet est rempli de gens qui, au quotidien, souffrent du manque d'amour, qui "n'osent pas se montrer", qui se plaignent désespérément de leur solitude. Je sais, je sais ...ne pas être seul c'est déjà beaucoup ... Avoir le consentement de l'autre, c'est déjà beaucoup. Mais je rencontre partout la déception, la solitude, des exigences que la nature ne peut satisfaire. Moi, je ne suis pas seul. Anna vit avec moi, elle dort dans son lit à côté du mien, nous avons un rocking-chair dans le salon, nous voyageons ensemble, nous lisons, ensemble, les mêmes livres. Anna n'a pas d'autre vie que celle que je lui connais. Pour mon trente-deuxième anniversaire, elle brode une boîte à faux cols, me la remet avec un sourire ironique et c'est avec une complicité théâtrale que nous célébrons nos coutumes bourgeoises. Oui, nous sommes heureux - autant que la loi humaine et divine le permet sur cette planète. 

    "Divorce à Buda" Sandor Marai

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