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  • J’ai vécu toute mon enfance devant des fouilles : de ma fenêtre je plongeais sur un chantier : toute la journée des types en tricot de peau harcelaient la caillasse. Je pensais à un bagne. En quelques années, ils ont dégagé tout un forum, des colonnes, quelques statues au marteau piqueur… Il faut écrire son premier livre au marteau piqueur… C’est ainsi que Sa Grâce la Littérature peut s’avancer dans les rubans, les étendards, s’enfoncer dans le terrain vague, parmi les Arabes, caresser les nuques comme un murmure ému…
     Je ne décorerai pas mes livres. Pas question de leur trouver une forme. Une belle robe attrayante croulant sous les pompons. Hors de question de m’enfiorituriner élégamment. La prétention et la seule, c’est bien cette mise en forme, les détours de la composition, les travaux… Exactement comme si c’était de la cuisine. Toutes ces épices dedans pour que ce soit digeste (ou non). Travail mâché. Sinistre et cynique puérilité ! Il faut aller tout droit, de moi à vous, sans déformation. On doit retrouver l’univers de l’écrivain du début à la fin, dans une seule phrase, la première venue. Ceux qui cherchent la forme, c’est que leur écriture n’est pas vitale pour eux : ils ne dépendent pas d’elle. Elle ne les fait pas marcher : ils veulent la maîtriser au contraire, la dompter et non la laisser intacte, sauvage, salope de griffes, surprenante pour tout dire ! Se laisser entraîner par elle dans sa brutalité, dans la jungle, bambouler ensemble parmi les bambous bouffis de lianes !
     Je trouve que c’est plus honnête d’écrire comme ça que d’écrire autrement. Je sais aujourd’hui que c’est bien sa vie qu’il faut vivre par écrit, là, que tout se passe là, sans invention, dans le nerf réel, la réalité la plus vraie (et donc la plus magique). Il n’y a qu’une écriture, c’est l’écriture sur le motif. Avant longtemps les hommes auront renoncé à commencer par les commencements… Et puis, la Littérature, je ne me leurre pas. Il s’agit d’un art perdu. Elle est au garage avec la peinture déjà prête à la casse. Plus personne ne s’attaque à ça. Ça n’intéresse personne. L’expression littéraire est anachronique : j’en essuierai toutes les conséquences. Je suis le Médiéval d’une forme totalement révolue. Et je vous emmerde. *
     Je n’ai rien à foutre des romans, des contes et des histoires. Je n’ai pas à me soucier de raconter quelque chose. Tout le monde me pousse derrière parce que j’ai, paraît-il, un don descriptif ! Plus tard, plus tard ! Ce que je veux faire d’abord, c’est un vrai livre. On essaie de m’en détourner, mais j’aurai raison des ignares et des salauds. Les hommes ont une idée des livres qui n’est pas la mienne. Tout récit me fait l’effet d’une histoire « drôle », marseillaise ou juive, c’est tout dire. Le xxe siècle a passé l’âge de raconter des histoires. Vient le temps des œuvres qu’on n’a jamais supporté : les catalogues d’armes et cycles de la Subjectivité ! Des bréviaires aux stances méprisantes que les dernières brutes de mon genre laissent tomber de haut en ricanant.
