• LA QUETE DU BONHEUR (16) - Hannah Arendt

     

    Il est un autre exemple directement lié au problème du bonheur public, d’une bien moindre gravité, tout en restant aussi sérieux. On peut le trouver dans le curieux espoir formulé par Jefferson à la fin de sa vie, quand Adams et lui avaient commencé à discuter, mi-plaisantant, mi-sérieusement, de la possibilité d’une vie après la mort. Bien évidemment, de telles images d’une vie dans l’au-delà, si nous les dépouillons de leurs connotations religieuses, ne représentent ni plus ni moins que divers idéaux du bonheur humain. Et la véritable idée que Jefferson se faisait de ce bonheur apparaît très clairement (sans aucune des déformations que lui imposait un cadre conceptuel traditionnel et conventionnel qui s’avéra bien plus difficile à briser que la structure traditionnelle d’un gouvernement), quand il se laisse aller à une ironie enjouée et souveraine, et conclut ainsi une de ses lettres à Adams: «Puissions-nous à nouveau nous réunir, en congrès, avec nos anciens collègues et recevoir avec eux le sceau d’approbation, “Beau travail, bons et fidèles serviteurs”(1).» Derrière l’ironie, nous avons ici l’aveu sincère que la vie en Congrès, la joie de discourir, de légiférer, de gérer les affaires, de convaincre et de se laisser convaincre constituaient pour Jefferson un avant-goût de la béatitude éternelle à venir, non moins concluant que les délices de la contemplation l’avaient été pour la piété médiévale. Car ce «sceau d’approbation» n’est nullement la récompense communément décernée à la vertu dans un État futur; ce sont les applaudissements, les acclamations, «l’estime du monde» dont Jefferson, dans un autre contexte, dit qu’elle possédait en un temps «plus de valeur à mes yeux que quoi que ce soit d’autre(2)».
    Pour comprendre ce qu’avait de vraiment extraordinaire, dans le cadre de notre tradition, cette vision du bonheur public, du bonheur politique comme une image de la béatitude éternelle, il peut être bon de rappeler que pour Thomas d’Aquin, par exemple, la peifecta beatitudo consistait en une vision, la vision de Dieu, et que pour cette vision, nulle présence amie n’était nécessaire (amici non requiruntur ad perfectam beatitudinem(3), toutes choses, incidemment, parfaitement en accord avec la doctrine platonicienne de la vie d’une âme immortelle. Au contraire, Jefferson ne pouvait songer le cas échéant à perfectionner encore les moments les meilleurs et les plus heureux de sa vie, si ce n’est en élargissant le cercle de ses amis afin de siéger «en Congrès» avec les plus illustres de ses «collègues». Pour trouver une image similaire de la quintessence du bonheur humain qui se reflète dans l’attente enjouée d’une vie dans l’au-delà, il nous faut remonter à Socrate qui, dans un passage célèbre de VApologie, avouait benoîtement et avec le sourire que tout ce qu’il pouvait souhaiter, c’était en quelque sorte la continuité du même - à savoir, non pas une île des bienheureux, ni la vie d’une âme immortelle, totalement différente de la vie de l’homme mortel, mais une fois dans l’Hadès, l’élargissement du cercle de ses amis à ces hommes illustres du passé grec, Orphée et Musée, Hésiode et Homère, qu’il n’avait pu rencontrer sur terre, et avec lesquels il aurait aimé engager ces interminables dialogues de la pensée dans l’art desquels il était passé maître.
    ___________________________

    1. The Adams-Jefferson Letters, op. cil., lettre du 11 avril 1823, p.594.
    2. Voir la lettre déjà citée à Madison, 9 juin 1793, in The Life and Selected Writings, op. cit., p.523.
    3. Voir Summa Théologien I qu. î, 4 c et qu. 12 1 c, ainsi que 12, qu. 4, 8 o.

    A suivre

    « Parov Stelar - All Night (JSM) Edvard Grieg: Peer Gynt Suite No.1 »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :