• Tuer n'est pas difficile (5)

     

    Tuer n'est pas difficile, lorsqu'on ne l'élève pas au rang d'un art: c'est même une tâche des plus aisées, pourvu qu'on s'y prenne vite et bien, et qu'on n'ait le temps de penser qu'au geste qu'on est en train d'accomplir, et à rien d'autre; l'acte à l'état pur, détaché de toute dimension psychologique, la compassion n'ayant lieu qu'après coup - une sorte de compassion froide, celle qui est nécessaire aux bourreaux bien plus qu'aux criminels, ou encore à ceux qui exercent banalement le mal, ses exécutants ordinaires chez qui cet exercice oscille entre le sentiment maniaque du devoir et la souveraineté donnée par des situations extrêmes: ainsi, ai-je parfois pensé, en lisant des récits de ¨Primo Levi, d'Anterme, de Chalamov et de Soljenitsyne, ou en regardant La Liste de Schindler - notamment cette scène où le chef du camp tire depuis son balcon sur des prisonniers comme on effectue des mouvements de gymnastique matinale, ce n'est pas le bourreau qui est inhumain, à ce moment, mais la victime qui n'est plus humaine aux yeux du bourreau, ou qui n'a plus assez de dignité pour se montrer différente du bourreau, lequel ne reste humain que de façon négative, dans l mouvement même du mal, et sans qu'il y ait eu transfert d'humanité de ses victimes à lui, ni conversion ni simple inversion morale. Le bourreau est le technicien d'un non-savoir pratique, puisqu'il en sait moins sur la mort que ceux qu'il lui dépêche; il est exonéré par la société et non par l mort, dont le commerce ne lui apprend rien sur ses victimes: la mort des autres est un miroir obscur où nous avons besoin de nous voir vivants.

    [...] toute tentative pour représenter le mal ne pouvant qu'en amoindrir non pas l'horreur mais le mystère, parce que les moyens mis en oeuvre pour le dire font appel aux contre-pouvoirs symboliques et analogiques de l'art, même si nous savons que chaque fois que l'humanité trouve à se nier elle-même, dans un génocide ou la mise à mort d'un seul être, c'est le sens qui s'abolit et le ciel qui s'enténèbre, et qu'il fut en appeler au sens comme au salut, fût-ce dans la mise en scène du mal (une théâtralisation trouble, trompeuse et cependant soucieuse de vérité, comme le font Sade dans Les Cent  Vingt Journée de Sodome, Malaprte dans Kaputt, ou Visconti dans Les Damnés). Comment oublier que le premier venu peut se retrouver dans la situation d'un soldat d'Hérode en Judée, des colonnes de Thureau en Vendée, de la division Das Reich en Limousin, ou de l'Armée rouge entrant à Berlin en 1945: un homme, rien qu'un homme, moi, ou un autre, moi, bourreau et victime tout à la fois, parce que j'aurais renoncé non pas à me sauver, mais à sauver l'espèce humaine en épargnant une vie, fût-ce la mienne?

    "Ma vie parmi les ombres" Richard Millet

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