• III - LE NOUVEAU ROMAN (1)

    Que veut le Nouveau Roman ?
    « Il est clair que le monde dans lequel nous vivons se transforme avec une grande rapidité. Les techniques traditionnelles du récit sont incapables d’intégrer tous les nouveaux rapports ainsi survenus. » Michel Butor, qui cherchait, dans un de ses beaux livres, Le Génie du lieu, a trouvé dans cette déclaration de Répertoire le génie du lieu commun. Cela n’est pas une boutade : personne n’a exprimé avec autant de clarté les signes de cette fameuse « crise du roman moderne » : l’inadaptation, le retard, l’incomplétude de la technique romanesque face à la réalité qu’elle prétend décrire. Certains, en revanche, l’ont éprouvé à leurs dépens : c’est en vain que Jules Romains lance le fils de Jerphanion sur les traces de son père. La Comédie humaine n’est plus possible au XXe siècle, quand les sociétés, leurs régimes, leurs goûts, se transforment tous les dix ans. Le romancier de 1920 et son héros ne peuvent plus, quelle que soit leur bonne volonté, s’adapter au monde de 1960.
     Ce monde moderne a peut-être trouvé son expression littéraire dans le « Nouveau Roman ». Mais « qui » est le Nouveau Roman ? Le quintette Sarraute – Butor – Robbe-Grillet – Simon – Duras est, après tout, bien hétéroclite. L’art de Nathalie Sarraute tient à ses extraordinaires analyses psychologiques des « états seconds », alors que celui de Robbe-Grillet – qui se définit plutôt par ce qu’il refuse – prive volontairement ses personnages de toute existence psychologique. Michel Butor décrit le monde extérieur tel quel, avec la plus objective précision, et il trouve là une certaine « méthode », alors que Claude Simon le transforme, le colore, en tire des « effets ». Il ne s’agit donc pas réellement d’une école avec ses principes, ses interdits, son esthétique, mais plutôt de préoccupations communes, profondes et spécifiquement modernes, que chacun de ces romanciers exprime à sa manière ; ce sont quatre aspects fondamentaux de notre civilisation : la technique, le matérialisme, la standardisation, l’obsession du temps.
     C’est une des tendances les plus frappantes du monde moderne que d’apporter à des problèmes humains des solutions techniques. Les Américains ont confié à des machines électroniques le soin de trancher la question japonaise ou de décider de leur intervention à Suez. La psychiatrie devient de plus en plus tributaire de la chimie. La technique électorale se complique. Une enquête du journal Arts auprès de la jeunesse, il y a trois ans, a montré que les « jeunes » donnaient aux questions politiques ou sentimentales des réponses pratiques : le mariage, à leurs yeux, impliquait moins l’amour qu’une sorte « d’entente cordiale », favorisée par un certain bien-être matériel. (« Le mari doit avoir une situation » : 70 %. « Il faut d’abord trouver un logement » : 80 %.) *
     
     La technique, aujourd’hui anoblie, vénérée, élevée jusqu’au terme barbare de « technicité », a envahi le Nouveau Roman. Elle en est devenue la muse. Ce n’est pas l’histoire qu’ils ont choisie qui inspire A. Robbe-Grillet et Michel Butor, c’est la façon dont ils la racontent. Ils pourraient dire, après Flaubert « qu’au fond il n’y a pas de sujet, le style étant en soi une manière absolue de voir les choses ». Chez Robbe-Grillet, la technique prend le visage idéal et austère de la géométrie ; l’intrigue de la jalousie repose sur ce petit fait précis : l’angle que forme – selon les heures – l’ombre d’un pilier d’une maison coloniale. Chez Michel Butor, la technique se déguise en rythme, en musique ; dans La Modification, le rejet de certaines phrases à la ligne, après une virgule, évoque la respiration infatigable et puissante de certains allegros des quatuors de Beethoven. Quant à Claude Simon, il perfectionne des inventions diverses, telles que l’absence de ponctuation ou le mot inachevé : « vous av… », « qu’est-ce que l’… », le dialogue sans tiret, ou le participe présent généralisé.
     Ces recherches techniques, dans le Nouveau Roman, sont généralement au service de l’objet, de la réalité matérielle. Il s’agit moins de créer chez le lecteur des états d’âme que des « états de sens » ; peu importe de le faire sourire ou pleurer : il faut lui faire voir et sentir. Ces romanciers d’une civilisation matérialiste se défient des idées, des sentiments ou des passions. Si, dans les romans de Nathalie Sarraute, de Michel Butor ou de Marguerite Duras, le héros s’altère peu à peu et s’approfondit – comme dans les romans classiques –, ce n’est plus au contact des autres personnages, ni sous l’influence d’une intrigue. Adolphe dévoré par l’amour ou Julien Sorel transfiguré par celui qu’il éprouve n’existent plus. Ce sont des sensations confuses, presque toutes physiques, ou au moins psychophysiques, qui permettent à Martereau (Nathalie Sarraute) ou au héros de L’Emploi du temps (Michel Butor) de se découvrir, de prendre conscience d’eux-mêmes. Dans le Nouveau Roman, l’état d’âme est devenu un paysage, un paysage physique, réductible à une description minutieuse et presque scientifique. Ainsi est-il dit dans Martereau :
     « On éprouve ce même soulagement quand, après des malaises, des symptômes peu nets, inquiétants, soudain la grosse fièvre se déclenche, l’éruption apparaît », et encore dans Moderato Cantabile, de Marguerite Duras : « Le feu nourrit son ventre de sorcière… ses seins si lourds de chaque côté de cette fleur si lourde se ressentent de sa maigreur nouvelle et lui font mal… Elle retourne à l’éclatement silencieux de ses reins, à leur brûlante douleur, à son repaire. »
     On trouve un autre exemple dans La Modification, de Michel Butor : « Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendre et comme raidie en plis minces, vos cheveux… sont un peu hérissés et tout votre corps à l’intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d’une eau agitée et gazeuse pleine d’animalcules en suspension. » *
     
