• V - LES ONLYSONMAKERS (4) 3/4

     Ma mère, c’est une femme qui a d’autres soucis à fouetter que Monk, le vibraphone, les alexandrins, la nature morte, Ben Webster ou Léon Bloy.
     Haïssant fleurs et femmes, totalement fermée à toute poésie et extrêmement sceptique sur tout, sa force de caractère et sa fragilité de tempérament, sa contraction fébrile et l’antipathique spontanéité de ses propos, la dignité châtiée de son allure qui n’a de pair que son langage excessivement grossier, le chapeau cloche à la Deanna Durbin et la garde-robe résolument médiévale, tout cela donne à sa présence quelque chose de profondément attachant et d’irrésistible. Il faut être bien plus buté qu’elle pour passer à côté du charme odieux de ma mère. Ses hargnes et ses dépits sont tout à fait justifiés. Pourquoi accepterions-nous avec le sourire les choses qui ne se font pas, les lunatiques, les escroqueries, les faux sentiments, les roueries, les malchances, les obstacles et toutes les vilenies ? D’une façon ou d’une autre, je suis avec ma mère pour ce combat désespéré contre les petites méchancetés de la petite existence.
     Je l’ai vue se replier d’année en année sur elle-même, dans la solitude atroce d’une bicoque morte. La vie s’écoule maintenant pour elle sans intérêt : elle espère avoir le temps d’organiser tout, jusqu’à sa mort, elle voudrait pouvoir mourir sur ses deux oreilles…
     C’était une fleur d’une frêleur archidélicate, faite pour l’amour, la générosité, la confiance, la justice. Sa nature autodestructrice, son tempérament inquiet, dramatique et hystérique, en ont fait une personne morflée, dépressive, terriblement déçue par l’absence de communion. Elle voulait tellement communier avec les êtres, mais les êtres ne sont que des salauds, des fumiers, des indifférents, des refroidisseurs de sa spontanéité. Par bonheur, je ne l’ai pas suivie dans cette voie : très tôt, j’ai appris comme mon père à ne pas communier justement, à n’attendre des autres strictement rien.
     Elle était gaie, on l’a rendue triste. Elle était généreuse, on l’a rendue avare. Elle était ouverte, on l’a refermée… La Vieille Sartan est une femme qui a le culte de 1’« Auréole », de l’image de marque, toute la dignité et la tenue qui font qu’on vous estime et desquelles on ne doit pas sortir, sous aucun prétexte. Mais la plupart des gens qu’elle connaît sont des avilis terribles, de méprisables larves rampantes, alors elle les enferme dans des carrés d’où ils ne ressortent plus. Les êtres en sont venus à former dans son cœur une liste noire impressionnante, un chapelet de noms morts pour le cœur. Chaque nom est associé dans son esprit à une petite crasse, un geste malheureux, un mot de trop, un faux pas qui désigne sa malédiction définitive. On peut penser un instant à ce qui peut se passer à l’intérieur d’un fils dont la devise du père est : « On a une vie fantastique », et celle de la mère : « Les gens me surprendront toujours… »
     Entre un mari qui sombre de jour en jour davantage dans une indifférence globale et indestructible, et un fils dont le labour psychologique est de plus en plus tortueux, elle se fane dans ses frileux lainages de ménestrelle fébrile…
     Épuisée par ces deux irresponsables totaux qui se sont reposés si longtemps sur son petit corps usé. Sans oublier son horreur maladive du bruit littéralement terrassée par la musique incessante qui inonde nos différents décors depuis toujours. Le Jazz peu à peu a érodé ses nerfs jusqu’à les rendre frémissants et malades. Elle hait le Jazz. On ne vit pas trente ans avec Charlie Parker sans le payer un jour. Si elle ne s’est jamais interposée entre la musique et mon père, ce Jazz de merde ne l’a pas moins minée jusqu’aux plus visqueux sucs de sa nature endommagée. La Vieille Sartan est une victime du Jazz. Déjà, ce que peut faire le Jazz comme pompement, comme acide sur un amateur (sans parler des musiciens) est terrifiant. Mais pour celui qui n’est pas sympathisant, qui n’est pas consentant, qui reçoit ça comme des coups de poignard dans le tympan et dans le cœur, c’est tout simplement insupportable. Sa vie avec le Jazz a été une torture terrible dont son organisme, sorti vaincu, a pâti, j’en suis certain. Chaque riff, c’est un nerf de moins par saccades qui saute, et les basses sont quatre coups de bazooka par mesure dans les oreillettes. Tant pis pour elle s’il lui fallait un comptable qui parte tous les matins à 8 heures !… C’est que tout repose sur ses épaules. Elle porte tous les soucis : c’est une usine à soucis. Elle aurait tant voulu ne rien voir, ne rien comprendre. Hélas ! Rien ne lui échappe. Elle devine toutes les méchantes ficelles, tous les pièges que nous tendent les autres et vers lesquels, aussi bien moi que mon père dans deux genres différents, nous nous avançons décontractés. Sans cesse sur le qui-vive, la Vieille Sartan en arrive presque à être aveuglée par ses propres subtilités psychologiques. Elle se donne trop cérébralement. Ce n’est pas une maîtresse de maison, c’est un inspecteur de Maison. C’est la Sherlock Holmes des mères de famille. Si une frange de tapis est déplacée, elle s’en aperçoit immédiatement et ça traîne dans sa tête jusqu’à la blesser. Elle passe la porte : d’un seul coup d’œil, s’il y a une tache dans le fond de la salle à manger, elle la voit. Quoi qu’elle fasse, au bout d’une heure elle est au bord de l’évanouissement. C’est décourageant. Ah ! son royaume pour une santé de cheval !

    « NUMBBill Mayer »
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