• II - LE SWING DES CHOSES (3) 3/4

    Voyez le be-bop, cette tragique traînée de visionnaires, sur les années quarante-cinquante. Ce fameux bop, l’une des plus importantes révolutions esthétiques du XXe pour lequel ont crevé tant de types, les uns après les autres. Tous acteurs de ce Super-Surréalisme ! Peut-être les jazzmen sont-ils alors les vrais surréalistes, si ce mot avait déjà pu signifier quelque chose. Peut-être ont-ils découvert quelque chose dans ce sens-là ? Ou plus encore, le be-bop, ne serait-il pas une sorte de Grand Jeu ? Le Be-Bop est le Grand Jeu du Jazz.
     Ce n’est pas un hasard si le standard préféré de Parker s’appelle Out of Nowhere. Hors de Nulle Part, quel programme ! Pas seulement n’importe où loin du monde, mais en dehors d’ailleurs : on voit très bien ça dans le regard de l’Oiseau. Ou dans celui de Lester Young. Pathétiques œillades d’assistés grandioses, avec un parti pris d’irresponsabilité maladive et irréductible qui ne trompe pas. D’ailleurs, la très légère teinte de roublardise qui passe sur l’abrutissement est une caractéristique nègre-américaine. Les Noirs de Jazz, à la fois profondément détendus et toujours sur la défensive, ont inventé chez l’homme ces proportions nouvelles de dégénéré coquin. Bud Powell, roi shakespearien du piano, avait l’infantilisme second qui seul certifie l’irrécusable génie total. Infirme pour tout ce qui est au-delà des quatre-vingt-huit touches. Après la quatre-vingt-huitième, il ne veut plus rien savoir. On voit très bien cette façon calme de donner à sa musique une intensité, un nœud furieux que la carrure, la tête, le regard, les doigts ne dévoilent pas.
     C’est-à-dire que ces types ressemblent davantage quand on les lève de leurs instruments à des hommes troncs qu’on prive de leurs brouettes, qu’à des êtres humains… Autrement dit, le terme Bud au Piano ou Monk au Piano : ça ne veut rien dire. C’est plutôt Piano au Monk qu’il faudrait dire ! Ce sont des poumons d’acier débranchés… Des dialyses, si vous voulez… Il faut qu’ils reviennent le plus vite possible reprendre leur souffle, comme certains batraciens qui vivent sous l’eau mais qui, au bout de dix minutes, sont obligés de remonter à la surface pour s’époumoner…
     J’ai amassé des documents et des témoignages sur ça : il faut être un fou comme moi pour se rouler avec plaisir dans leur inertie post-instrumentale, pour y trouver un enseignement alors que la plupart ont compris qu’après la fin du concert, les musiciens noirs sont invivables, c’est-à-dire qu’il est aussi impossible de vivre avec eux que de les regarder vivre : tout le monde est vite découragé puis terriblement déprimé de se buter à ces icebergs dont l’esprit nous échappe. Car, l’impossibilité de communiquer avec eux n’est pas due seulement à l’environnement, les problèmes de langue, la fatigue ou la drogue. Les grands musiciens classiques, qui sont quand même musiciens – et je n’en veux pour preuve que la façon dont ils se servent de leurs instruments-, ne donnent pas l’impression d’être des bêtes amorphes incapables de s’exprimer sans leur piano. Tout est là. L’Abîme bée là. C’est justement ce que je trouve terrible chez les jazzmen, ce qui prouve leur supériorité indiscutable sur tous les autres êtres vivants de la planète : cette espèce d’incompétence, d’ignorance, d’apathie hypotonique pour tout ce qui ne concerne pas la musique. Ils ne sont rien en dehors de la musique, et la musique étant la seule chose valable dans le monde, ils sont constamment dans la vérité : c’est tout le reste qui est insignifiant, tout le reste parce que ce n’est pas musical, ça ne veut textuellement rien dire. Sam Woodyard a du mal à couper sa viande. Monk savait à peine prendre le métro. On est loin des poissons dans l’eau d’aujourd’hui, actifs et mondains, sinueux et fortiches, habiles et débrouillards : il n’y a que les escrocs qui sont débrouillards. Dans l’existence, il y a les papillons et les hippopotames. Ariel, c’est peut-être un papillon, mais ça reste Ariel. L’Hippopotame, c’est Shakespeare. À la limite, on pourrait dire que les Ariels du Jazz n’ont aucune légèreté. C’est ça qui fait d’eux les plus forts, les plus grosses masses du mystère humain. Ce n’est pas un problème mais une question. Pas une question embarrassante mais une question embarrassée : qu’est-ce que c’est que ces types-là ?
