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    Le lendemain, je tombai gravement malade. Je ne reconnaissais personne, je ne comprenais pas ce qu’on me disait, et je ne pouvais pas parler. On me tournait, on me retournait, on me posait des compresses, on me faisait boire, on me mettait de la glace sur la tête, on me lavait. À cela se bornaient mes rapports avec ma famille.
     Ce qui me faisait surtout plaisir, c’était de ne plus distinguer les visages. Je les voyais comme des cercles pleins et un peu blanchâtres, sans nez, sans yeux, sans bouche, sans cheveux. Ces cercles allaient et venaient dans la pièce, ils se penchaient sur moi, ils reculaient de nouveau, et en même temps, j’entendais un murmure de voix, indistinct et monotone comme un bourdonnement d’insectes. Les cercles étaient flous, la ligne de leur circonférence tremblotait sans arrêt comme de la gelée, et les voix aussi avaient quelque chose de mou et de tremblé. Ni les cercles, ni les voix ne me faisaient peur.
     Un matin, j’étais assis sur mon lit, le dos soutenu par des oreillers, et je regardai distraitement un des cercles bouger au niveau de mon édredon, quand, tout à coup, il arriva une chose affreuse : Le cercle se colora. Je vis d’abord deux petites taches rouges de chaque côté d’une tache jaune beaucoup plus
    importante qui me parut remuer sans cesse. Puis l’image se précisa, elle se brouilla de nouveau, j’eus un moment d’espoir. J’essayai de détourner les yeux, ils revinrent d’eux-mêmes sur l’image, elle se précisa avec une rapidité effrayante, une grosse tête apparut, flanquée de deux rubans rouges, le visage se dessina avec une vitesse implacable : les yeux, le nez, et la bouche surgirent, et tout d’un coup, je reconnus, assise sur une chaise à mon chevet, et penchée sur son livre, ma sœur Bertha. Mon cœur battit à se rompre, je fermai les yeux, je les rouvris : Elle était là.

    "La mort est mon métier" Robert Merle

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  • Pour qu'un homme devienne pareil monstre, il doit passer par différentes étapes, et ne se met à tuer que lorsque ses pulsions de mort deviennent trop fortes, intenables. Il tue alors selon un schéma bien précis, celui qu'il a longuement élaboré, celui-là même qu'il a tant et tant répété dans son esprit qu'il en est devenu cette obsession qui l'a amené à commettre son premier meurtre. C'est un cercle particulièrement vicieux. Et on ne peut maquiller ce schéma, c'est sa raison de tuer, la condition de satisfaction nécessaire pour qu'il dépasse l'horreur de ce qu'il fait et n'en considère que le plaisir qui en découle. Changer ce fantasme, cette signature, reviendrait à changer l'individu, tout ce qui l'a amené à tuer, c'est impossible.

    L'Âme du mal écrit - Maxime Chattam

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    Il est indispensable que chacun apprenne à bien gérer sa haine ! La mienne est répartie de façon équitable entre ceux qui sont congelés dans le passé et ceux qui transpirent dans le présent. Car les uns souffrent de constipation cérébrale et les autres d’hémoroïdes de la sensibilité. De sorte que chacun à sa façon trahit la loi vitale qui exige d’évacuer ponctuellement les immondices telles que les mirages anciens ou lâchetés du temps présent.

    Op oloop – Juan Filloy  

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  • L'homme est né pour le jeu. Rien d'autre. Tous les enfants savent bien que le jeu  est plus noble que le travail. Ils savent aussi que ce qui fait l'intérêt d'un jeu ou sa qualité ce n'est pas le jeu lui-même mais la valeur de l'enjeu. Il faut un enjeu, sinon les jeux de hasard n'ont pas de sens. Les jeux du sport font intervenir l'adresse et la force des adversaires et l'humiliation de la défaite et l'orgueil de la victoire sont en eux-mêmes des enjeux suffisants du fait même qu'ils donnent leur vraie mesure. Mais jeu de hasard ou de force ou d'adresse tous les jeux aspirent à la dignité de la guerre car alors l'enjeu absorbe en lui le jeu, le joueur, tout.

    Imaginez, deux hommes qui font une partie de cartes sans avoir rien d'autre à parier que leur vie. Qui n'a pas entendu des histoires comme celle-là? Une carte retournée. Et pour ce joueur-là tout l'univers se sera péniblement traîné jusqu'à cet instant qui va lui révéler s’il doit périr de la main de l'autre ou l'autre de la sienne. Quelle justification plus irrécusable pourrait-il y avoir du mérite d'un homme? Cette élévation du jeu à sa dignité suprême n'admet aucune discussion quant à la notion de destin. Le choix d'un homme plutôt que d'un autre est une préférence absolue et irrévocable et il faudrait être assurément bien stupide pour croire qu'une aussi lourde décision est sans autorité ou sans signification, à votre choix. Dans ces parties qui ont pour enjeu l'annihilation du vaincu les décisions sont tout à fait claires. L'homme qui tient tel assortiment de cartes dans sa main est du même coup rayé de l'existence. C'est la nature même de la guerre dont l'enjeu est à la fois le jeu et la puissance et la justification. Vue sous cet angle la guerre est la forme la plus vraie de la divination. C'est la confrontation de la volonté d'un homme et de la volonté d'un autre au sein de cette volonté plus vaste qui se trouve contrainte de choisir parce qu'elle est ce qui les unit. La guerre est le jeu suprême parce que la guerre est en fin de compte une manifestation forcée de l'unité de l'existence. La guerre c'est Dieu.

    "Méridien de sang" Cormac McCarthy

     

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    Il trouve extraordinaire, même dans l’ordinaire de son existence quotidienne, de sentir le sol sous ses pieds, et le mouvement de ses poumons qui s’enflent et se contractent à chaque respiration, de savoir qu’il peut, en posant un pied devant l’autre, marcher de là où il est à l’endroit où il veut aller. Il trouve extraordinaire que, certains matins, juste après son réveil, quand il se penche pour lacer ses chaussures, un flot de bonheur l’envahisse, un bonheur si intense, si naturellement en harmonie avec l’univers qu’il prend conscience d’être vivant dans le présent, ce présent qui l’entoure et le pénètre, qui l’envahit soudain, le submerge de la conscience d’être vivant. Et le bonheur qu’il découvre en lui à cet instant est extraordinaire. Et qu’il le soit ou non, il trouve ce bonheur extraordinaire.

     

    "L'Invention de la solitude"  Paul Auster *

     

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