• V - LES ONLYSONMAKERS (1) 2/2

    Au bas des Secrets Mythologiques et battu tant et plus par les vagues énormes d’une vie intérieure de sang et de foutre faite, j’ai pu entrevoir le Swing des Choses. Je ne vis que pour tout cela et au plus profond de moi-même. Je vis pour la couleur jaune de certains citrons, pour le Journal d’Ernst Jünger, pour déterminer la part de la main du Titien dans le Concert champêtre de Giorgione, pour surprendre où les poils stoppent dans la raie d’Hélène, pour voir l’aube, pour écouter mon sang bouillir, pour chercher une bonne traduction de Persilès, pour m’imaginer complètement dans le projet d’un énorme Roman dans une vingtaine d’années. Je vis pour comprendre les titres des thèmes de Bud Powell, pour regarder mes cils bouger, pour rajouter un vert amande dans une toile, pour me laisser caresser la bite, pour décortiquer un arrangement de Tadd Dameron, pour voir des photos d’amputés. Je vis pour tous les singes, les sourdines, les « gares » de Gen Paul, la nuque d’Erich von Stroheim et la souplesse effrayante de mes Poignets…
     Je ne connais pas mon bonheur. Mon père trouve que je me démerde très bien dans la vie. En effet, je devrais être dans une sorte d’hospice pour jeunes en principe, ou dans un bureau de gestion, en faculté, dans un orchestre de Jazz français, au garage, que sais-je ? – au lieu de ça, j’ai plusieurs appartements en ville, une campagne, des parents, une femme : tout exactement comme un type normal, qui va au cinéma, qui vit au milieu d’une distribution de personnages relativement bien considérés, qui est bien habillé, qui sait se tenir à table, qui a un père célèbre : on peut ainsi me prendre pour quelqu’un de parfaitement dans le coup. Les gens trouvent que je fais tout ce qui me plaît avec une telle fougue, que j’injecte un doute dans les esprits plus ou moins dupes en laissant croire que c’est du travail. Dans le mot travail, il y a une couleur qui se promène, qui est le « labeur ». C’est un mot piégé. Il est très clair que je n’ai jamais travaillé. Celui qui n’a jamais eu à gagner sa vie, peut-il mettre sur le compte du travail les misérables heures passées à raturer du papier !
    Vivre aux crochets de ses parents, ça finit par devenir humiliant… Pour les parents ! Heureusement que nous avons tous trois dépassé ces poncifs antiques… Ce sont les seuls au monde à ne pas m’avoir reproché mon pain blanc. Les autres mécènes ne sont pas naturels.
     Se séparer complètement de ses vieux, c’est ne plus être un Christ, c’est devenir un petit con indépendant, un de ceux qui placent Powys au second plan, un type comme tous les autres, qui se débrouille dans la vie, qui ne doit rien à personne, un homme responsable qui a d’autres soucis en tête que le troisième chorus de Buck Clayton sur Swinging the Blues, qui a de l’expérience, qui a payé.
     Comment concilier le plaisir que les autres exigent de vous et ça : ce que je suis en train de faire en ce moment, là, devant vous, ici avec ma Sergent-Major sur cette feuille, avec mon tronçon immobilisé sur le Schutz, les porte-chaussettes qui tombent, les quatre épingles qui m’étouffent, le plastron trempé, la carafe, les métaphores, les petites provisions de ratures, la trique et tout le bordel qui recommence, un tour de roue pour le plaisir !
     C’est ça mon seul problème, merde ! Pas à tergiverser cent trente-six ans. Gratter des pages ! À la petite cuillère ! Voilà la bonne aventure ! Pas de psychose ! Soupçons ! Frénésie ! Aucun problème. Tout va bien sauf ça : je ne jouerai pas aux torturés pour steaks tartares, aux plongeurs dans les rames de métro, aux névropathes, psychopathes, que sais-je ?… Tout le monde confond les souffrants et les malsains. Rien à voir ! On peut avoir une certaine souffrance sans être malsain, underground ou kafkaïen, allemand, décado, tordu, psy-schyz-squeez-kitsch-chic !… Tout ce qui n’est pas littérature a atteint une telle énormité d’abjection, que la comparaison paraît mièvre à souhait ; certains le pensent mais n’osent plus le chuchoter : une virgule vaut tous les malheurs.
     Coupé de tout ! C’est le seul moyen de bien crever. Un esprit aussi insatisfait, sélectif, absorbé et béat que le mien ne peut supporter l’ambiance des ordures autour de lui. Ma personnalité a quelque chose de rigoureux. J’ai la rigueur des vieillards austères que les soupirs des autres poussent vers la méchanceté. Comme si je ne pouvais sérieusement croire, telle une bête préhistorique, aux autres. Être aussi décevant qu’eux ne me console en rien. Dans chaque être que j’ai rencontré, il y a des kilos de déceptions qui m’attendent. Tout part de la déception. J’aime dans une femme la déception qu’elle me procure. Je suis un homme de méfiance. Je ne me sens bien que dans moi-même, là où se sentir bien ne veut rien dire : à force de solitude permanente, ronronnante en soi, indifférente et majestueuse, on ruisselle de misère morale, d’extase et de honte mélangées. Je ne peux même pas me fier à moi-même. Je suis un sauteur. Il y a des moments où je me fais faux bond.

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