• X. DE L’ÉTAT DU TRAVAIL À L’ÉTAT CULTUREL (3/3)

    5. LES DANGERS DE LA TECHNIQUE

    Où mènent les exigences éthiques lorsqu’elles sont aveugles aux nécessités techniques — c’est ce qu’a montré le déroulement de la Révolution russe ;où mènent les progrès techniques lorsqu’ils sont aveugles aux nécessités éthiques — c’est ce qu’a montré le déroulement de la Guerre mondiale.

    La technique sans l’éthique mène aussi bien à des catastrophes que l’éthique sans la technique. Si l’Europe ne fait aucun progrès en termes éthiques, elle titubera nécessairement d’une guerre mondiale en une autre : lesquelles seront d’autant plus épouvantables que la technique se sera davantage développée entre temps. L’effondrement de l’Europe est également inévitable si elle ne règle pas le pas de son progrès éthique sur celui de son progrès technique. Cependant il serait aussi risible et lâche de combattre et maudire la technique en tant que telle à cause de la possibilité de catastrophes culturelles techniques — qu’il serait risible et lâche d’éviter et proscrire le chemin de fer à cause de la possibilité des accidents de chemin de fer.

    Pendant que l’Europe développe l’Etat du travail, elle n’a pas le droit d’oublier de préparer l’Etat culturel. Les émissaires du développement éthique : les professeurs et les prêtres, les artistes et les écrivains — préparent les humains au grand jour de fête, qui est le but de la technique. Leur importance est aussi grande que celle des ingénieurs, des chimistes, des médecins : ceux-ci mettent en forme  le corps de la culture à venir — ceux-là l’âme. En effet la technique est le corps , et l’éthique l’âme de la culture. C’est ici que réside leur opposition — ici que réside leur parenté. —

    L’éthique enseigne aux humains le juste usage de la puissance et de la liberté, que la technique leur accorde. Tout abus de puissance et de liberté est plus fatal aux humains que l’impuissance et l’absence de liberté : de par la méchanceté humaine, la vie dans la future période d’otium pourrait devenir encore plus affreuse que celle dans factuelle période de travail forcé  dépend de l’éthique que la technique mène les humains aux enfers ou aux deux.

    La machine a une tête de Janus : manipulée avec esprit, elle sera l’esclave de l’humain du futur et lui assurera la puissance, la liberté, l’otium et la culture — manipulée sans esprit, la machine réduira l’humain en esclavage et lui volera le reste de sa puissance et de sa culture 56 . Si l’on ne réussit pas à faire de la technique un organe de l’humain — alors l’humain se réduira nécessairement à une partie de la machine.

    La technique sans l’éthique est un matérialisme pratique : il mène au déclin de ce qu’il y a d’humain dans l’humain et à sa métamorphose en machine ; il amène l’humain à se banaliser et à sacrifier son âme aux choses. Tout progrès technique  devient dommageable et sans valeur si l’humain, tandis qu’il conquiert le monde, perd son âme : il aurait alors mieux valu pour lui qu’il demeurât un animal.

    Tout comme parmi les peuples de guerre les armées et les guerres étaient nécessaires pour le maintien de la liberté et de la culture — de même le travail et la technique sont nécessaires sur les continents pauvres et surpeuplés pour le maintien de la vie et de la culture. L’armée doit cependant rester au service de buts politiques — la technique au service de buts éthiques. Une technique qui s’émancipe de l’éthique et se prend pour une fin en soi est aussi fatale pour la culture que l’est pour un État une armée qui s’émancipe de la politique et se prend pour une fin en soi : un industrialisme sans leader pousse tout autant la culture dans l’abîme — qu’un militarisme sans leader y pousse l’État.

    Tout comme le corps est un organe de l’âme, de même la technique doit se soumettre à la conduite éthique ; elle doit se garder de tomber dans l’erreur que l’art a commise par la proclamation de l’art pour l’art  ; car ni l’art, ni la technique, ni la science, ni la politique ne sont des fins en soi : tous ne sont que des chemins qui mènent à l’humain — à l’humain fort et accompli. —

    6. LE ROMANTISME DU FUTUR

    Lors des temps durs et difficiles, la nostalgie grandit et avec elle le romantisme.

