• Vïï (30)

    Le philosophe n’arrivait pas à reprendre ses sens, et jetait des regards peu rassurés sur l’étroit repaire de la sorcière. Tout à coup le cercueil s’élança de sa place et, avec un sifflement aigu, se mit à décrire dans l’église des zigzags sans fin. Thomas le vit un moment presque sur sa tête, mais s’aperçut en même temps qu’il ne pouvait franchir le cercle tutélaire. Il multiplia les exorcismes. Le cercueil se précipita avec fracas à son ancienne place, y reprit son immobilité. Alors le cadavre, devenu d’un vert livide, se souleva ; mais, comme à cet instant même retentit le chant lointain du coq, il se recoucha aussitôt et le couvercle du cercueil se referma bruyamment.

    Le cœur du philosophe battait à se rompre ; son corps était couvert d’une sueur glacée ; mais, rassuré par le chant du coq, il regagna le temps perdu et s’acquitta de son office. Aux premières lueurs du jour le chantre vint le remplacer, assisté du vieux Iavtoukh qui pour le moment remplissait les fonctions de marguillier.

    De retour à son lointain gîte, Thomas fut longtemps à trouver le sommeil ; pourtant la fatigue le vainquit et il ne fit qu’un somme jusqu’au dîner. Quand il ouvrit les yeux, il crut avoir fait un mauvais rêve. Une pinte de brandevin qu’on eut soin de lui servir le remit à peu près dans son assiette : pendant le repas, sa langue se dénoua, il hasarda par-ci par-là quelques remarques et dévora presque à lui seul un cochon de lait d’assez belle taille. Cependant un instinct secret lui fit garder le silence sur les événements de la nuit ; aux questions que lui posaient les curieux, il répondit évasivement :

    « Oui, oui, j’en ai vu de drôles ! »

    Le philosophe était de ces gens que la bonne chère rend d’une extrême bienveillance envers l’humanité. Étendu par terre, il fumait sa pipe en crachant sans cesse et en considérant ses semblables avec une douceur sans pareille.

    Il profita de cette excellente disposition pour parcourir le village ; il prit langue avec presque tous les indigènes et s’arrangea si bien qu’il se fit chasser de deux maisons ; une accorte jeune personne lui donna même un grand coup de pelle sur le dos au moment où mû par un désir curieux il allait se convaincre par le toucher de quelle étoffe étaient faits son justaucorps et son cotillon. Mais plus le soir approchait, plus notre homme devenait soucieux. Une heure avant le souper, presque tous les gens de la maison se mirent à jouer aux kragli, sorte de jeu de quilles où les boules sont remplacées par de longs bâtons. Comme le gagnant a le droit de monter à cheval sur le perdant, ce jeu ne laissait pas d’offrir certains spectacles piquants : quelquefois le meneur de chevaux, large comme un flanc, grimpait sur le dos du porcher, petit bonhomme malingre et tout ratatiné ; d’autres fois c’était le meneur de chevaux qui présentait son dos, et Doroche en sautant dessus ne manquait jamais de dire : « Quel gros bœuf ! » Les gens plus posés fumaient leur pipe près de la cuisine et contemplaient les joueurs d’un air grave ; ils ne se déridaient même pas quand la jeunesse riait à se tenir les côtes d’une facétie de Spirid ou du meneur de chevaux.

    suite ...