• Les yeux verts

    « Quand vous me voyez, à la naissance du jour, prendre l’arbalète et me diriger vers la montagne, jamais je ne songe à m’enfoncer au milieu des halliers, à la poursuite du gibier ; non, je vais m’asseoir au bord de la fontaine et chercher dans ses ondes... Quoi ? je ne sais, une folie ! Le jour où je l’ai franchie, monté sur Éclair, j’ai cru, dans leurs profondeurs, voir briller une chose étrange... très étrange... les yeux d’une femme. Peut-être était-ce un fugitif rayon de soleil, qui serpentait sous l’écume. Peut-être était-ce une de ces fleurs, qui flottent au milieu des algues nées dans son sein, et dont les calices ressemblent à des émeraudes... je l’ignore ; mais j’ai cru voir un regard qui s’attacha sur moi, regard qui embrasa mon cœur du désir absurde, irréalisable, du désir de rencontrer quelqu’un avec de pareils yeux. Je suis allé à leur recherche, dans cet endroit, des jours et des jours. Un soir enfin... Je croyais être le jouet d’un songe... mais non, c’était la vérité ; car je lui ai parlé, plusieurs fois, comme je te parle en ce moment... Un soir, j’ai rencontré, assise à ma place et vêtue d’une tunique qui descendait jusqu’à l’eau et flottait à sa surface, une femme, belle au-delà de toute limite : ses cheveux semblaient d’or, ses cils brillaient comme des rayons de lumière ; sous ses cils voltigeaient, inquiètes, les prunelles que j’avais vues... oui, les yeux de cette femme étaient, en effet, les yeux qui restaient gravés dans mon esprit, des yeux d’une couleur impossible, des yeux...

    – Verts ! s’écria Iñigo, avec un accent de profonde terreur, en se dressant tout à coup sur son siège.
    [...]

    – Qui es-tu ? Quelle est ta patrie ? Où habites-tu ? Chaque jour je viens à ta recherche, et je ne vois ni le coursier qui t’amène dans ces parages, ni les serviteurs qui portent ta litière. Déchire enfin le voile mystérieux dont tu t’enveloppes, comme dans la nuit profonde. Je t’aime, noble ou roturière, je serai à toi, à toi pour toujours...

    Le soleil s’était caché derrière la cime de la montagne ; les ombres descendaient à grands pas le long de ses flancs ; la brise gémissait dans les peupliers de la fontaine et le brouillard, montant peu à peu de la surface du lac, commençait à envelopper les rochers de ses rives. Sur l’un d’eux, sur un rocher qui semblait prêt à tomber au fond des eaux, on voyait, se reflétant à leur surface, l’image tremblante de l’héritier d’Almenar, agenouillé aux pieds de sa mystérieuse amante, cherchant en vain à lui arracher le secret de son existence.

    Elle était belle, belle et pâle comme une statue d’albâtre. Une boucle de ses cheveux tombait sur ses épaules et glissait dans les plis de son voile, comme un rayon de soleil traversant les nuages. Entourées de cils blonds, ses prunelles brillaient pareilles à des émeraudes serties dans une monture d’or. Quand le jeune homme eut cessé de parler, elle remua les lèvres pour prononcer quelques mots ; mais il ne s’en exhala qu’un soupir, soupir faible et plaintif, comme celui de l’onde légère poussée par la brise, et qui meurt parmi les joncs.

    – Tu ne me réponds pas ! continua Fernand, en voyant s’évanouir ses espérances. Veux-tu que j’ajoute foi à ce que j’ai entendu dire de toi ? Oh ! non... Parle-moi : Je veux savoir si tu m’aimes, je veux savoir si je puis t’aimer, si tu es femme... ou démon...

    – Et si je l’étais ?

    Le jeune homme hésita un instant : une sueur froide inonda son être ; ses prunelles se dilatèrent, en s’attachant avec plus d’intensité sur celles de cette femme, et, fasciné par leur éclat phosphorescent, presque fou, il s’écria dans son transport amoureux :

    – Si tu l’étais... Je t’aimerais... je t’aimerais autant que je t’aime en ce moment. Ma destinée est de t’aimer, même au-delà de cette vie, si, au-delà, il existe quelque chose.

