• II - LE SWING DES CHOSES (4)

    Les grands jazzmen sont les personnages les plus littéraires du XXe siècle. Ces nègres sont à la fois de grands créateurs et les immenses acteurs d’une histoire unique, les symboles vivants d’un des plus grands bouleversements éthiques et mystiques de tous les temps ! Il ne faut pas croire que les jazzmen sont de simples musiciens. Ils ne sont pas tout à fait réels. Ce sont des espèces d’allégories. Peut-on considérer Fats Navarro par exemple comme autre chose qu’une Allégorie ? Et quand j’emploie le présent, je suis conscient de faire une faute, puisque tout cela est maintenant terminé, bien terminé…
     Le Jazz est mort.
     Au musée, comme la peinture italienne de la Renaissance : ça ne l’empêche pas d’être bien vivante. Ce que je veux dire, c’est que le Jazz est une histoire close, une excroissance dans l’humanité. Ce fut la prise de conscience du swing dans le monde, ça existera toujours, mais les créateurs ne sont plus… Le sadisme est éternel mais Sade est mort en 1814.
     On est obligé de jouer au vieux con avec le Jazz. C’est l’histoire qui veut ça. Si le dixieland, c’est l’âge de pierre, le be-bop, c’est le moyen âge… Il est une tentation très justifiée qui fait dire que le Jazz est fini : il n’avancera plus. Et l’impasse du free-jazz n’en est pas responsable : il ne faut pas lui mettre tout sur le dos à ce pauvre désir de brouillon, il avait ses raisons : ça restera dans l’histoire, la naturelle mise en scène musicale d’une bagarre politique : la musique n’y a rien appris.
     Non, le bât blesse à d’autres flancs. Quelle est cette pêche qu’on nous fait passer pour de la magie ? Ça regorge de bons jazzmen, d’excellents exécutants, on connaît aujourd’hui mieux son instrument, tous les styles sont absolument maîtrisés, retravaillés, compris. Soixante mille Coltranes vous descendent tous les clichés que vous souhaitez ! Et le moindre petit alto de cambrousse connaît son Parker sur le bout des clés. C’est la Compétence incontestable !
     Ça ne suffit pas. Je loufe de gros « hélas »… Si la flamme est réattisée bien consciencieusement par de bons ouvriers zingueurs, le fluide s’est dissous. Perdues dans de nouvelles directions ou rétrogradant, contrites ou nostalgiques, les jeunes générations de musiciens n’ont rien à dire : il faut le dire.
     Pressés, blasés, arrivistes, techniques, fanatiques, hésitants, imbus ou naïfs, je n’ai vu que ça dans ma vie, que ces pléiades de nouveaux monstres dont le désarroi serait souvent pitoyable si la vulgarité et la frime n’en retenaient l’élan.
     L’Âge des Sourciers est révolu ! Dilué le magnétisme ! C’est triste de voir cette nouvelle génération de jazzmen si dépourvue. Je parle bien compréhensiblement des Américains. Le cas détestable des petits enfoirés eurasiens qui tripotent des saxos n’étant en aucune façon effleurable !
     Oui, mon père me fait chier pour que je gratte la guitare comme Freddie Green. Il dit que je suis le seul à savoir le faire en France. Ce n’est pas une raison pour devenir musicien, fréquenter ces connards vulgaires et incompétents. En France, il n’y a que des orchestres de remplaçants. Je trouve que c’est d’une vanité inconcevable que d’espérer avoir quelque chose à dire devant l’orchestre, en solo. Ne nous leurrons pas, non seulement nous sommes blancs, mais nous sommes français ! La France ! Le pays du camembert et de Roger Gilbert-Lecomte ! À part le Jazz, la musique musette est ce qui se rapproche le plus du Jazz. L’accordéon à boutons, c’est trop bon ! Le peuple swingue toujours.
     Soyons sérieux : je place trop le Jazz à sa véritable importance pour jouer avec moi-même, prendre mon petit plaisir, éjaculer pour la millionième fois mes suites de tics éculés par les Américains depuis trente ans dans tous les styles. On n’a vraiment rien à dire. Même ce sale vaniteux pied-noir de Martial Solal, tout doué qu’il soit, n’a proportionnellement strictement rien à dire. Les autres, c’est même pas la peine de chercher leurs noms… Nous autres, on ne peut que descendre des notes vainement, sans rien créer de nouveau : si c’est pour ça, ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas suicidaire à ce point. Le Jazz, c’est pas une bonne rigolade entre copains.
     Alors, que nous reste-t-il ? Les rythmiques ? Là se voit un désastre pire. Les Européens, qui devraient toute la journée travailler leurs rythmiques pour accueillir dignement le dernier des nègres ivrognes qui ne sait même plus jouer, se sentent déshonorés ! Ça ne les passionnent pas de se soumettre aux négros… Quelques pianistes, deux trois bassistes et pas un batteur, voilà la situation. Un batteur français ! Voilà l’animal suprême, tout à fait inexistant de la plus inimaginable zoologie fantastique. Complètement introuvable. Il faut un certain estomac pour affirmer qu’il en existe un. Une certaine candeur. C’est ce qu’on peut trouver de plus abstrait aujourd’hui. Il n’y a pas de batteur de Jazz en France. Il n’y en a jamais eu. Il n’y en aura jamais. C’est une fumée. Une idée de batterie… Pendant qu’ils font des solos exactement comme un plombier range sa caisse à outils, Sam Woodyard, le plus grand batteur du monde crève d’hôtels en hôtels parisiens depuis dix ans.