    Une seule chose compte : faire de son Nombril le maelström du monde. J’ai déjà moi la corde au cou depuis longtemps : je vais tout faire pour qu’on me pende : c’est une bandaison que j’ignore encore. Les hommes de loi sauront bien trouver un prétexte : je sais pourquoi je suis un criminel : parce que je n’écris pas de livres normaux, bien objectifs, sériés, intelligents, cohérents et structurés. Parce que je n’ai pas de ligne directrice. Que je « pars » dans tous les sens. Que je ne suis pas militant. Je suis impubliable avec mes liasses de viande raturée. Mes décorticages de crabes en quatre, mes observations éparses, mes confessions de creveur solitaire, mes détestations et mes dithyrambes puérils. Et je vous emmerde. *
     Voici un livre sur la Terreur. Voici un livre sur un « Je » truffé d’échardes. Voici un livre dangereux, pour moi, pour vous. Et ce n’est pas le premier ! Tous les matins en me réveillant je sors d’un tel bouquin. Je veux inonder le monde de mon sperme. Quand je pense qu’il y a des petits ânes pour accuser encore un écrivain de « prétention » ! C’est un procès qui est trop vieux pour ne plus l’ouvrir qu’entre parenthèses : reprocher sa vanité à tout type qui ose prendre la plume, c’est reprocher à un acteur son cabotinage : je plains les pauvres tarés qui n’ont pas saisi qu’avant d’écrire, la littérature nous somme de déposer notre humilité encombrante au vestiaire : nous entrons légers comme des Ariels dans la neige angoissante de la première page. Si on n’écrit pas dans l’intention de refaire le monde en une seule phrase, alors c’est pas la peine : autant rester « à sa place », dans le strapontin, bien au chaud dans le noir, anonyme…
     Ce mince ouvrage, introduisant ma philosophie avec le moins de tact possible, ne retiendra que ce qu’il peut : j’ai trop de mépris et de haine en moi pour que mon œuvre elle-même n’en soit éclaboussée. Je n’épargne personne, et dans quelques années, quand j’aurai réduit tous les livres de mes contemporains à l’état de décombres, je me vautrerai peut-être dans la vulgarité de prononcer quelques noms. Il y a du délateur en moi et aucun scrupule ne m’empêchera d’aider à la déportation des multitudes de fumiers et d’escrocs qui règnent ici impunément. J’ai l’air de choisir, de sélectionner mes antipathies : il n’en est rien. J’exècre en fait le monde entier : tout être humain, aussi inintéressant soit-il, a toujours dans son sale fond une odeur qui m’écœure, un bout de merde qui dépasse : c’est par là que je les tirerai un par un tous jusqu’au charnier. Si j’étais sûr que le monde disparaisse avec moi, je me flinguerais sans sourciller. Mais je méprise le suicide. Et je vous emmerde. *
     Il est logique que, parce que je suis le premier depuis longtemps à payer de ma petite personne, l’on me trouve méchant gratuitement. Ils jugent ma colère gratuite : d’où sa grande beauté. Aucune enfance ne fut plus heureuse que la mienne. J’ai une femme splendide. Pas un sou, mais sans travail. De haine et d’eau fraîche. Toute ma journée à ma littérature. Bien des larves m’ont accusé. Ils ne voient pas toujours mes cibles. Les rafales de la kalachnikov sont bien trop rapides pour leurs petits yeux de fouineurs et leurs sales petites lèvres pleines de fines bouches. J’ai souffert sans qu’on me le demande. Tout fut vécu de ces lignes. Dans un être humain, une brûlure d’allumette vaut toutes les tortures de la Gestapo. J’ai un grand-père qui est revenu en souriant de Verdun, mais qui ne s’est jamais remis d’avoir taché son veston gris. Je n’ai de leçon de souffrance à recevoir de personne. Les indemnes aussi en chient.
     Je pourrais me protéger derrière des murailles de citations. D’autres fanatiques avant moi ont justifié le crime de leur subjectivité. Je n’aurais qu’à laisser glisser les pages : ça me fatigue. Même si je réalise l’utilité pour moi de présenter aux intellectuels ignorants et cultivés un florilège d’arguments à ma défense, même si je les sais si cons pour être impressionnés, je n’en ferai rien : jugez de ma noblesse ! Je suis trop charitable, je le vois bien. Je prends encore bien trop de gants, même si ce sont des gants de boxe. Il faudrait fusiller tous ceux qui ne vous comprennent pas. Trier les inconditionnels et en faire des esclaves : eux seuls sont supportables. Plus que jamais, je suis persuadé qu’aucune communication n’est possible, et pis : qu’elle n’a jamais existé. Jamais deux être dans l’Histoire n’ont pu se parler. Nous ne sommes pas isolés : nous sommes isolants. Ne vous demandez pas pourquoi les superstitieux « touchent du bois ».
