• TOUT DOIT DISPARAÎTRE (5) 4/4

     

    Céline, c’est mon père… Ou mon grand-père plutôt. D’ailleurs, mon père et mon grand-père lisaient Céline. Je suis d’une filiation de Céliniens. Ça a toujours été chez nous le maître à penser… Il a appris à vivre à trois générations. Le jour où, vers quatorze ans, j’ai découvert Rigodon (« Je vois bien que Poulet me boude… »), je suis resté pétrifié, je suis rentré dans l’univers célinien avec une euphorie, une passion invraisemblable. Bien des choses m’étaient passées au-dessus, mais malgré les méconnaissances historiques, la voie écrite, le souffle, la sonorité de la phrase du Cuirassier a tout emporté sur son passage, je suis parti sur ces rails-là pour toujours, touché à la vie à la mort.
     Je considère ceux qui ne sont pas sensibles à Céline comme des handicapés physiques ! La situation célinienne a tourné en France depuis dix ans, il faut bien le dire. Même si le grand public, les grandes masses de l’Élite, l’Élite profonde veux-je dire, n’ont jamais lu Bagatelles, Céline est de moins en moins considéré comme le salaud mais génial auteur de « Le Voyage au bout de la nuit »… Pour beaucoup maintenant, ça devient LA Référence. On cite des aphorismes, on découvre les lunes cruciales (la Lune Féerie, la Trilogie de lunes…), et surtout on semble mieux lire son écriture : il devient naturellement ce qu’il n’a jamais cessé d’être : le « Père-Sperme », le seul écrivain français du XXe siècle. Ça fait plaisir de les voir tous, même s’ils ne savent pas très bien pourquoi, se rendre à l’évidence. *
    C’est qu’il a tout. Tout ce qu’il y a de mieux chez tous les autres, il l’a. Céline est imparable : on dirait qu’il a inventé l’univers. De là qu’il touche absolument tout le monde : j’ai rencontré dans ma vie beaucoup de céliniens, aussi bien de fins lettrés que des bœufs émus : ils étaient tous pareils. On est tous pareils devant Céline, tous pareils comme devant la mort. Céline met tout le monde d’accord. J’ai vu des types complètement aux antipodes de la Littérature et qui pleuraient en lisant Guignols Band, qui mettaient tout leur fric en éditions originales, qui cherchaient des autographes. Comme des fous il les rend tous ! Un plombier un jour, quand il a vu les photos-que j’avais, il a failli me tuer pour les acquérir : je l’ai vu bavinoler, transpirer comme un cheval, il n’a pas pu travailler ; lui, sa période favorite, c’était Meudon : le gilet en peau de mouton, les foulards, les charentaises, la nuque rasée, les mains sales, le perroquet… J’en ai frôlé comme ça des centaines : je dois les attirer sûrement, ça doit se voir sur ma gueule ces tas de réflexions complètement permanentes qui m’ont habité au sujet de Céline tout au long de ma vie, sur le moindre détail de sa biographie, de son humanité, de son écriture, de sa poétique, de sa mystique, convertissant par mon idolâtrie ébouillantante des dizaines et des dizaines de fillettes, quadragénaires, vieillards, soldats, lycéens, juifs évolués, cancéreux, putes, hommes d’affaires, musiciens, mères de famille, bassistes, racistes… *
     Je pèse mes mots : Céline est à lui seul aussi important que le Jazz. Il suffit de l’écouter. Hélas ! les types ne savent pas s’inspirer ! Ils ne savent pas retenir une vraie leçon. Céline pourtant est bien le Maître dont on peut tout apprendre, de tous les côtés possibles. Pas plus généreux que lui. Il est là pour tout nous apprendre. Il ne suffit pas de mettre les trois points là où on suppose qu’il les faut pour sonner « célinien ».
     Ce qui compte, c’est de saisir ses objectifs, tous les pièges dans lesquels il ne tombe jamais, et puis les structures de ses livres, ses raisons, sa démarche vers l’écriture, sa conception de la chose, sa perception cosmique, tout ce qui le fait écrire. Qu’on lui laisse donc son style : il est à lui, comment oser rivaliser ? Mais qu’on l’écoute religieusement, qu’on saisisse bien d’où il est parti, comment il en est arrivé là : ça, c’est primordial pour un écrivain, ce qui lui permet de tenir un stylo. Parce que d’un autre côté, il ne faut pas se leurrer : il est impossible à notre époque d’écrire quelque chose de valable si ce n’est pas célinien. Célinien par le fond bien sûr, et non sur les poncifs de l’enfilade des points de percussion, les tics de l’octosyllabe, les périphrases en chapelet qui, par accumulation, provoquent le délire, bouts d’îles de phrases elliptiques et tous ses clichés dangereusement tentants… Le problème, c’est qu’il y en a encore qui ne voient en lui qu’un excellent trafiquant de mots. Pour eux, c’est le free-jazz. A étudier en séminaire, la tête reposée sur des planches de fakir ! Les mains sanglantes dans ce magma de loopings verbaux… D’autres voient ça beaucoup plus facile, imitable à souhait : c’est le raisonnement éclairé par excellence : Céline a inventé une technique télégraphique de l’Halètement émouvant : il n’y a qu’à s’en servir : en avant les trois points ! En avant l’argot ! Ils ne se cachent même plus ! C’est qu’ils en crèvent sur place de Céline, voilà ! Ça n’est pas encore bien passé. C’était trop fort. Ça reste dans le gosier du porte-plume pour la plupart des écrivains : ou c’est le rejet, ou c’est l’admiration feinte dont on peut certifier la teneur dans leurs écritures totalement anticéliniennes, ou encore c’est le servile plagiat que tout le monde tolère parce que personne ne connaît vraiment l’original… *
     Il y a une ruse pour essayer d’échapper à Céline. C’est de faire semblant de lui préférer d’autres types. Si on n’apprécie que lui, on est foutu. Moi je bénis Léon Bloy, Suarès et Powys (pour ne citer que ceux que j’adore vraiment et dont j’essaie de me rapprocher) d’avoir été assez charitables pour me permettre d’écrire. Bien que je sache pertinemment au fond de moi-même (pourquoi hésiter à l’avouer) que ma vision est célinisée, je me félicite, avec tous les atouts que j’avais contre moi au départ, d’avoir réussi à sortir du guêpier célinien où mon écriture me poussait.
     Il y a une tentation qui fait que Céline écrase tous les autres. Écrire, c’est jouer avec cette tentation. *

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