• Je suis laid (1)

     

    Je fais partie de ceux à qui leur mère a dit qu'ils ne sont pas beaux. Sans doute la mienne ne l'a-t-elle pas formulé comme ça, aussi clairement, et je l'ai peut-être mois entendu que redouté ou deviné dans son regard, enfant, pendant les quelques années où, repliés sur nous-mêmes, abandonnés, malheureux, nous avons vécu à Siom, sur ces hautes terres limousines où je ne retournerai probablement plus; ou alors elle l'a dit autrement, à mots couverts, à mi-voix, et en patois, langue où les mots n'ont pas tout à fait le même sens qu'en français et où ce qui se dit est tout à la fois plus violent et plus doux, et bien sûr moins solennel.

    "Eï be leyde!" a-t-elle dû murmurer à regret, car je n'imagine pas qu'elle ait pu me lancer ça à la figure, avec le ton cassant qu'elle pouvait prendre en parlant de quelqu’un qu'elle n'aimait pas ou en chassant une bête qui s'était aventurée dans le corridor de notre maison.

    Cette dernière phrase, je l'ai entendue telle quelle dans sa bouche, la fois qu'un barraquin avait franchi notre seuil pour nous proposer de rempailler nos chaises. Les yeux du petit bonhomme noiraud furetaient de tous côtés et ma mère s'indignait qu'on ait pu entrer chez elle sans frapper ni attendre qu(elle en ait donné l'autorisation. Elle l'avait poussé dehors sans ménagement, les doigts tendus, avec des mots français, et une fermeté de femme capable d'aller décrocher le fusil de l'époux pour se faire mieux entendre; puis elle s'était retournée vers moi pour dire, les yeux brillants, le visage clos, sans doute lasse d'être confrontée à des choses déplaisantes:
    "Eï be leyd!"
    Elle parlait du romanichel, mais ses yeux ne se détournaient pas des miens, qui la fuyaient, l'ayant d'ailleurs toujours fuie, elle dont le regard décourageait tout élan, et qui travaillait à trouver chez autrui ce qui ferait qu'elle serait déçue, renvoyée à sa mélancolie, et découvrant sans doute en moi, ce jour-là, ce qu'elle n'avait jamais voulu voir mais que la colère la forçait à admettre, et que j'allais à mon tour découvrir, lorsque j’aurais compris ce que j'avais de commun avec le romanichel; du moins le croyais-je, car mon cas se révélait pire, le barraquin étant lais du fait de sa race, comme je le lui avais entendu souvent dire (et comme on disait sur les hautes terre limousines, où certains étaient pourtant aussi typés que le romanichel, descendants des invasions arabes ou de celles des peuplades de l'Asie centrale), tandis que j'étais, moi, laid par essence, et sans espoir de transfiguration.
    "Ché be leyde!"
    Qu'elle l'ait dit ou que je l'ait vu dans ses yeux, c'était là quelque chose d'aussi terrible que la découverte de la mort ou de l'éblouissement sexuel, c'est-à-dire la fin de l'enfance; et la mienne s’achevait, à huit ans, en apprenant que le beau et le laid ne s'appliquent pas qu'aux bêtes et aux choses, mais aux êtres aussi; et non seulement aux autres mais à moi, qui rejoignais la compagnie des moches,avec, pour me défendre, cette formule qui me vint sur-le-champ mais dont je mettrais longtemps à comprendre la portée - manière de devise que je lance encore à qui me regarde avec trop d'insistance ou de dégoût :
    "Tout le monde ne peut pas être beau."
    Formule dont j'espérais qu'elle atténuerait les choses et que, de lais, elle me ferait simplement passer pour "pas beau"; non pas ce "pas bien beau" qui, à Siom, toujours proféré avec ironie, signifiait franchement laid, encore moins en tombant dans l’appareil d'euphémisme qui ravage les langues modernes et qui ferait employer "non-beau" pour hideux, comme "non-voyant" à la place d'"aveugles". Les langues aussi peuvent avoir leur laideur.
    Je m'aperçois que je tien aujourd'hui à "laid" plus qu'à toute expression: quoique dur dans sa brièveté, l'adjectif a sa noblesse, et j'y trouve une élégance du pire, une manière d'être, une qualité, un art même, qui supposent dérision et abnégation.  il y a là du cilice et du jabot, de l'effronterie comme de l'effroi, provocation et humilité, et je n'aurais sans doute pas vécu aussi intensément si j'avais été beau, ou simplement agréable à regarder. Je n'aurais rien eu de remarquable, la beauté, quand elle n'est pas exceptionnelle ni le propre d'un être au fort caractère, étant souvent proche de la fadeur. Je ne serais pas devenu ce que je suis; métier que la laideur m'interdisait évidemment, comme tous les métiers publics, même ceux qui n'ont pas de prestige: celui de vigile, par exemple, que j'avais envisagé pour payer mes études, à Clermont-Ferrand, m'avait été refusé sous prétexte que j'aurais plus effrayé les clients que les délinquants et que, le nuit, on aurait pu me prendre pour un malfaiteur, vu la façon, surtout, que j'avais de ma cacher le tête dans les cols relevés ou de cagoules, avec l'air de fuir non seulement les regards mais autre chose, m'avait dit le patron de l'entreprise de surveillance, un ancien légionnaire, un homme à l'apparence si redoutable que j'ai failli me mettre à pleurer avant de suivre son conseil et d'aller décharger des cageots sur les marches de la ville, à l'aube, avec des Noirs, des Arabes, des Turcs, et quelques autochtones qui me recommandaient de ne pas trop regarder les fruits et les légumes, de peur de les abîmer.C'était une boutade, et pars très méchante, et j'y étai presque habitué, mais il m'a fallu bien des années pour me montrer sans rougir; et encore me présentais-je toujours avec cette phrase par laquelle je tente d'expliquer que le beau n'est qu'un moment du laid: formule paradoxale et un peu facile (et qui peut aussi bien être tournée de manière inverse), mais qui a l'avantage d'amener les gens  parler librement, sans se soucier de la figure qui leur fait face et qui, le lus souvent, leur est un singulier miroir."

    "Le goût des femmes laides" Richard Millet

     

     

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