• I - CONTRE L’INDIFFÉRENCE (2)

     Ce monde d’impuissants

    Ça y est. La nouvelle est officielle : on a pêché La Truite de Schubert. L’animal n’a pas pesé lourd entre les mains d’un compositeur moderne – qui a conservé la musique, mais en la rythmant, en lui donnant du nerf, et récrit le poème : cela s’appellera désormais Le Twist de Schubert. Un grand chanteur de twist l’a récemment présenté lui-même à la télévision. C’était un plaisir de voir sa jambe gauche se tordre et se déplier comme un poisson dans un filet. Les mélomanes se réjouiront sûrement de cette preuve que la musique classique ne se démode pas. D’autant qu’il y a encore bien des filons à explorer, les chœurs de la Neuvième par exemple, qui sont très dansants. *
    Ce qu’il y a d’original dans le twist, ou dans son jeune rival le madison, ce n’est pas tant la laideur des mouvements que la solitude des danseurs. On ne se touche pas ; on ne se regarde pas ; on n’est deux que par habitude. Chacun garde les yeux rivés sur les convulsions de ses propres hanches et ne relève qu’avec effort, lorsque la musique s’arrête, un regard fanatique et brouillé. Certains paraissent même avoir retrouvé le secret des danses primitives et, grâce à la subtile cadence de leurs déhanchements, parvenir au plaisir suprême. Puis on revient s’asseoir à sa table, on souffle, on attend sans parler la prochaine danse. Étrange société moderne, dont les membres ne peuvent plus ni supporter leur isolement ni échapper à leur solitude ! Il y a trente ans, sans doute leurs pères fréquentaient-ils aussi les boîtes de nuit, mais l’œil allumé, la pochette coquine, cherchant au moins une compagne de plaisir. Aujourd’hui la communication semble devenue impossible, même dans le plaisir. Les jeux les plus en vogue sont ceux auxquels on peut jouer seul : le bowling, le karting, et surtout cette invention bénie, au pied de laquelle se ruent, à peine sortis du lycée ou du bureau, des armées de solitaires brusquement dépaysés par leurs loisirs : la machine à sous. Chaque soir, des milliers d’adorateurs viennent offrir leur obole au doux monstre cliquetant et le saluer de leurs contorsions rituelles, en le pressant à petits coups amicaux de leur ventre et de leurs poignets. Ils restent là des heures, immobiles, secoués de légers spasmes, fixant les hoquets de la bille d’argent. Qu’attendent-ils ? Quel charme les retient ? Ils ne peuvent même pas espérer perfectionner leur technique, car ce n’est pas un jeu d’adresse, ni battre un concurrent puisque chacun joue seul. Je crois simplement qu’ils passent le temps, que la grande obsession des hommes d’aujourd’hui est de trouver non des distractions qui les amusent, mais des passe-temps, des habitudes, des occupations dont la monotonie s’accorde à l’effrayante neutralité de leur âme. Le twist, la machine à sous ont l’avantage de les accaparer sans les contraindre à l’effort de penser, d’inventer ou de donner – l’avantage, en somme, de les débarrasser d’eux-mêmes, spectacle ennuyeux où il ne se passe jamais rien, pareil à un film nouvelle vague. *
    Car ces isolés ont peur de la solitude. Non que leur imagination la peuple de cauchemars, au contraire : leur imagination est en panne, elle a cessé de remplir sa fonction vitale, qui est de nous protéger du silence et de la nuit, de faire parler la réalité, cette réalité muette, transparente, insignifiante, que seuls nos rêves parviennent à matérialiser, à rendre supportable. Les plus ambitieux ont beau faire l’apologie du réel – nouveau roman, musique concrète, défoulement… –, ils ne rassurent personne. L’étude détaillée, l’examen désespérément scientifique d’un objet ne nous le rendent pas plus cher, mais seulement plus inhabité, plus irritant, plus étranger. Les plus avancés ont beau se féliciter de la mort des dieux, des mythes et des rêves, et saluer l’avènement triomphal de l’humanité – le beau résultat ! Peut-être les dieux et les rêves apportaient-ils justement ce qui manque le plus à l’homme moderne : un moyen de se séduire soi-même. La morale, en nous persuadant que nous étions l’enjeu souverain de la lutte du Bien et du Mal, offrait au moins l’avantage de nous faire croire à notre importance. Chacun savait comment se plaire… Tandis qu’aujourd’hui, au beau royaume des humanistes, les hommes ne se sont jamais tant méprisés. C’est le comble de l’ironie que nous ayons attendu de ne plus croire à l’autre monde pour découvrir la vanité de celui-ci et le peu de prix de ceux qui l’habitent. On voudrait se plaindre, mais de quoi ? Les héros d’un certain cinéma moderne – James Dean par exemple – sont des bègues, presque des muets, des êtres qui ne savent pas où ils ont mal, qui ne peuvent même pas décrire leur douleur et qui désespèrent non de la vie, mais de leur impuissance. *