    – Fernand, dit alors la beauté d’une voix musicale : je t’aime plus encore que tu ne m’aimes ; moi, je suis un pur esprit et je descends jusqu’à un mortel ! Je ne suis pas une femme semblable à celles de la terre ; je suis une femme digne de toi, si supérieur aux autres hommes. Je vis au fond des eaux et, comme elles, fugace, incorporelle et transparente, je parle avec leurs rumeurs, j’ondule avec leurs vagues. Je ne châtie pas celui qui ose troubler la fontaine où je demeure ; loin de là, mon amour le récompense d’être un mortel inaccessible aux superstitions du vulgaire, et capable de comprendre ma tendresse étrange et mystérieuse.

    Tandis qu’elle parlait ainsi, le jeune homme, absorbé dans la contemplation de sa fantastique beauté, et comme attiré par une force inconnue, avançait de plus en plus vers le bord du rocher.

    La femme aux yeux verts continua ainsi :

    – Vois-tu le fond limpide du lac, vois-tu ces plantes, aux feuilles vertes et larges qui s’agitent dans ses profondeurs ?... Elles nous fourniront un lit d’émeraudes et de coraux... et moi... moi je te donnerai un bonheur, un bonheur sans nom, bonheur que tu as rêvé dans tes heures de délire et que personne ne peut t’offrir... viens, les vapeurs du lac flottent sur nos fronts comme un berceau de lin... La voix incompréhensible des ondes nous appelle ; déjà le vent chante dans les peupliers ses hymnes d’amour ; viens... viens...

    La nuit étendait ses ombres, la lune se reflétait à la surface du lac, un brouillard floconneux se mouvait au souffle de l’air et les yeux verts brillaient dans l’obscurité, comme les feux follets qui courent au-dessus des eaux putréfiées... Viens... viens... ces paroles bruissaient aux oreilles de Fernand comme des conjurations. Viens... et la femme mystérieuse l’appelait au bord de l’abîme, où elle restait suspendue. Elle semblait lui offrir un baiser... un baiser !...

    Fernand fit un pas vers elle... puis un autre... Il sentit des bras délicats et flexibles s’unir autour de son cou, et sur ses lèvres ardentes une sensation de froid, un baiser de neige... il vacilla... perdit pied et tomba dans l’eau, avec un bruit sourd et lugubre. Les eaux jaillirent en étincelles lumineuses, et se refermèrent sur son corps, et leurs cercles d’argent allèrent en s’élargissant, en s’élargissant jusqu’à expirer sur les rives.

     

    Gustave-Adolphe BÉCQUER, Légendes espagnoles, 1872.

     

    « Andrew AtroshenkoLA MERDA (IT) »
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  • Commentaires

    4
    Jeudi 3 Septembre 2015 à 22:41

    Voici le lien : http://cruella.eklablog.fr/yeux-verts-yeux-de-vipere-a106516038

    Pour le reste ... MP

    Bises Faby

    3
    Jeudi 3 Septembre 2015 à 18:38

    cc hé bien en effet il y en a peu et des VRAIS  car tant se revendiquent aux yeux verts alors que  sont pas verts du tout, ma fille et toi oui alors, et les siens aussi sont très beaux, ça m'amuse en tant que maman de voir ls gens regarder ses yeux et plus pouvoir s'en détacher, je veux bien avoir le lien vers ton article si tu le retrouves je le lirai avec plaisir, bises

     

    Ps ce sont tes yeux en avatar sur tes comms? car sont en effet très beaux

    2
    Mercredi 2 Septembre 2015 à 21:44

    Seulement 1 à 2 % de la population mondiale a naturellement les yeux verts!
    J'ai un billet "Yeux verts, yeux de vipère" publié il y a un an ... si tu veux lire.
    Moi aussi j'ai les yeux verts (on dit qu'ils sont très beaux...) et très expressifs...

    Bises Faby

    1
    Mercredi 2 Septembre 2015 à 16:38
    ah ces yeux verts, assez rares il faut avouer et qui longtemps ont fait peur, bises à toi PS ma fille a de superbes yeux verts
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