• VI - VIVRE ET Cie (3) 2/2

    Ah ! quelle pauvre chose que la mort ! Beaucoup de gens vont aux catacombes pour prendre conscience de la vanité de l’existence. À Palerme, quand j’avais douze ans, j’ai plutôt été rassuré aux Capucins. On suivait les cornettes dans les carcasses : je croyais ça pire la mort et les cadavres. C’était rien à côté de ce que j’imaginais, toutes ces rangées de pantins creux accrochés aux murs. C’est à ce moment même que la vie m’est apparue d’une solidité, d’une grandeur déprimante, d’une splendeur et d’une abondance impérissable, accablante. La force de la mort, c’est son vice. On ne peut pas faire confiance à la mort, c’est comme le trombone : vous travaillez cinq ans nuit et jour, vous arrivez au concours et vous faites un canard ignoble, les lèvres vous ont trahi, c’est un instrument ingrat. Comment se fier à la mort ? C’est vraiment le contraire d’une délivrance. C’est un boulot qui continue après comme il avait commencé avant. Il faut encore pourrir, pourrir son corps, pourrir la mémoire des autres, jouer au fantôme, hanter les vivants… Le beau rêve de tout quitter un jour et dans la sérénité fabriquer son éternité ne se réalise jamais, pas même dans la mort. Tout le monde croit que la mort est ce moment de paix suprême intérieure, de repli et de déploiement à la fois, dans le silence où nous sommes enfin seuls au plus profond de nous-mêmes, à l’oubli de tous, où enfin après tant de dîmes, de gabelles expiées, le droit à dévorer et oublier le reste du monde, le droit de se reconnaître pour la première et la dernière fois, nous est accordé… Méprise de comédie ! De mémoire en mémoire, les morts se perpétuent par lambeaux, plus ou moins tenaces, adhésifs, plus ou moins réels : on sombre avec eux dans une tombe pire. Tous les morts sont plus ou moins immortels. Ils ne peuvent plus mourir. Mourir, c’est ne plus être mortel. Chaque individu dure des centaines et des centaines d’années. Des multiples vies de la race qui fermentent dans le sperme jusqu’au moment de la naissance, mille vies, mille morts ont brouillé les pistes de l’âme. Nous passons notre vie mortelle cahin-caha dans le tohu-bohu, accablés, lourds de tous nos pères, engoncés dans les gènes, gênés par cette pénible et somptueuse mémoire chromosomique, ce patrimoine infect génétique fatal, et puis vient le moment de la mort qui casse notre corps si spirituel : c’est là que nous vivons notre mort immortelle. Long est ce jerk, si brève fut la valse ! Il faut passer par sa première pourriture (combien d’années un corps met-il pour se décomposer, surtout s’il a été inhumé en hiver, dans les Ardennes ?) : c’est pas tout de suite qu’on vous balance les os qui restent où qu’on vous concessionne à souhait : il y a d’abord la vermine qui vient faire la quête. Le souvenir des autres vient vous chercher ensuite pour une vie encore. Ça repart pour un tour dans les esprits, vous demeurez, on vous invoque, on vous perpétue, on vous fait tourner sur les guéridons, on brouille votre biographie, on s’attendrit sur vos moindres détails, on espépice tous vos sépias, vous errez dans les rêves la nuit sur des milliers de personnes ou sur deux (c’est pareil) avant de pourrir une deuxième fois, avant que tous les souvenirs de vous s’effritent à leur tour d’être en être, par oublis successifs, si personne ne revient vous emmerder après encore… Car l’Éternité n’a qu’un temps : l’Au-Delà, c’est la mémoire des autres. Alors, vous disparaissez peu à peu enfin dans les vivants, plus personne ne vous fait vivre, viré le parasite ! Vous retournez au néant aux étoiles vagues dont votre race a besoin pour nourrir d’autres morts vivants !
     Fan ! Nous n’en finissons pas de mourir. La vie est une rouerie, une audace, une arrogance, une impertinence, un caprice de l’imagination, une idée des dieux, si vous voulez. Nous ne sommes que les pantins d’une aventure interminable qui commence et finit bien après nous.
     La mort est un mauvais moment à passer pour les autres. Nous, sombres vivants, que nous reste-t-il d’autre à faire désormais que d’interroger avec plus ou moins de ferveur les empreintes sur notre neige qu’ont laissées ces ombres en passant ? La mort n’est qu’un trou, comme la naissance.
     Souvent, le seul spectacle de ma moisissure me tient en vie. Je m’imagine au fond de ma crevasse. D’abord la langue qui fond, tout ce qui est muqueux. Les eaux, les gaz boursouflent le corps qui suinte avec le bois même. Complètement mort. Avec sa queue, un ver de terre bouge ma lèvre vermoulue. Tak ! Un morceau qui tombe. Les yeux tout mangés, creux. Le regard le plus profond que j’ai jamais eu de ma vie.
     Oui, comme certains osent l’imaginer, il y a quelque chose après la mort, mais c’est : la pourriture.
     Que reste-t-il à la misérable carcasse de moules ambulantes ? Plus grand-chose, maintenant que je ne suis plus qu’un mot qui traîne au-dessus du titre d’un livre. Mon langage est mon arme. Toute la journée j’astique mon revolver. Le coup finira bien par partir. Barillet… Balles… Bulles…
     Ne vous inquiétez pas. Mon grand drame est classé. Je veux voir comment tout ça va tourner. Même si je le voulais, je ne pourrais pas me suicider, parce que ma souffrance n’a pas de raison, je n’arrive pas à la prendre au sérieux, c’est d’ailleurs ce qui me fait le plus souffrir.
     On ne me verra pas demain, sur mon lit, le parabellum fumant, le torse comme une vitre cassée, de la pourpre plein les draps. Je ne jouerai pas au Jacques Rigaut qui, après s’être raté, disait du suicide qu’on n’en meurt pas.
     Si j’avais à me suicider, je laisserais quand même peut-être une lettre…
     Chères Ordures,
    Je viens à l’instant de recevoir votre raison de vivre.
     Sachez que la mienne est définitivement compromise.
     Je m’attends au tournant. Je ne passerai pas le balcon.
     Moi aussi, je me balance.
     Pour éviter de me pleurer, pensez tous que je vous ai toujours haïs.
     Votre désagrégé.

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