• Vïï (19)

    Le centenier, barbon à moustaches grises, les traits empreints d’une morne tristesse, était assis devant une table, la tête appuyée sur ses deux mains. Il n’avait guère dépassé la cinquantaine, mais son visage bouleversé, sa pâleur cadavérique, témoignaient qu’un instant avait suffi à ravager son âme, que toute sa gaieté d’autrefois, toute sa vie bruyante avaient disparu pour toujours. À l’entrée de Thomas suivi du vieux Cosaque, il écarta une de ses deux mains et répondit d’un léger hochement de tête à leur profond salut.

    Thomas et son Cosaque demeuraient près du seuil à distance respectueuse.

    « Quel est ton nom et ton état, mon brave ? s’enquit le centenier d’une voix neutre.

    – Je m’appelle Thomas Brutus, boursier de mon état et élève de philosophie pour vous servir.

    – Et qui était ton père ?

    – Je n’en sais rien, noble seigneur.

    – Et ta mère ?

    – Je n’en sais rien non plus. J’ai dû en avoir une, bien sûr : le bon sens le veut. Mais qui était-elle, d’où venait-elle, quand a-t-elle vécu, aussi vrai que Dieu existe, messire, je l’ignore totalement. »

    Le centenier parut réfléchir quelques instants.

    « Comment as-tu fait la connaissance de ma fille ?

    – Sa connaissance, messire ?… Mais je vous jure que je ne l’ai jamais faite ! Parole d’honneur, jamais ! Depuis que je suis au monde, je n’ai pas encore eu affaire aux demoiselles. Que le bon Dieu les bénisse… pour m’exprimer poliment !

    – Pourquoi donc est-ce précisément toi qu’elle a choisi pour réciter les prières sur son cercueil ? »

    Le philosophe haussa les épaules.

    suite ...