     Quand je sors d’un club de Jazz parisien, je reste consterné un bon moment sur le trottoir. Ils n’ont pas joué une seule note de Jazz. En France, les musiciens de Jazz ne jouent pas de Jazz. Ils aiment le Jazz. On voit ces espèces de sonneurs de cor de chasse, ces joueurs de flageolet à la fête d’Aix-en-Provence, qui se prennent pour des saxophonistes, des trompettistes…
     En France, ils ne sont pas blancs, ils sont blêmes.
     J’ai une profonde antipathie pour les musiciens de Jazz français. Je trouve leurs prétentions et leurs sordides exigences à la mesure de leur médiocrité. Ce n’est pas du Jazz qu’ils jouent, c’est de la marche à pied. La France ne swingue pas. C’est une sous-préfecture : c’est mon parc pour pisser. Pour faire du Jazz, il faut chier dans le trou. Pas s’asseoir à côté. Ils s’obstinent à jouer une musique traditionnelle fade ou la caricature de ce qu’a fait Omette. Le « free » est à la musique ce que l’algèbre est à la science. Des formules à n’en plus finir…
     Tous, tous, ils jouent comme des arrosoirs. Il faut absolument leur décerner le Poireau d’Or ! Il y a même maintenant des petits connards d’opportunistes, des découvreurs de lunes qui s’entichent de bip-bop ! La nouvelle génération de jeunes cons, genre étudiants de fac blasés et imbus, complètement XIXe siècle, qui se décomposent plus que leurs accords. Ils confondent dextérité et technique. Future tournure ! Ça va être du sous-sous-Parker-sous-catégorie. C’était le piège dans lequel il ne fallait pas tomber. Ils vont prendre tous les thèmes de Parker et les vider minutieusement de sens. Cent Birds par jour. Bird d’Asnières, de Lens, de Carpentras ! Voilà qui se prépare un orage sous-bopien. Ils forment des orchestres très copernuls semblables à une pendule privée (depuis toujours) de son balancier. À Paris, ils sortent la nuit comme des taupes dans des galeries légèrement éclairées. La plupart parce qu’ils sont métèques se prennent pour des Noirs. Ils s’amusent bien ? On ne joue pas avec la musique. Merde ! s’ils veulent se défouler, qu’ils aillent sur un terrain de foot, mais qu’ils ne s’occupent surtout pas de Jazz !!!
    À quand la Jam Cession ? Ici les soufflants se prennent pour des solistes, des « arrangeurs », des créateurs, alors que ce ne sont que des suiveurs de suiveurs de suiveurs qui refusent de se l’avouer. En Amérique, depuis la grande hécatombe des années soixante-soixante-dix, où plus des trois quarts des légendes sont mortes, c’est bourré de suiveurs, mais des suiveurs lucides et compétents dont la pléthore suffirait à rabattre les éventuels caquets. En Europe, où la seule issue possible serait la construction de quelques rythmiques valables, c’est le néant et le néant arrogant. Ils sont tous là, précipités, fiers de participer à la « Grande Parade », se frotter le croûton aux Aulx Géniaux ! Ça leur berne la berlue, la même grosseur de nom sur l’Affiche, le cachet !… Ah ! je les connais trop bien ces enculés ! Ils tiennent absolument à leurs petits solos merdiques, hérissés de clichés dont ont du mal à s’empêcher de pouffer les nègres les plus charitables. Quand les ricains viennent ici en vacances, ils rigolent bien doucement de la nullité des Européens, même des plus grands. Seulement, ici, ils sont considérés : ce sont les rois nègres, alors ils patientent jusqu’au prochain vol où ils retrouveront le vrai feeling. « La France, c’est le camp de concentration du Bon Dieu », disait Paul Morand. C’est vrai aussi pour le Jazz. Faire mon chorus ! Maman, j’ai envie de chorusser !… C’est long trente-deux mesures, mon petit ! Très long ! Trente-deux mesures, c’est l’éternité… Ils croient que c’est une histoire drôle : il y en a qui font même exprès de jouer un peu faux, pour faire rigolo ! C’est pas vraiment faux, c’est pire : on arrive toujours à prouver que tout est juste alors qu’en vérité c’est faux : c’est faux à l’oreille de l’homme sinon à celle des mathématiques… Car ils sont soi-disant savants ! Seulement après le Noir, quand c’est leur tour de jouer, on dirait un déraillement de train : on devrait mettre des panneaux dès qu’ils embouchent leurs instruments, dès que le « solo » commence : FIN DU JAZZ.
     La France du Jazz, c’est le théâtre d’une seule pièce : Ce soir, on n’improvise pas.

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