• II - PORTRAITS : Julien Gracq (1/2)


     « Le 17 octobre 1793, ici même, à Saint-Florent-le-Vieil, 80 000 Vendéens ont franchi la Loire, poursuivis par les soldats de la Convention. Étendu sur un matelas, dans une maison du bas de la ville, M. de Bonchamp mourait. Lescure était grièvement blessé. Les Vendéens étaient sans chef. Ils ont élu La Rochejaquelein, qui n’avait que 31 ans… »
     Cette voix ouatée, secrète, qui chuchote la fin de ses phrases, est celle de mon ancien professeur d’histoire au lycée Claude-Bernard, Julien Gracq. À cette époque, ses élèves ne connaissaient pas ce nom. Nous ne savions rien de lui. Sa réserve nous intimidait. Il avait le sourire trop rare, le regard trop froid. Nous pressentions un mystère. Ce mystère, qui avait inquiété une classe de première, passionna d’un seul coup le monde littéraire et son public. Mais en vain. Les chasseurs d’échos revinrent la carnassière vide. Le Rivage des Syrtes se replongea dans le silence, et son étrange auteur dans la paix de sa solitude.
     Sur une terrasse jonchée de plantes vertes, face à la Loire, non loin de la maison où mourut Bonchamp, Julien Gracq me parle de son dernier livre, Un balcon en forêt. Le soleil se couche. La Loire a des reflets de cuivre. Une barque dérive sur ce fleuve paresseux. De l’autre côté, au ras des collines, monte la première brume de septembre ou, peut-être, la fumée du dernier feu d’herbe. Ce paysage tiède, languide, où est né Julien Gracq, s’enfonce peu à peu dans la rive.
     – Je n’ai jamais songé à situer ici mon dernier livre, dit-il. Je préfère les régions que je connais moins et que j’essaie de réinventer, la Bretagne par exemple, ou, pour Un balcon en forêt, les Ardennes – qui ont du reste une certaine parenté avec la Bretagne.
     – Les paysages jouent d’ailleurs un très grand rôle dans votre œuvre. Julien Green écrit dans son Journal que ses romans naissent toujours d’un personnage. Bernanos disait qu’il écrivait pour retrouver coûte que coûte la source d’inspiration, l’émotion première dont avait jailli son livre. Comment est né Un balcon en forêt ?
     – De l’image des Ardennes, probablement. Et du souvenir d’un certain climat. Peut-être même cette image a-t-elle déterminé les héros et l’intrigue du récit – car c’est un récit, j’insiste là-dessus, et non un roman.
     – Pourquoi avez-vous rompu, dans ce récit, avec la tradition « onirique » de votre œuvre ?
     – Quand les choses ou les situations se mettent à rêver tout éveillées, le rêve proprement dit y trouverait peut-être mal son insertion. Et cette guerre, telle que je l’ai vécue du moins, était somnambulique. L’impression d’irréalité était par moments extrêmement forte. D’ailleurs, Un balcon en forêt peut fort bien s’apparenter au Rivage des Syrtes. Le thème central, l’attente de la guerre, peut-être de la mort, en est le même. J’ai été extrêmement frappé par le climat qui régnait en France pendant les années 1939-1940, cette impression d’être au bout du rouleau, de laisser courir cette désintégration consentie. On attendait l’événement avec une espèce de stupeur magique, comme une fin du monde indéfiniment suspendue. Tant et si bien qu’on avait fini par s’y faire : à l’intérieur, on ne parlait presque pas de la guerre.
     
     Nous descendons l’escalier de pierres blanches, longeons le quai pour aller dîner à l’« Hôtel de la Loire ». Un petit vent s’est levé, que l’on devine au clapotis de l’eau contre les arches du pont. Je vais poser à Julien Gracq la question que les critiques n’ont pas su résoudre, et qui inquiétera sûrement les lecteurs d’Un balcon en forêt : le héros de ce livre, l’aspirant Grange, commande un blockhaus près de la frontière belge. C’est une position sacrifiée d’avance, et il le sait. Son capitaine lui propose une mutation ; il refuse. Est-ce pour rester près de Mona, la jeune veuve qui vit dans un chalet voisin, et dont il est devenu l’amant ? Est-ce l’attrait du danger, de la mort ?
     – Non, répond Julien Gracq. Il s’arrête, hésite, plaque les mains contre un mur imaginaire. Ce n’est pas si clair. C’est plutôt le besoin pour Grange de coller à cette frontière… de rester sur place.
     – Mais pourquoi ?
     – Il faudrait le lui demander, dit-il en souriant. Je suppose que si je voyais lucidement mon livre, ses motifs profonds, je ne l’aurais pas écrit. Tout de même, vous avez bien dû expliquer autrefois à Claude-Bernard le passage de Chateaubriand « Levez-vous vite, orages désirés… ». Ce n’est pas de la littérature. L’ombre portée d’un grand événement, catastrophique, qui s’approche, est à la fois vénéneuse et étrangement attirante – et je parle d’ailleurs, quelque part dans ce livre, du mancenillier.
     Pourtant, certaines réactions de Grange laissent deviner qu’il s’agit moins d’un choix délibéré que d’une espèce d’envoûtement, une véritable fascination de l’immobilité. « Ce n’était pas le danger qui le préoccupait en cas de vraie guerre, c’était le mouvement. » Il accepte d’avance un cataclysme géant, universel, dont nulle fuite ne le préservera. « D’où pouvait venir, se demande-t-il, que cette guerre-ci touchât le monde d’une pareille maladie de langueur ?… On n’attendait rien, sinon, déjà vaguement pressentie, cette sensation finale de chute libre, qui fauche le ventre dans les mauvais rêves et qui, si on eût cherché à la préciser, se fût appelée le bout du rouleau. »
     Au fond, tous les personnages de Julien Gracq subissent cette obsession de la fatalité, qui évoque l’apathie d’Hamlet, et que le monde moderne appelle l’angoisse. L’histoire est devenue synonyme d’angoisse. Chez Jean-Paul Sartre, c’est une idée abstraite, cérébrale, qui feint de s’incarner dans un vocabulaire cru. Chez Gracq, au contraire, c’est une sensation trop précise et concrète, qui se dissimule dans le rêve. Si Un balcon en forêt ne se situe pas dans l’irréel, c’est que la réalité, cette fois-ci, dépassait le rêve. Grange est un Œdipe qui a déjà reconnu sa mère et qui ne se révolte plus.

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