     Je ne veux rien apprendre aux autres, ni les convaincre : je veux leur foutre ma main dans la gueule, c’est tout. J’aimerais écrire comme dans ces disputes où, à partir d’un certain moment, plus aucune discussion n’est possible : il n’y a plus que les poings pour s’exprimer. C’est ça : j’écris à coups de poings. Et je vous emmerde. Bien évidemment. *
     Je vais me peindre ici avec le plus de complaisance possible, c’est-à-dire en ne montrant que mes défauts : ce qui intéresse, c’est la face cachée de la lune. Voyez, si je cherchais vraiment à ravir le lecteur – cet enculé ! –, je m’appesantirais sur la lune : je passerais une ou deux pages à parler de la lune que je connais si bien, je vous décrirais la lune comme vous ne l’aviez jamais sentie !… Mais je suis trop méchant pour ça : je vous déteste trop : je vous refuse tout droit à jouir de mon talent. Je veux donner ici le plus mauvais de moi-même.
     Les autres n’ont rien à dire sur moi : je passe pour un garçon charmant. Aucun intérêt. Je n’ai pas assez d’amour-propre pour me laisser dépeindre par des êtres humains. Si les trois pingouins aperçus hier au zoo de Vincennes pouvaient parler, je leur laisserais volontiers ce livre à faire. Je ne demande rien d’autre à mon orgueil : être connu des seuls pingouins : quel rêve !… La vérité psychologique est une évidence pour moi : je m’en fais grâce. Je suis trop maladroit pour m’illusionner. Je n’ai jamais perdu aucune illusion : j’en suis démuni depuis le début : mon idéal, c’est la déception. Je suis déjà ce que je suis devenu. Il faut le prouver maintenant : c’est rien et c’est tout. *
     Assez parlé de moi. Parlons de ce livre. Je me connais. J’ignore ce que sera cet ouvrage.
     Ça m’aurait été bien commode, si j’avais su le faire, de vous torcher un « deux cents pages » sur n’importe quoi : une histoire d’amour, une science-fiction porno, un petit roman actuel. Je laisse ce déshonneur à mes répugnants confrères.
     Je n’aurais jamais cru possible, en achevant pour la première fois n’importe quel livre de Powys, Suarès, Bloy (au hasard dans mon panthéon personnel) qu’on puisse encore oser montrer dans les vitrines tant de livres retardataires écrits par tous ces stylos à répétition ! Ces romanciers ! Mais qui sont ces ombres ? Où parque-t-on ces aveugles ? Qui nourrit ces grabataires ?
     Invraisemblablement consterné, je déchire tous les livres qui passent. Mais contre quelle banquise de connerie nous sommes-nous encore échoués ? Une multitude inadmissible d’enfoirés schlasses d’espoirs qui rougissent de plaisir quand on les interroge, comme s’ils avaient produit quelque chose, donné au monde ? Des petites frappes de journalistes, des clubs de grands écrivains cons qui se permettent de nous larguer régulièrement dans des collections blanches de belles petites histoires ridicules, vraisemblables, des synopsis ineptes dont la vertu est d’être « adaptables » à l’écran ! À quand le gibet pour ces abhorrables morveux, camionneurs de carrioles de bonnes trouvailles, monteurs d’ambiances et bouchers de climats, bulbes d’eau douce de rose qui jouissent tous les six mois sur la serpillière du cinéma, de la musique classique, du tennis, de la bande dessinée et autres conneries ? C’est le relais des parkinsonniens ! Vieux débris et jeunes vieux débris à l’agonie de naissance, ignares vieux jabots et jeans délavés !
    C’est tout l’un ou tout l’autre. Vous avez : ou bien les bûcheurs dans le Néant, les arrière-avant-gardistes suffisants et inexistants avec leur ouvriérisme de la personnalité… Glaçons chiants au Mallarmé mal digéré, sortes de forts en thèmes. Ils se croient modernes ! La grande hantise ! Ce sont des écrivains qui écrivent au-dessus des moyens de leur époque. N’est pas du XXIE siècle qui veut. Ou bien les vieilles barbes diarrhéiques, lamentables et bouillis qui se confinent dans les fossiles avec une mentalité de philatéliste, toujours très gentils et très bêtes (ça se mélange d’ailleurs très bien, comme la crème de marrons et la chantilly). Encore eux ? Je les croyais tous morts.
