• TOUT DOIT DISPARAÎTRE (2) 1/5

     

    Nous vivons en pleine crise anthologique, une ère de dictionnaires, de catalogues. C’est la synthèse atroce du Oui classique et du Non romantique. Ô la radieuse confusion ! La Poubelle d’étoiles ! C’est le cran maladif des ellipses mineures. D’abord, l’homme ne sait plus où donner de la tête à l’envers. C’est le roi diabolique Dagobert : il a mis son cul-faust à l’envers. Où s’inverser ?
     Tout ce qui est dégénéré est bon. C’est l’époque de l’ampleur des merdes. Années soixante-dix ? Remise en question des merdes ! Années quatre-vingt ? Acceptation des merdes de la remise en question ! Ce sont les méninges de l’amusant, de l’ironique ! Ça leur est bien pratique aux Ironiques la mort de l’« Artiste » ! N’empêche que tous ceux qui ont craché sur la beauté l’ont fait avec beauté. Voilà le fin du fin du début du siècle qui échappe à ceux-là de la fin. Je dis.
     Ah ! Circonstances atténuantes pour l’artiste réfugié dans l’abstrait : cette réalité est en effet trop infectement archifausse, coperfaussée. Écœurez-vous ! Vous me ferez plaisir !
     Toutes les maladies sont devenues des santés. Les gens normaux, ce sont les pédés, les voyous, les ouvriers, les handicapés, les rockers, les lycéens, les minables. Voilà la nouvelle crème. On a renversé le bocal ! Moi je veux bien : je serai donc contre tout ce qui est normal, je suis le renversement ! Il suffit de savoir où tracer la marge. Quelle merveille ! Un vrai petit bijou de révolution ! Le monde, c’est le monde à l’envers. On a pris tout ce qui était interdit ou mal vu et on en a fait les nouvelles valeurs. Il ne suffit pas de marcher sur les mains pour changer de corps, c’est le sang qui monte à la tête, pas l’âme… *
     Moi qui ai toujours eu horreur des minorités, je suis servi. Je suis pour l’individu contre la minorité. J’exècre les majorités de poche, les hors-la-loi qui veulent être reconnus, les marginaleries revendicatrices, exclues mais jalouses… Ils sont tous là ces ratés d’une sale Réussite qu’ils envient secrètement alors qu’elle m’a vraiment toujours dégoûté moi. Si la plupart des larves margineuses avaient les moyens de voler la place des larves travailleuses, ça ferait un échange de paquets de larves avantageusement indifférent, apte à prouver la salope horreur de chaque partie. Ils aboient tous par petits groupes, sectes, communautés, revues, organes, organismes, mouvements mièvres ou sympas, sans s’apercevoir qu’ils ne sont que la maquette de tout ce qu’ils font semblant d’exécrer. *
     Quelle fuite immense devant son propre trou ! Plus la minorité est petite et brimée, plus elle est hargneuse, moins elle est justifiée.