     Presque tous les personnages du Nouveau Roman évoluent ainsi dans un monde matérialiste objectivement – ou plutôt, selon l’invention d’Alain Robbe-Grillet, « objectalement » décrit. Sauf chez Nathalie Sarraute, les mots qui expriment un sentiment, ou un état purement psychologique, sont presque toujours proscrits. Il faut éviter toute allusion à ce qui fut appelé l’âme, puisque l’âme ne se touche pas, ne se voit pas, ne saurait se décrire.
     Mais c’était précisément « l’âme » qui donnait aux héros des romans classiques leur irremplaçable personnalité : René ou la Mélancolie, Rastignac ou l’Ambition, Madame Bovary ou l’Ennui, il s’agit toujours de caractères, d’âmes singulières – et qui nous donnent l’illusion de trouver, dans leur singularité, comme une consolation à leur souffrance. Dans le Nouveau Roman, il s’agit moins de personnages au sens traditionnel du terme, que d’êtres humains, trop humains peut-être : presque interchangeables. Comme dans les Monoprix, les Prisunics, les Uniprix, le nombre des modèles différents se raréfient, on recherche une sorte d’ exemplaire type, de héros standard, dans lequel tous les lecteurs puissent se reconnaître – ou plutôt qu’ils puissent habiter, ultime conséquence, qui est un peu le sacrifice de la littérature : le voyeur, et plus encore le soldat de Dans le labyrinthe n’ont même plus de réalité physique ; l’auteur ne décrit ni leurs vêtements ni leur visage – car les vêtements, les visages sont encore des éléments variables, qui individualisent le personnage. Ce ne sont plus que des êtres vivants qui évoluent dans l’espace et le temps.
     Le temps ! Voilà la grande obsession, « l’unique objet », le véritable dénominateur commun. Nous sommes tous des êtres temporels. Parler du temps c’est parler de tous. Cette obsession du temps est évidemment une caractéristique du monde moderne. L’histoire s’accélère ; les inventions techniques visent pour la plupart à battre des records de vitesse ; dans les usines, on normalise, on « taylorise », on chronomètre. Il y a toujours eu des coureurs à pied, et particulièrement dans la Grèce antique, mais c’est au XXe siècle seulement que l’on a songé à prendre leur « temps ». S’il n’y a guère de personnages, dans le nouveau roman, c’est qu’il n’y a plus qu’un seul personnage : le temps : « Comme ces minutes étaient lentes à passer » (Michel Butor, L’Emploi du temps).
     « Que de temps s’est écoulé depuis lors, et pourtant cela fait seulement un peu plus de huit jours maintenant… c’est tout le temps antérieur depuis des années qui s’était accumulé, qui tenait en équilibre comme un grand pan de briques, et qui s’est mis à basculer soudain au cours de ce voyage, et qui continue, qui va continuer son mouvement impitoyablement jusqu’à demain matin avant l’aube… » (Michel Butor, La Modification).
     « […] mais il faudrait encore du temps, un peu de temps, quelques minutes, quelques secondes, et il est déjà maintenant trop tard » (Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe).
     Le temps, entré avec Proust dans le roman, risque aujourd’hui de le dévorer. Mais peut-être les héritiers du Nouveau Roman découvriront-ils, au-delà du temps, une question encore plus simple, encore plus capitale : qu’est-ce que vivre ? Ils seront alors contraints de rendre à la matière romanesque le poids, la douceur perdue des passions, et à douer leurs personnages de ce cœur que leurs aînés auront feint d’ignorer. Nous découvrirons de nouveau des héros vivants, complets, qui, tel Hamlet, nous résistent, ne nous rappellent personne, et pourtant nous parlent de nous. Car c’est au fond dans le personnage le plus singulier, le plus mystérieux, le plus différent du nôtre que nous nous retrouvons le mieux. *

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