• V - LES ONLYSONMAKERS (4) 4/4

    Tomber des montagnes : voilà son rêve. Hélas ! Elle n’a aucune résistance. Dès qu’elle se lève le matin, elle est épuisée comme un coureur à pied. Quand elle se réveille, on dirait qu’on l’a giflée toute la nuit. Et comme si la fatigue n’était pas encore assez énorme, elle se lance dans des crises de nerfs invraisemblables pour des conneries, des conneries pour nous mais qui résonnent dans sa carcasse comme autant de drames épouvantables, de cauchemardesques sagas du dépit, comme autant d’humiliantes tragédies désespérées. Langoureuse et bacillaire, elle a son visage qui se plisse alors en pleurs horribles entrecoupés de ses grossièretés, des énormes gros mots dont elle pave à chaque instant tous ses discours. C’est presque décoratif. C’est comme un frou-frou à l’agonie. J’ai l’impression quand je regarde ma mère de voir un carnassier qui se ronge dedans, qui se martyrise lui-même une patte blessée, se mange, se dévore par l’intérieur, se hache les nerfs.
     Nous nous en voulons à mort, Byzance par ses maladresses, ses gestes malheureux, ses canards psychologiques, et moi par la désinvolture théâtrale de ma propre souffrance, de provoquer de telles scènes si pénibles, où j’ai l’impression odieuse de déposer dans ma mère des milliards de maladies, des associations d’assassinats.
     À cheval sur sa propre saloperie comme sur les convenances, ma mère finit par être le Grand Reporter de son corps. Sans arrêt ce sont des allusions sur ses glandes, ses intestins, sa vessie, ses hémorroïdes, ses miquettes, son urine. C’est une grande dégueulasse, ma mère !
     Les gens sont assez étourdis, puis un peu choqués la première fois en voyant cette petite femme désuète déverser sur leurs costumes des wagons de balayures corporelles, des tombereaux de détails abjects, tout cela fleuri par une langue terriblement ordurière, rêche et grumeleuse. Ça gicle surtout spontanément et formidablement, en coléreux jurons par monceaux ignobles. C’est vitriolique, ça les abîme bien ! Elle est aussi douée pour vexer les gens que pour leur faire plaisir. La Trouvère-Revêche-des-Visiteurs-du-Soir-Déçu exerce une insupportable censure physique sur les autres. Elle croit que tout le monde a son corps. Elle n’a pas le droit de se mettre dans le corps des autres et de les freiner dans leurs excès intimes, leurs tics, leurs désirs, leurs routines personnelles. Partant malheureusement d’un bon sentiment, par sa conscience envahissante elle gêne tous les élans. Pour elle, le monde est un immense corps interdit. Par un excès de considération et d’aversion mélangées, elle empêche les corps de vivre à leur rythme. Tout doit passer par ses meurtrières. C’est une espèce de marchande de stigmates, tout simplement. Elle ferme les fenêtres, organise les sommeils, fixe les horaires, plaint la nourriture. Pour rien au monde, elle ne changera son rythme. L’événement le plus extraordinaire ne la fera pas coucher cinq minutes plus tard : 22 h 30 pétantes, vous avez à quinze mètres d’un disque de Mingus, frôlant un sofa, la Vieille Sartan démaquillée avec les yeux qui tombent, dans une chemise de nuit dépassée et qui vient de finir de se laver le cul.
    D’ailleurs, tout vient de là. Moi le premier. C’est le caca la base de son corps, les fondations. C’est son caca à elle qui l’occupe avec angoisse. Elle aurait aimé qu’une Fée du Caca lui exauce ce Vœu : chier tous les matins après son café ! C’est le rêve de sa vie, la merveilleuse chose !
     C’est une constipée chronique : ça se voit sur son visage renfrogné. Il y a comme ça une antipathie qui se dessine sur les faciès des constipés. Leurs boyaux s’expriment dans les rides, ils s’envoient… Ça leur monte à la tête, leurs matières les lancinent : c’est la migraine des selles rentrées…
     La Vieille Sartan, ça lui arrive de tant forcer parfois des heures que la saucisse reste coincée. Elle peut ni la remonter ni la descendre en plein : il lui faut alors s’aider des doigts ; elle finit le travail de l’anus avec ses propres mains, elle coupe les bouts, ça fait comme de la véritable pierre, dur comme des morceaux de ciment qui s’effritent… La Sartan à cheval sur le trône creuse à même l’excrément, elle va même en rechercher au fond du bord du trou ce qui s’était déjà engagé. Quelle peinture ! Tout a saigné en plus : elle en a partout : c’est des heures d’eau de Javel après, des bains spéciaux pour dépecer l’arôme ignoble. Il lui faut toujours des demi-journées pour récupérer ensuite, écroulée sur le dos, dans le divan, les yeux fermés, qui en fait sont ouverts mais sous les paupières, et qui essaient en vain de penser à autre chose… Souvent, j’ai imaginé ce qui se passe dans la Vieille Sartan. C’est toujours le gros de l’hiver en elle. Elle est glacée dedans. Des tourments soufflent en blizzard jusqu’aux migraines perpétuelles. Le cœur usé est enrobé de givre, tout le reste n’est que stalactites d’organes mauves et gercés, puis en dessous la gaine : tout ce monde du bas-ventre, ce monde bouleversé qui m’est si familier, mon avant-première demeure, ce monde déchu de règles en retard, d’ovaires en feu, de bouffées de chaleur, de brûlures à la miction, d’irritations infernales, de vessie gonflée, de replis trempés de sang violacé, de pertes et de fracas : tout ce monde menstruel, urinaire, anal, dont ma mère fait les trois quarts de ses plaintes, réflexions et autres métaphores, et que je reconnais comme étant l’enfer d’où je viens : le véritable Enfer, dis-je, avec les cercles et tout !

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