     C’est notre époque ! Tout est moderne, tout le monde se croit dans le coup alors que dans tous les domaines c’est une dégénérescence terrible, une piédestalisation des conneries, une panthéonisation-rumination des chefs-d’œuvre mineurs. Toute vieillerie est prétexte à une exposition. On fait de l’art de n’importe quoi (c’est la néfaste influence du ready-made), on porte aux nues les nullités. Il faut avancer ! Au large les exemples ! Plus de peinture ? Plus de littérature ? Plus de musique ? Qu’à cela ne tienne : voici les nouveaux arts ! Beaucoup moins chiants ! Beaucoup plus « réalistes » ! Modernes ! Sociaux !… Avant le septième, le Déluge ! Voici la bande dessinée, la publicité, la danse « modem jazz », le cinéma, la vidéo, le living, la mode, la gym, la cuisine, et la variété ! Oui ! Bourrée de vrais professionnels : ils font tourner leur canne et les gens applaudissent pendant vingt minutes ! C’est plein de pros, de pros de la débilité. Comme si c’était impressionnant d’être professionnel ! Quel intérêt de bien faire ce qui n’a strictement aucun intérêt ? Quelle belle chose que la Variété française aux panthéons ! La Chansonnette dans la Pléiade ! Guy Béart entre Baudelaire et Bossuet ! C’est drôle, non ? *
     Que la fin d’un siècle mort prématurément n’attende rien d’autre de ses hommes qu’un recul désespéré, une régression, un ressassement infini des vieilles choses, de ces vieilles choses archimodernes dont la beauté nous crève, pour avoir le plaisir de les retransgresser. Je n’explique pas autrement les renvois de catholicisme, les reconsidérations de la chasteté, de la morale, l’étude approfondie des Classiques et l’esthétisme rétro. L’avenir est bouché ! Tout le monde revient sur ses pas. C’est la confusion, la fuite en arrière, les langoustes dans le tunnel à tâtons vers l’entrée, vite, avant que le train n’arrive, on l’entend déjà, l’oreille aux rails, film à l’envers, sortons secs de la piscine !
     Certaines choses ne nous paraissent pas vieillies parce que nous sommes aussi vieilles qu’elles. Sommes-nous aujourd’hui en retard de cinquante ans parce que nos prédécesseurs avaient cinquante ans d’avance ? Parce que nous sommes aussi en retard que pouvaient l’être nos pères devant les Grands Démolisseurs ! Il ne faut pas croire que nous soyons moins arriérés. C’est pas parce que une poignée de connards font semblant d’apprécier Stockhausen qu’ils ont pu ingurgiter Stravinski. Les Demoiselles d’Avignon ne passeraient toujours pas aujourd’hui. C’est beaucoup les flatter, les bourgeois d’antan (et par eux nous flatter aussi), que de dire des génies qu’ils étaient en avance. Ce sont les autres qui étaient en retard. Ravel ou Duchamp étaient parfaitement de leur temps, ils étaient dans le coup. Un art n’est jamais en avance. Ce sont ceux qui ne l’ont pas reconnu à l’époque qui, comme pour s’excuser, disent que cet art était en avance sur son temps.
     Ça n’a aucune importance. On s’est tordu de rire pendant des années devant des Van Gogh. Chaque art est parfaitement de son temps. Si nous avons l’impression d’être privés d’art, c’est qu’il n’y a plus de « temps » dont il puisse témoigner. On devrait comprendre vraiment qu’il n’y a pas plus « années vingt » que Paul Klee… C’est difficile, parce que nous, nous sommes dans le Bonnet. *
     Ça fait un siècle qu’on pratique la fin du monde. En fait, nous vivons sur l’apocalypse des autres. Si tous les grands artistes du XXE siècle ont été apocalyptiques, c’est pour que nous soyons ceux des Résurrections sanglantes, de la Genèse douloureuse, du début d’un monde et de l’avènement du Messie ! Ils nous ont déblayé le chemin en se dépêtrant péniblement toute leur vie des jaloux déguisés en propagandistes de leurs paroles, les Paul-Judas contre-exégètes !… Comment enfin croire que Picasso ne désirait pas à toute force créer une grande œuvre de peinture ? Et Céline ? Joyce ? Kandinsky ? Parker ? Qui a parlé de destruction ? Qui ? C’est contre leur époque qu’ils l’ont sauvée : ils ont beaucoup plus de mérite que les créateurs des autres siècles, ils se sont vraiment salis, ils sont rentrés la tête la première dans l’Apocalypse pour débarrasser la table aux suivants : ne resuçons plus leurs irrépétables prophéties géniales. Ils avaient le double travail, eux, de construire leur œuvre en écartant les décombres des idées brontosauriennes dont ils étaient issus. Cent ans ont assumé cette apocalypse, ce carnage des vieilles valeurs dégueulasses : nous n’avons plus rien à faire. C’est une pitié de voir encore des types croyant détruire les grandes valeurs bourgeoises du XIXe siècle, chercher le scandale, l’athéisme, l’érotisme, la liberté, la justice dans un siècle qui est entré dans le monde avec de si formidables idéocides !… Nous n’avons plus à prophétiser et chasser les fantômes : notre travail est à la fois plus facile et incroyablement ardu : c’est faire des œuvres. *
     Ah ! Mais ça semble trop tard pour les voir saisir ça ! C’est pour ma gueule les crachats, c’est moi qui passe pour un jeune vieux con archaïque près des remueurs de viande de discothèques qui regardent la vie avec des yeux de vieux fœtus. C’est un comble ! Archaïque parce que au lieu de ressasser le nihilisme et la « politique », je veux installer l’idolâtrie, le fanatisme et l’énormité cosmique des rhétoriques vitales. Archaïque parce que je ne veux pas recopier l’œuvre des maîtres mais les aboutir, parce que je conçois qu’après la fin d’une chose, il existe le début d’une autre.