     Les génies sont des travailleurs acharnés dans une seule direction. Parce qu’ils sont tellement fous de ce qu’ils font qu’ils ne s’arrêtent plus. Ce sont des entêtés. Ils ne pensent plus à rien. Totalement vidés dans la chose jusqu’à en crever. Il n’y a pas de secret. Ce ne sont même pas des travailleurs vraiment. Un rein travaille-t-il ? Un gland qui jouit, cela lui coûte-t-il ? C’est vital pour eux. C’est ça ou la mort. Et quand ce n’est plus ça, c’est la mort. C’est comme si on dit qu’une fourmi est travailleuse. Elle fait ça par instinct, sans le savoir, elle porte le grain dans le noir, elle ne sait même pas que l’hiver va être froid.
     Tous ces types sortent ainsi des choses plus ou moins abîmés. C’est leur génie. On retrouve d’une façon ou d’une autre dans leur jeu cette étrange conception de l’espace et du temps. Il n’est pas remarquable que de tous, ce soit Monk qui ait donné à cette recherche cosmique toute la noblesse qu’elle exigeait. Lui seul, parmi tous les créateurs géniaux d’univers spécifiques comme Basie, Duke, Miles, Parker, Mingus, Bud, a poussé par une rigueur exemplaire le Jazz dans ses derniers retranchements. C’était prévisible dans toute sa musique, et son retrait total n’en a été que plus bouleversant.
     L’absence, le silence, la fermeture de Monk n’est pas un problème, mais un véritable mystère, à tous les sens du mot. Comme sa musique, Monk est devenu clos. Circulairement clos. Monk est devenu un thème de Monk, quelque chose comme Straight No Chaser ou Friday the 13th.
     C’est-à-dire que pendant dix ans à New York, dans la villa de von Sternberg, béant sur la baie d’Hudson à quelques mètres d’un Steinway demi-queue, parmi les deux cent cinquante chats qui bondissent partout, chez cette femme extraordinaire qu’est la baronne Nica de Kœnigswarter de Rothschild qui a fait dans ce siècle à elle seule le travail de tous les Médicis réunis, protégeant tous les musiciens et se laissant irradier par eux comme une grande plante délicate et rare fait la gloire de toute la serre, et dont une biographie plus tard racontera en détail les équipées hallucinantes, la dramaturgie, les bouleversements magiques et la beauté quasi cinématographique qu’elle a donnée délibérément à toute sa vie, Monk attendait d’être assez fermé pour mourir.
     Un jour, elle a guidé Thelonious par le bras glacé avec son Coca-Cola comme ça doucement, il a titubé très lentement, a dégagé un peu de neige encore et, imperturbablement, est allé se coucher pour des années, après avoir quitté le domicile conjugal sous prétexte que ses enfants y avaient introduit à son insu un disque des Beatles. Il y avait quelque part dans le monde, tandis que les guerres se ridiculisent, que les modes font rage, que la science passe le temps, que connards et génies se succèdent dans la mort, que des milliers de sexes crachent leur pus, que la peinture crève, que la littérature se vide et surtout que le jazz régresse absolument, et régresse mal, comme un gros crabe sale qui marche sur une plage, un type qui a dit non ! Qui lançait toute sa givrerie sur les hommes, les choses, sur autre chose.
     C’était un immense nègre, colosse et boréal, d’une sveltesse de joueur de basket, couché dans le lit d’une petite chambre, en pyjama bleu royal, fixant le plafond, l’écume de sa gueule tordue formant des croûtes autour de son rictus célèbre. Un bison noir qui restait là sans rien faire, sans rien dire, refusant de bouger… En plein New York, parce que c’est là que doit se mener tout le combat, c’est là que ça se fait, c’est là que ça ne se fait pas.

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