    Notre temps aussi a donné naissance à un romantisme : partout naît la nostalgie pour des mondes lointains et plus beaux, qui doivent nous aider à surmonter la cruelle monotonie de nos journées de travail. Les centres de soin du romantisme moderne : cinémas, théâtres, romans, sont comme des fenêtres à travers lesquelles les travailleurs forcés de la maison de redressement européenne peuvent jeter un oeil dans la liberté . —

    Le romantisme moderne a quatre formes principales :

    Le romantisme du passé, qui nous renvoie dans des époques plus colorées et plus libres de notre histoire ;

    le romantisme du lointain, qui nous découvre le grand Est et l’Ouest sauvage ;

    le romantisme de l’occulte, qui pénètre dans les domaines les plus fermés de la vie et de l’âme, et qui remplit le quotidien désertique avec des merveilles et des mystères ;

    le romantisme du futur, qui console l’humain du désolant aujourd’hui, à travers l’aperçu d’un lendemain doré.

    Spengler, Kayserling et Steiner rejoignent ce romantisme moderne ; Spengler nous découvre les cultures du passé — Kayserling les cultures du lointain — Steiner le royaume de l’occulte. La grande influence que ces hommes exercent sur la vie de l’esprit  allemande découle en partie de la nostalgie romantique du peuple allemand, durement éprouvé, regardant dans le passé, le lointain et au ciel, pour y trouver une consolation. —

    L’imagination mène vers le passé, le lointain et l’au-delà — l’action, vers l’avenir. C’est pourquoi ni l’historicisme, ni l’orientalisme, ni l’occultisme n’agissent en tant que force effectivement motivante  de notre temps — mais plutôt le romantisme du futur : il a donné naissance à l’idée à’Etat du futur et avec elle a déclenché le mouvement mondial du socialisme : il a créé l’idée du surhumain et avec elle a déclenché la réévaluation des valeurs.

    Marx, le proclamateur de l’État du futur et Nietzsche, le proclamateur du surhumain, sont tous deux des romantiques du futur. Ils ne repoussent le paradis ni dans le passé — ni dans le lointain — ni dans l’au-delà : mais

    57 [NdT] À propos de la notion de vie de l’esprit, cf. Hegel.

    dans le futur. Marx prêche l’arrivée du royaume mondial du travail — Nietzsche l’arrivée du royaume mondial de la culture. Tout ce qui aujourd’hui se rapporte à Y Etat du travail, doit prendre position par rapport au socialisme — tout ce qui aujourd’hui se rapporte à la préparation de YEtat culturel, doit prendre position par rapport au surhumain. Marx est le prophète du lendemain — Nietzsche le prophète du surlendemain^.

    Tous les grands événements sociaux et spirituels de l’Europe actuelle se rattachent d’une façon ou d’une autre à l’oeuvre de ces deux hommes : la révolution mondiale, sociale et politique, est placée sous le signe de Marx — la révolution mondiale, éthique et spirituelle, est placée sous le signe de Nietzsche. Sans ces deux hommes, la face de l’Europe serait autre. —

    Marx et Nietzsche, les proclamateurs de l’idéal du futur, social et individuel, sont tous deux des Européens, des hommes, des personnes dynamiques. De la fixation de leurs idéaux dans le futur résultent la volonté et la nécessité de les réaliser par des actions. Leurs idéaux dynamiques incluent des exigences : ils ne veulent pas seulement instruire l’humain, mais aussi le contraindre ; ils tournent son regard vers l’avant, et agissent ainsi comme des recréateurs de la société et de l’humain. Dans leur polarité se reflètent l’essence de l’esprit européen et le futur du destin européen. —

    Le plus haut, l’ultime idéal du romantisme  du futur européen est : non pas l’abandon de — mais le retour à la nature sur un plan plus élevé. La culture, l’éthique et la technique sont au service de cet idéal. Après des centaines de milliers d’années de guerre, l’humain doit à nouveau faire la paix avec la nature et retourner dans son royaume ; mais non en tant que sa créature — plutôt en tant que son maître. En effet, l’humain est sur le point de renverser la constitution de sa planète : hier elle était anarchique, demain elle devra devenir monarchique. Une créature, parmi des milliards, est en train de s’emparer de la couronne de la création : l’humain libre et épanoui, en tant que maître royal de la Terre. —

     

     

     

     

     

     

     

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