     Certains maîtres ont vu le mal que leur audace a pu faire aux jeunes esprits, les nombres de couilles qu’ils ont castrés en bloquant tant de portes. Je me demande ce que pensait Marcel Duchamp en 1968 ? Et Omette ? Joyce est mort trop tôt… Il s’agit bien ensuite de se suicider, ou de se laisser assassiner, comme Pasolini. Je ne supporte plus les vues sans cosmique, sans tragique, sans mystique, sans beauté. La culture des années soixante et soixante-dix représente toute cette atrophie artistique, cette panique de la forme qui s’aperçoit avec effroi que tout a été inventé derrière elle et que, n’ayant rien à dire, il ne lui reste plus qu’à croire à son renouvellement. Je n’ai jamais cessé de lutter contre ce toc culturel que tout le monde est en train de transformer en Classique !
     Tout ça ne serait pas arrivé s’ils avaient mieux lu Céline, s’ils savaient ce qu’est la peinture, s’ils étaient sensibles au swing, s’ils n’ignoraient pas jusqu’au nom de John Cowper Powys !… *
     Il serait temps de mettre fin au canon de l’intellectuel de cette fin de siècle. Fondé sur l’incompréhension totale des authentiques révoltés, il s’est créé en vingt ans, pour amortir, surpeupler la révolution des mœurs, une sale race de cultivés types auxquels tout le monde se réfère et engendrant des milliers de larves ignares qui sont en train de tout détruire ! Il faut réduire ce robot démoralisant, « surréaliste », partisan de la froideur et des artifices, de la perversion et de la nostalgie, de la professionnalité et du pragmatisme, de la provocation mollasse et de la désacralisation de l’art. Sale petite merde incapable, paresseuse rétro et cinéphile que la seule apparition de la beauté cosmique fait gerber. Sortez-vous des exégèses de Conneries, des Freudo-Sadologies mal digérées et de l’ironie dérisoire ! N’en avez-vous pas marre de ne jamais assister à une Œuvre d’Art, qui était et sera toujours le seul but d’une civilisation ?… Ça vous plaît donc de patauger dans la politique et la fausse défonce ? Dans la gratuité fanfaronne, arriviste et indifférente ?… *
     Voyez-les ces découvreurs de lunes, ces ricanants, ces « à-quoi-bonnistes », ces journalistes, ces hystériques et ces abrutis, ces dénonciateurs du religieux secrètement fascinés, ces matérialistes fiers de l’être, ces éclectiques, ces faux torturés, ces kafkaïens, ces rockers, ces critiques, modernistes, pervers, injustifiés, bourges ouvriéristes, enculeurs sans raison, ces nihilistes de bon aloi qui font passer pour un mépris malin leur totale imperfectible ignorance et leur indécamabilité de toute entreprise artistique, leur irremplissable vide de vie, leur ennui hypocrite et leur merveilleuse indigence cardiaque et musicale. ces marteaux pilons, tous ces nasillards synthés sur lesquels les trois quarts des êtres humains se donnent l’illusion du rythme, alors qu’ils ne font que la parodie involontaire du pas cadencé, que je me rends compte que je vis ici, dans l’époque abjecte des discothèques à lasers, des tristes figures épanouies, des paumés dangereux, des étudiants aux pattes rasées, des cravates limaces et de cette jeunesse prolongée, déodorisée, en éclosion totale de poncifs et prête à tout pour s’abrutir sans même le savoir.
