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    Nous ne sommes pas nombreux à savoir que l'amour est fait de tendresse, et que la tendresse n'est pas, comme beaucoup de gens se l'imaginent, synonyme de pitié. Et cependant on sait encore bien moins que le bonheur en amour ne consiste pas à concentrer toutes ses émotions sur une autre personne. Il faut toujours aimer un grand nombre de choses dont l'objet aimé n'est en définitive que le symbole. Les vrais aimés, dans ce bas monde, sont, aux yeux de leurs amants, l'épanouissement d'une grappe de lilas, les feux d'un navire, les cloches d'une école, un paysage, le souvenir de conversations, des amis, le dimanche d'un enfant, des voix perdues, un costume favori, l'automne et toutes les saisons, la mémoire, oui, la mémoire, terre et eau de notre existence.

    Les domaines hantés - Truman Capote *

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    Tout ce qui en moi était bon s'est mis à vibrer dans mon coeur à ce moment précis. Tout ce que j'avais jamais espéré de l'existence et de son sens profond, obscur. C'était ça, le mutisme absolu, la placidité opaque de la nature complètement indifférente à la grande ville, le désert sous les rues, le désert qui n'attendait que la mort de la ville pour la recouvrir de ses sables éternels. J'étais soudain investi d'une terrible compréhension, celle du pourquoi des hommes et de leur destin pathétique. Le désert serait toujours là, blanc, patient, comme un animal à attendre que les hommes meurent, que les civilisations s'éteignent et retournent à l'obscurité.

    "Demande à la poussière"  John Fante *

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    Il le faisait un peu en humaniste, pour mettre en lumière la haute idée que les siècles dits obscurantistes avaient conçue du corps humain. Ils l'avaient tenu pour plus noble que les autres alliages de substances terrestres, t dans sa faculté de se transformer sous l’influence psychique, ils voyaient l'expression d sa supériorité, son rang élevé dans la hiérarchie de la matière. Il se glaçait ou s'échauffait sous l'empire de la crainte et de la colère, se consumait de chagrin, s'épanouissait dans la joie; un dégoût imaginaire produisait à l'occasion l'effet physiologique d'un mets avarié, la vue d'une assiette de fraises semait de pustules la peau d'n malade allergique; même la maladie et la mort pouvaient résulter d'un flux purement psychique. Une fois décelée la faculté qu'avait l'âme de modifier la matière dépendant d'elle, il n'y avait qu'un pas, un pas nécessaire, pour arriver à la conviction, basée sur d'abondantes expériences, qu'une âme étrangère aussi, sciemment et volontairement, donc par magie, était capable d'altérer la substance d'un corps étranger; en d'autres termes, la réalité de la magie, des influx démoniaques et de l'envoûtement s'en trouvait confirmée et certains phénomènes (tel le mauvais oeil, expérience consacrée par la légendaire croyance au regard mortel du basilic) retranchés du domaine de la superstition comme on l'appelait. Il eût été coupable et inhumain de nier qu'une âme impure peut causer par le seul pouvoir du regard, volontairement ou non, des troubles physiques chez autrui, singulièrement les petits enfants dont la fragile substance est plus réceptive au poison d'une pupille de ce genre.
    Ainsi parlait Schleppfuss dans son cours exclusif -exclusif par l'esprit et parce qu'il donnait à réfléchir. Donner à réfléchir est une expression excellente, je l'ai toujours beaucoup prisée du point de vue philosophique. Elle invite tout à la fois à approcher un sujet et à l'éviter, en tout cas à une approche très prudente, et se situe sous l'éclairage équivoque de c qui est digne de réflexion ou scabreux et sinistre dans une chose - et dans un homme.

    "Le docteur Faustus" Thomas Mann

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    " Je réinvente ici les visages, les voix, les gestes, les pensées de ceux qui m’ont vu naître et sont morts sans avoir fait beaucoup de bruit, désespérant de restituer leurs vies, sinon de façon sommaire, superstitieuse, aléatoire, injuste : des spectres reconsidérés par le fantôme de l’enfant que je fus et que nulle voix d’adulte, nulle écriture, pas même une photographie, ne saurait rappeler à la vie, et qui font de moi une ombre parmi les ombres, un archiviste sourd et un voyant presque aveugle, ce que j’écris ici étant bien peu de chose en regard de la terreuse épaisseur de ces existences. Je voudrais donner de la vraisemblance à ce qui n’a plus de voix, de corps, ni même de destin parce que nul ne se souvient d’eux et ne souhaite entendre parler de ces morts qui m’ont précédé dans la terre froide et qui me montreront le chemin, le moment venu lorsque je descendrai dans des caves bien plus profondes que celles que j’explorais enfant. "

    Richard Millet

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    Les Français n'ont plus de patrie depuis qu'ils s'en font un idée claire et distincte, tirée de l'Histoire, c'est-à-dire de l'ensemble des conjectures d'un certain nombre d'archives ou d'illuminés que s'efforcent d'accorder entre eux les spécialistes de manuels. Ils n'ont plus de patrie depuis qu'ils n'osent plus s'en servir, qu'ils ne s'y sentent pas plus chez eux qu'un pauvre diable oublié par le gardien, entre deux rondes, sur un banc de velours, dans un musée national. Ils n'osent plus s'en servir, ils n'osent plus lui faire courir aucun risque, courir leur risque avec elle, on leur a mis dans la tête que tout était tabou là-dedans, même les meubles, et ils le croient bonnement, ils considèrent avec religion, comme si elle était l'oeuvre des génies, l'armoire ou la commode fabriquée par leur trisaïeul et qui porte encore, imprimée dans la cire, l'empreinte de ses gros doigts. Ils observent ces trésors avec les yeux de l’État, ils les apprécient selon la morale particulière au conservateurs des musées nationaux, et si, las de regarder sans toucher, ils portaient la main sur ces objets du culte, une fois le sacrilège consommé, ils ne s'arrêteraient plus, on ne leur laisse pas le choix entre tout respecter ou tout chambarder - à la guerre jusqu'au bout correspond la révolution jusqu'au bout. "Damnés pour damnés, se diraient-ils, prenons-en au moins notre saoul."

    "Les Enfants humiliés" Bernanos *

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