     Les premiers sont les tronches noires de la scripture, les B.O.F. de la littérature, les nouveaux riches du Nouveau. Leur bibliothèque idéale ressemble à un fichier de police. Ils font des mots croisés.
     C’est le sens qui compte. La forme, c’est toujours un effort qu’on fait pour les autres. Elle freine ce qu’on a à dire. C’est un obstacle. Chaque phrase devrait être une libération, la délivrance d’une vision, comme une écharde qu’on enlève d’un pied, sinon elle perd son sens, elle se vautre. Le style vient en travaillant le sens. La vraie forme, c’est le fond. Quand le sens est à sa richesse, le style est à sa plénitude. S’il n’y a pas une très grande révolte humaine à la base (et pas seulement technique), s’il n’y a pas ça, c’est pas la peine d’écrire.
     Quand au second, les vieux croûtons, j’y reviens, c’est les pires. C’est comme une grande nausée qui m’inonde, rien que d’y penser. Ce sont de vieux pontes assassinables, obstinés et fiers de leurs « mots ». Rien n’est plus dégueulable que ces vieilles tantouzes viriles qui croient être dans la Tradition alors qu’ils ne perpétuent que le sale esprit français, imbu de sa prétendue et très puante ironie ridicule aux révérences pitoyables de nullité, aux paradoxes « pertinents », et la basse mentalité de hauts dignitaires de Droite, avec cet exaspérant côté Table d’Écrivain : la lampe verte genre Bibliothèque Nationale, l’Encrier, les Plumiers, la Gomme, les Dictionnaires, tout l’attirail bordélique.
     Je suis pour la lisibilité totale, c’est ce qu’on ne m’a jamais pardonné. À vingt-cinq ans, j’ai déjà tout un passé très lourd de bâillonné aigri d’emblée. Un casier de galérien méconnu, de petit otage des barbaresques. On m’a empêché de parler. Quand je me suis vu méticuleusement refermer toutes les portes, j’ai bien dû me rendre à l’évidence : Rimbaud est un vieillard. C’est bien fini : les précoces, on ne les supporte que s’ils éjaculent. Mozart sait tout cela !
     Les éditeurs, il ne faut pas trop leur en vouloir : ce sont des gardiens de cimetières… Ils améliorent de vieilles tombes : pas question d’examiner ceux qui remuent encore. Ils ne se laissent même pas affoler par les feux follets. Je ne croirai à un éditeur que s’il prie.
     Qui va prendre le risque de publier mes recueils de frissons, qui va boire mes bassines de diarrhée ?
     Je veux des livres qu’on puisse ouvrir n’importe où : Les Carnets de ma Merde. Joli titre. Que vont-ils comprendre, ceux qui n’aiment comprendre que ce qu’ils ne comprennent pas ? Ici, tout est compréhensible : j’appelle un chat un tigre. J’ai de ces félins la détente. Mais le bond de mes phrases appartient d’avantage à l’ordre simiesque. C’est celui qui swingue le plus.
     « Ainsi que des ouistitis bondissants. »
     Je ne sais rien branler d’autre. Mon désordre n’est peut-être pas sacré, mais l’ordre des autres me dégoûte : un porc y retrouverait ses petits. Nietzsche n’a jamais su faire un livre : je travaille beaucoup à n’y point parvenir non plus. Dans le ciel, les astronomes ont fait des dessins avec les étoiles. La Grande Ourse n’existe pas pour les comètes. L’Étoile du berger se fout de tous les moutons : elle les guide cependant. Moi, c’est à l’abattoir que je vous mène, petites bêtes. Il faut bien donner un nom aux choses : mon livre est aussi un espace noir, presque bleu, suivez-y les étoiles, et celle du Bourreau… Au bout du chemin, une guillotine vous attend. Vous la prendrez pour un point final : il ne fera que commencer.

     "Au régal des vermines" - Préface - Marc-Édouard Nabe
     Thiverval-Grignon
     Juin 1984

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