• V - LES ONLYSONMAKERS (3) 4/4

    Je suis à beaucoup d’égards très différent de mon père. Tout s’est reconstruit différemment en moi. Byzance m’a montré exactement ce qu’il ne fallait pas faire : son attitude incompréhensible m’a poussé à tout tenter pour me comprendre, son farniente congénital a engendré en moi une capacité d’acharnement considérable, sa timidité pudique a laissé place à mon assurance théâtrale et son relâchement total à une rigueur absolue. Son scepticisme est méconnaissable dans mon être sous cette idolâtrie sauvage et foisonnante qui le caractérise, son irrégularité de coquette psychique a provoqué ici un tempo mental d’acier, son besoin vital de médiocrité n’est plus qu’une impérieuse ascension vers les sommets, son esprit négatif et réductible est passé enthousiasme débordant, son ineffabilité n’est pas moins maladive que mon délire verbal, son mépris caché n’a rien atténué de ma virulence ouverte et naturelle, et sa modération visqueuse est allée rencontrer toute la haine dépressive de ma mère pour qu’elle ne s’échoue plus en moi que sous la forme d’une outrance incorruptible. Byzance s’oppose à ma connerie, mon ablation du sens pratique, mes intolérances, mes « conneries », mes méchancetés, mes excès, mes agacements, mes préjugés, mes audaces, mes aigreurs, tout mon bordel… Il m’a toujours cru beaucoup plus malade que lui. Il récolte ici la tempête de son « éducation », que je trouve pour ma part irréprochable. Il regardait ma mère me frapper, sans rien dire, mais c’est le type qui, lorsque j’avais fini un dessin, m’apportait un cahier. Quand le cahier était plein, dix cahiers. Et après les cahiers, il ramenait une rame, et puis après il venait avec le magasin, comme père…
     Byzance ne m’a jamais donné de raisons valables pour les choses interdites. Quand par hasard il trouvait une explication, ce n’était jamais celle sur laquelle reposait l’interdit. Ainsi, j’ai été très bien élevé. On m’apprécie encore aujourd’hui pour ma tenue impeccable, mon élégance, ma politesse et ma gentillesse. Et ça, je le dois à ma mère. Je n’ai appris de mon père – et c’est l’essentiel – que la façon d’utiliser toute cette quincaille dans des buts hautement subversifs, très roublards et d’une fantaisie rédemptrice ! Le drame de ma mère, et qui m’a rendu si féerique, c’est qu’elle a toujours vécu entre un père qui ne pouvait pas dire « non > » à son fils, et un fils qui n’a jamais su dire « oui » à son père.
     C’est un buté Byzance. Il a tellement de classe qu’il peut se permettre d’être mesquin. Sa passion pour l’objectivité, elle empiète souvent sur le mauvais esprit. Il fait exprès de ne jamais lire entre les lignes. C’est incroyable l’assurance absolument injustifiée qu’il peut avoir des fois, parce qu’il a résolu l’arrivée d’un train ou la manigance d’un escroc. Il est content de lui, il semble qu’il n’ait jamais entendu parler de sa propre impotence, de sa lâcheté, son absence, son mongolianisme… Il est heureux de savoir apprécier les marques de virilité de la vie : toutes les anecdotes, les rixes qui finissent bien, les accolades, la camaraderie. Même s’il en est incapable (bien qu’il puisse impressionner des grandes brutes masculines sans problème, je l’ai vu, par la révélation d’un sophisme sur la perfection ou la noblesse de l’être humain : il conquiert ainsi tous les jeunes, spécialement les jeunes voyous), il a la notion du costaud. À l’inverse, il joue au martyr : il reste tout de même le plus souvent ainsi accablé par son abrutissement. Moi qui aime bien l’engueuler toute la journée dans des termes très durs parfois, je vois bien qu’on ne peut pas le coincer, et si par hasard on arrive à le coincer, il prend un air tellement malheureux qu’on a envie de le relâcher tout de suite.
     Byzance peut être très loquace : c’est pas parce que ça dépend de millions de choses (le décor, le temps, le standard qui lui trotte dans le crâne, l’envie de pisser, les bruits, les gens, la place de sa voiture, les horaires, etc.) que ça n’a pas de valeur. Il peut fasciner un auditoire par la seule émission humble et instinctive de ses évidences. Il convainc par le bon sens, un bon sens un peu maigre mais lumineux. Il est aussi très fort pour dire dans un flot de courtoisie tout son dédain presque admiratif pour tout ce qu’il déteste : les malins, les accordéons, la religion, les milliardaires, les clochards, les pédés, les discothèques, les affabulateurs, les bouffons… Tout ça ne le dégoûte pas vraiment. Il n’aime pas généraliser. Il est très fier de sa tolérance, de sa « largesse d’esprit » et de sa discrétion surtout, et certainement, dans un écrin de roublardise, de son indécision. Sa théorie est que tout ce qui est bon pour lui l’est pour tout le monde. Il oublie complètement qu’il est différent des autres. Il parle de la vie comme s’il ne savait pas qu’il en est à la dérive depuis toujours. Un jour où il planait considérablement, où je voyais qu’il était vraiment bien là-haut, blotti de plaisir dans son univers, se tenant les couilles à pleines mains, je lui demandai quand avait-il pris conscience, à quel âge il avait remarqué son espèce d’absence… Il me répondit en souriant à peine : « Ah bon ? Première nouvelle ! Je ne m’en suis jamais aperçu… »
     C’est le samedi que ma mère procède au nettoyage de la perruque du père. Minutieux shampooing. Brushing consciencieux. Elle fait sécher le postiche sur un faux crâne en polystyrène. Chaque semaine on peut voir sur le radiateur une réplique exacte de la calotte crânienne de mon père. C’est les Catacombes.
     Avec amour, elle examine où en est le « rond-point », si le toupet lui-même ne se déplume pas, elle vérifie l’état de la gaze. Calvitie à l’air, l’Idole Byzance attend, immobile, plongé dans l’éraflure de l’aile droite de sa voiture, engouffré dans les sillons de soucis insignifiants ou alors emprisonné dans la grille d’un vieux standard…
     Alors quelquefois, il m’arrive de regarder le toupet… Mais qu’y a-t-il sous cette moumoute ?

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