    Monde d’impuissants ! On feint de dénoncer l’érotisme moderne, mais nous sommes loin des luxueuses orgies de Rome, où une société déchaînée, ivre de la chute, allait au moins jusqu’au bout de ses folies et de ses vices. Notre folie est plus discrète, mais plus profonde. Un homme capable de rester durant des heures à plier et déplier une jambe ou à tapoter une machine à sous me paraît finalement dans un état de démence beaucoup plus avancé qu’un débauché ou un ivrogne. Ceux-là cherchent au moins des remèdes, des techniques de la béatitude. À leur manière, ils protestent encore, ils se débattent. Tandis qu’aujourd’hui, résignés à ne plus parler, à ne plus rien attendre, les lèvres closes et le regard gelé, certains êtres semblent avoir atteint une sorte d’état d’hypnose continue, grâce auquel ils ne sentent même plus l’ennui qui les y a jetés. « Twist… Twist… Twist again ! »
    Car ces isolés ont peur de la solitude. Non que leur imagination la peuple de cauchemars, au contraire : leur imagination est en panne, elle a cessé de remplir sa fonction vitale, qui est de nous protéger du silence et de la nuit, de faire parler la réalité, cette réalité muette, transparente, insignifiante, que seuls nos rêves parviennent à matérialiser, à rendre supportable. Les plus ambitieux ont beau faire l’apologie du réel – nouveau roman, musique concrète, défoulement… –, ils ne rassurent personne. L’étude détaillée, l’examen désespérément scientifique d’un objet ne nous le rendent pas plus cher, mais seulement plus inhabité, plus irritant, plus étranger. Les plus avancés ont beau se féliciter de la mort des dieux, des mythes et des rêves, et saluer l’avènement triomphal de l’humanité – le beau résultat ! Peut-être les dieux et les rêves apportaient-ils justement ce qui manque le plus à l’homme moderne : un moyen de se séduire soi-même. La morale, en nous persuadant que nous étions l’enjeu souverain de la lutte du Bien et du Mal, offrait au moins l’avantage de nous faire croire à notre importance. Chacun savait comment se plaire… Tandis qu’aujourd’hui, au beau royaume des humanistes, les hommes ne se sont jamais tant méprisés. C’est le comble de l’ironie que nous ayons attendu de ne plus croire à l’autre monde pour découvrir la vanité de celui-ci et le peu de prix de ceux qui l’habitent. On voudrait se plaindre, mais de quoi ? Les héros d’un certain cinéma moderne – James Dean par exemple – sont des bègues, presque des muets, des êtres qui ne savent pas où ils ont mal, qui ne peuvent même pas décrire leur douleur et qui désespèrent non de la vie, mais de leur impuissance. *
    Monde d’impuissants ! On feint de dénoncer l’érotisme moderne, mais nous sommes loin des luxueuses orgies de Rome, où une société déchaînée, ivre de la chute, allait au moins jusqu’au bout de ses folies et de ses vices. Notre folie est plus discrète, mais plus profonde. Un homme capable de rester durant des heures à plier et déplier une jambe ou à tapoter une machine à sous me paraît finalement dans un état de démence beaucoup plus avancé qu’un débauché ou un ivrogne. Ceux-là cherchent au moins des remèdes, des techniques de la béatitude. À leur manière, ils protestent encore, ils se débattent. Tandis qu’aujourd’hui, résignés à ne plus parler, à ne plus rien attendre, les lèvres closes et le regard gelé, certains êtres semblent avoir atteint une sorte d’état d’hypnose continue, grâce auquel ils ne sentent même plus l’ennui qui les y a jetés. " Twist… Twist… Twist again !" *

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin

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