     Entre autres raisons, si les jeunesses sont irrévocablement foutues, c’est que trois générations maintenant ont grandi dans des berceaux remplis au ras bord de ce Rock Fangeux, cette pacotille sonore, cette caricature aux pauvretés si grotesques que les jazzmen en pissaient de rire et qu’aujourd’hui la vulgarité et le culot des nostalgies ont érigé en Culture dans les préaux de toutes les maternelles. *
     Je croyais, moi aussi, qu’il serait bon que le monde revienne d’une façon ou d’une autre à la Religion, aux Classiques et à la Propreté. J’ai déchanté dans un glaviot. Révolté toute mon indicible jeunesse contre les hideux hippies de ma génération, ces romantiques dégoulinants et mous, pops et flous – je me suis fait honnir pendant dix ans en affichant (chapeauté et cravaté dès mes quatorze ans) des mythes qui depuis longtemps avaient été ligaturés comme des trompes. Mon allure détonnait. Ce ne sont même plus ces détonations que je me propose de rapporter ici, mais l’impossibilité écœurée et coléreuse de comparer les larves d’hier à celles d’aujourd’hui. Les années quatre-vingt s’ouvrent sur un virage, un fatal virage. Déjà certains « bolides » croient couper la route. C’est faux. La boucle est bouclée. Plus de Lois à défoncer. Plus de révolte possible. Plus d’intérêt pour rien. Plus de sentiments ni de désirs. Plus d’idée. Plus de talent. Plus de moyens pour en avoir. Ni pour le montrer. Plus de disciplines, tous les arts sont pleins. Juste un tube, très étroit, très restreint pour exprimer cette carence grandiose, cette indigence sur fond de faux luxe libéré. La fin du monde est passée. Voilà ce que nous en avons fait. *
     Les années quatre-vingt ? Économie, Religion, Snobisme, Anti-Sémitisme bon enfant, Faux Classicisme, Réactionnariat sublimodernisé, Rétro-Chic, Photo, Vidéo, Propreté, Arrivisme, Sport, Froideur, Ennui, Fadeur, Êgoïsme, Collection, Sympathie, Solidarité, Gaspillage…
     Des broutilles, je vous dis ! On n’a encore rien vu ! Lentement, doucement, les esprits se laissent glisser vers une griserie du modernisme, un Progrès « in Progress » extrêmement sournois. Il est temps aujourd’hui, où se sont déclarés tous les nouveaux poncifs, de chier définitivement cette génération, cette culture et ces quarterons de chiens, débiles distingués et déguisés qui occupent l’avenir. D’un utopisme ridicule, politique, athée, sympa, porno, plébéien, sale, brouillon, écologiste dont les derniers bastions sont occupés par les effrayants punks de la dernière heure, les espératifs déglingués, les patients du Grand Soir qui ne font plus peur à personne et qui ont au moins le bénéfice de la voyoucratie, révoltés timides et expansifs qui se croient nihilistes – de cet idéalisme donc que, pour ma part, j’exècre, mais que je ne condamne pas, nous sommes passés à un Arrivisme inqualifiablement salaud, économique, biblique, dur, sans aucune sensualité, bourgeois, propre, arrogant, technique, encore plus inadmissible. Il n’y a rien de pire que ces nouveaux métiers grâce auxquels vivent les plus grandes crapules de la « Démocratie ». Ils sont fiers tous ces magouilleurs, ces débrouillards, ces enculeurs par-devant ! *

    "Au régal des vermines" Marc-Edouard Nabe

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